Pour ce gouvernement (comme pour le précédent), il n’existe pas de problème sans qu’une baisse d’impôt pour les riches n’en soit la solution. On se souvient que le pseudo-« plan de relance » de 100 milliards d’euros annoncé en septembre 2020 reposait sur 20 milliards d’euros de baisse des impôts de production. Désormais, pour répondre à la question de « l’épargne Covid », [1] qui doit être la clé de la reprise, le ministre de l’économie et des finances songe à défiscaliser les donations entre parents et enfants ou entre grands-parents et petits-enfants.
Bruno Le Maire a indiqué qu’un élargissement des défiscalisations des donations entre vifs est une piste à l’étude à Bercy. Pour lui, c’est une façon de corriger la rupture générationnelle qu’a causée la crise. « Les jeunes sont ceux qui ont le plus trinqué dans cette crise », affirme-t-il. En conséquence, permettre à leurs aînés de donner à ces mêmes jeunes des sommes épargnées par eux sans payer d’impôt lui « paraîtrait juste ». Au-delà de cette justice dont on mesurera tantôt le sens profond, ces donations auraient aussi un sens économique : les personnes plus âgées ont tendance à consommer moins que les plus jeunes. Favoriser la transmission des patrimoines serait donc favoriser la reprise de la consommation et le retour de l’activité à ses niveaux d’avant-crise.
Certes, la note de conjoncture de l’Insee parue le 11 mars [2] qui s’intéresse dans le détail à cette épargne Covid confirme la rupture générationnelle causée par la crise. Par rapport à février 2020, le patrimoine financier des 18-25 ans s’est en moyenne accru d’un peu moins de 1 000 euros, soit quatre fois moins que celui des plus de 60 ans. Or, en parallèle, les 18-25 ans ont consommé davantage que les plus de 60 ans. Leur niveau de consommation en décembre 2020 est ainsi seulement 2 % en deçà du niveau de février, contre près de 10 % pour les plus de 60 ans.
Le pari gouvernemental serait-il alors le bon ? Pas vraiment, car il manque un élément clé à ce tableau : la répartition par tranches de revenus. Ici, la situation est très claire : si l’on a davantage épargné dans toutes les classes de revenus, le gros de cette épargne a été accumulé par les plus riches. Ces derniers ont d’ailleurs profité, en plus, du rebond des marchés financiers (rebond largement subventionné par les banques centrales), puisque plus on est riche, plus son patrimoine est financiarisé. Ainsi, la moyenne de surcroît d’épargne des 25 % les moins bien payés est cent fois moindre que celle des 5 % les mieux payés (plus de 200 euros pour les premiers, plus de 20 000 pour les derniers).
Dès lors, et cela était déjà évoqué dans plusieurs études précédentes, le gros du surcroît d’épargne accumulée est détenu par les ménages très aisés. Les différences générationnelles cachent donc des différences de classe plus prononcées. Ou, pour être plus clair : la situation des « jeunes » n’est pas la même selon que ces derniers sont en bas ou en haut de l’échelle sociale. Les jeunes des milieux modestes sont clairement ceux qui ont le plus souffert de la crise : ils sont davantage précarisés et, en cela, n’ont pas pu bénéficier de l’activité partielle, et ils n’ont pas le faible filet de protection du RSA. Seulement voilà, Bruno Le Maire, qui, au nom de la lutte contre l’assistanat (« à 18 ans, ce que l’on veut, c’est un travail », avait-il proclamé), a refusé d’étendre le RSA aux moins de 25 ans, propose une mesure qui ne concernera pas les jeunes des milieux modestes, mais uniquement ceux des milieux les plus favorisés, ceux qui peuvent déjà bénéficier des transferts directs et informels de leurs parents.
Car de quoi parle-t-on exactement ? Aujourd’hui, les donations entre parents et enfants sont nettes d’impôts jusqu’à 100 000 euros (avec un bonus possible en numéraire de 31 865 euros) tous les 15 ans. Pour les grands-parents, le don défiscalisé entre vifs est limité à ces mêmes 31 865 euros (article 790B du code général des impôts [3], le CGI), mais, dans certaines conditions, notamment lorsque les grands-parents ont plus de 80 ans, ce don peut être doublé depuis la loi TEPA du début du quinquennat Sarkozy (c’est l’article 790G du CGI [4]). Bref, en définitive, les montants transmissibles potentiellement défiscalisables ne sont pas minces. À quatre petits-enfants, on atteint déjà le demi-million d’euros pour un couple de grands-parents.
Selon les services de Bercy, tout cela est beaucoup trop faible. Mais il faut alors bien comprendre la logique à l’œuvre : il s’agit de permettre une transmission défiscalisée de patrimoines considérables. Des transmissions qui n’auraient pas lieu sans cet effet d’aubaine fiscal, autrement dit des transmissions qui ne se justifient socialement que par leur défiscalisation. L’affaire concerne donc des grands-parents des classes sociales les plus aisées qui n’auraient pas « aidé » leurs petits-enfants sans cette défiscalisation. Dans cette histoire, il faut être clair : ni les grands-parents ni les petits-enfants n’ont besoin de cette somme. C’est juste une « bonne affaire » fiscale.
