Vous ne jurez que par le Mahâbhârata ou le Ramayana [2], vous étiez dans les seventies en pélerinage sur les rives sacrées du Gange, vous aimez les « Bollywooderies », de temps à autre vous relisez Siddharta d’Herman Hesse... il va falloir revoir vos classiques ! Altaf Tyrewala, jeune espoir des lettres indiennes, vient de publier un premier roman qui décoiffe. Aucun dieu en vue vous propulse de manière radicale dans l’Inde contemporaine à Mumbai (Bombay), au cœur de la communauté musulmane, pour qui les temps sont rudes. Cet auteur, qui est né dans cette cité monde en 1977 et qui y vit toujours, fait se succéder pas moins de 40 personnages qui « se passent la parole ». Les premières voix narratives donnent immédiatement le ton.
Madame Khwaja a abandonné la poésie pour se couler dans la peau d’une femme au foyer désabusée. Monsieur Khwaja regrette l’époque où cette dernière était poète, tout en se plaignant de l’indifférence de ses enfants. Ubaid, leur fils, hante les « contrées cybernétiques », faute de trouver un véritable foyer chez lui, tandis que sa sœur est en train de se dépêtrer avec un formulaire médical dans la salle d’attente d’un avorteur de banlieue. Jusque-là, tout va bien si rien ne va mal. Bref, une petite famille urbaine qui ne dépareillerait pas sur les bords de la Seine. Sauf qu’il fait chaud et que la clim tourne... Sauf que le docteur fait le désespoir de sa mère, qui s’est rendue à la Mecque pour accomplir le hadj et sauver son fils... Être un citoyen indien, avorteur et musulman, relève de l’héroïsme. D’ailleurs, son voisin jaïn, adepte de la non-violence, ne lui adresse plus la parole. Il est vrai qu’il va « jusqu’à ne pas manger de pommes de terre, car leur arrachage spolie et tue les insectes qui vivent dans la terre »...
Émule de Diderot
Il n’y a que Kaka, le père du « faiseur d’anges », qui travaille dans un magasin de chaussures, pour penser qu’« Allah n’existe pas, ni le paradis, ni l’enfer ». Son analyse du monde est des plus matérialistes, et il ne se remet pas de l’acte insensé de son épouse : « Quand l’estomac crie famine, qu’on n’a plus que la peau sur les os, l’argent est le seul dieu qui puisse répondre à nos prières. Comment faire comprendre ça aux idiots qui peuplent cette planète ? » Diderot serait-il passé par là ? Quant à Amin-Bhai, propriétaire de True Shoe et employeur de Kaka, il prépare discrètement son exil aux États-Unis, éreinté par les persécutions que subit la communauté, refusant de devoir baptiser ses enfants pour juguler l’ostracisme de ses frères indiens.
Le rideau est levé, l’histoire peut commencer. Acte II. Rien ne va plus. « Laisse-les bâtir leur Hindoustan réservé aux Hindous », s’apprête à lâcher Amin-Bhai en guise de congé à sa patrie. Si le nationalisme n’est pas le sujet central de l’ouvrage, il revient à maintes reprises, dans les propos des protagonistes ou dans les histoires narrées. On quitte les villages pour se réfugier dans les bidonvilles de Mumbai, on change de patronyme. Ainsi, Sohail Tambawala, âgé de 20 ans, pour pouvoir devenir avocat, confronté à la montée du terrorisme, a choisi de renaître sous le nom de « Jiten Mehra ». Bien que travaillé par une forme de culpabilité, le regard qu’il porte sur les siens comme sur le ghetto dans lequel il habite est féroce : « Et au-dessus de nos têtes flottent les cris amplifiés jusqu’à l’absurde du muezzin qui appelle les fidèles à la prière. Dans un enfer pareil, je présume que Dieu est lui aussi obligé de hurler pour se faire entendre. [...] Je laisse à d’autres le soin de nettoyer ce merdier qui donne envie de vomir. » Tous les individus que l’on croise ne sont pas aussi irrévérencieux à l’égard de la religion. À cet égard, Altaf Tyrewala ne cesse de multiplier les points de vue montrant une communauté duale.
Un tableau à la Bruegel
Par touches successives, il compose un tableau digne de Bruegel l’ancien, fourmillant de situations cocasses et de personnages hauts en couleur. Le lecteur emboîte joyeusement le pas du « tueur de formes de vie inférieure » (un boucher !) engagé dans une folle course-poursuite avec un poulet, pleure de rire en assistant à la délirante leçon d’un faux professeur d’ourdou [3]... À aucun moment, l’auteur ne s’apitoie, même lorsqu’il narre avec une plume alerte des épisodes empreints de gravité. Il suggère aussi, avec délicatesse, la complexité sociale et culturelle de ce pays à travers le monologue intérieur d’un vieillard harcelé par son petit-fils, qui veut savoir pourquoi il s’est converti à l’Islam. Le patriarche meurt sans piper mot. Sans doute, sa condition d’ancien « intouchable » l’a poussé à changer de religion, à l’instar de nombreux Indiens.
Tyrewala ne prétend pas peindre l’Union indienne, mais les facettes qu’il donne à voir dévoilent un pays à l’heure de la mondialisation, en perpétuel grand écart entre modernité et tradition, où l’on installe des bidonvilles sur le toit des buildings. Au passage, il ne manque pas de renvoyer en miroir les contradictions et les pièges occidentaux, dans lesquels versent les aspirants au « rêve américain », intoxiqués « par l’hyperconscience de soi psychologique », tombant ainsi de Charybde en Scylla. Le meilleur des mondes n’existe pas. Partout, désormais, sur la planète, il faut se confronter au réel, car les dieux sont on ne peut plus ingrats envers l’espèce humaine.
Tyrewala signe un livre courageux et profond, où jamais aucun de ses personnages ne cède vraiment au découragement. Pas un moment d’ennui ne guette le lecteur, littéralement emporté par cette polyphonie chatoyante, et il faut dire souvent hilarante, qu’on ne quitte qu’à regret. Une véritable prouesse pour une première œuvre, doublée d’une jolie leçon de littérature.
Notes
1. Traduit de l’anglais (Inde) par Marc Royer, Actes Sud, 202 pages, 20 euros.
2. Épopées sanscrites de la mythologie hindoue.
3. Langue du nord de l’Inde.