Or une partie de la jeunesse, elle, n’a guère les moyens d’épargner ou de songer à la transmission de patrimoines gigantesques. Elle doit survivre et on lui refuse le RSA, de surcroît en lui faisant la leçon. On lui impose une réforme difficile de l’assurance-chômage et, bientôt, peut-être, une réforme des retraites. Mais la priorité de Bercy est de donner des raisons fiscales de transmettre des patrimoines immenses. Alors même que les inégalités de patrimoine sont déjà très élevées en France [5]. Il faut bien reconnaître que c’est là une conception très particulière de la justice.
Mais sera-ce économiquement rentable ? Autrement dit, si l’on fait abstraction, comme le fait Bruno Le Maire, de la justice sociale, peut-on attendre de ce type de mesure un effet positif ? Après tout, si les riches ont le plus épargné, alors ils pourraient bien être ceux qui dépenseront le plus si l’on favorise les transmissions vers les jeunes. On retrouve évidemment là l’idée de la « théorie du ruissellement » dans toute sa naïveté et dans sa forme la plus basique : c’est la consommation des riches qui sauvera l’économie.
En réalité, rien n’est moins certain. Sans doute, une fois les restrictions sanitaires levées, les plus riches consommeront-ils à nouveau. Mais les plus modestes aussi. Et la réalité, c’est que les plus riches ne sont pas les « moteurs de la consommation ». Lorsqu’ils consomment, c’est rarement au bénéfice du plus grand nombre, l’économie n’étant plus, comme en 1850, dominée par cette consommation de luxe. Sans parler de leur empreinte écologique.
Au reste, jeunes ou vieux, lorsque le patrimoine des riches est massif, ils ne le consomment pas, ils le placent. Et c’est bien d’ailleurs pour cette raison que la pseudo-« théorie du ruissellement » a été un échec flagrant [6] : les plus riches ne savent pas quoi faire des sommes qu’on leur a données. Ils vont donc les faire circuler sur des marchés financiers dont les performances sont désormais quasiment garanties par les banques centrales ou sur des produits « innovants » comme les cryptomonnaies. Tout cela provoque un excès d’épargne, une faiblesse de l’investissement et une pression constante sur le travail.
Bref, cette mesure semble, comme toutes celles qui sont inspirées par le « ruissellement », vouée à l’échec. Ce dont la France d’après le Covid a besoin, ce n’est pas de donations défiscalisées entre les plus riches, mais bien d’un renforcement de son filet de sécurité social et d’une réorientation décisive de son économie. En soutenant les revenus des plus fragiles, en menant une vraie relance faite d’investissements massifs et de garanties économiques, on leur permettra de ne pas transformer leur épargne accumulée pendant la crise en épargne de précaution. On ne s’en remettra pas ainsi à une classe aisée dont les goûts et les priorités sont à des années-lumière de l’intérêt général.
Mais cette proposition doit permettre de tirer plusieurs conclusions. D’abord, comme on l’avait déjà constaté avec le « plan de relance », et contrairement à ce que la contrition télévisuelle d’Emmanuel Macron d’avril 2020 (« plus rien ne sera comme avant ») avait laissé penser, la pensée économique de l’exécutif n’a pas bougé d’un iota. Elle est néolibérale dans sa version la plus basique et la plus naïve, celle du « ruissellement ».
Ensuite, si cette théorie n’est pas une théorie économique, c’est qu’elle est simplement la couverture d’une politique de classe favorisant les plus aisés et, parallèlement, demandant aux plus modestes de s’ajuster. Et c’est ce qui s’applique ici : on favorise fiscalement des donations immenses entre riches en refusant l’élargissement du RSA aux 18-25 ans. Il n’y a là aucune contradiction : il s’agit bel et bien de maintenir vivante la subordination du travail au capital en favorisant le second par rapport au premier. On continue à faire croire que l’économie s’organise autour de la décision du capital de créer des emplois et on demande donc à l’État et aux travailleurs de faire des efforts pour justifier cette création. L’État se fait alors le serviteur du capital et le garde-chiourme du travailleur. Et c’est ainsi que la défiscalisation de la donation et le refus du RSA jeune sont les deux faces d’une même réalité.
Enfin, la dernière leçon à retenir, c’est que la lecture purement générationnelle de la réalité permet de faire passer cette politique de classe. En disant qu’il veut soutenir « les jeunes », Bruno Le Maire peut se permettre de faire l’économie des différences de patrimoines et de la diversité des situations. C’est une stratégie d’évitement de la vraie question des inégalités qui permet de faire passer pour une mesure de justice une mesure visant à accroître encore la richesse des plus riches.
Cette stratégie permet d’éviter l’éléphant dans la pièce de cette question du Covid : une fiscalité juste sur l’épargne et le patrimoine permettant d’organiser une relance socialement juste et écologiquement efficace. Mais, pour le gouvernement, cela ramène évidemment à sa faute originelle : celle des réformes fiscales de 2018. Et c’est ainsi qu’il doit tenter de faire croire à l’opinion publique que, face à une crise qui a encore davantage creusé les inégalités, il est urgent de faire encore des cadeaux fiscaux aux plus riches…
Romaric Godin