“Alors qu’un retournement incroyable de situation va se produire bientôt aux États-Unis, mes amis ne s’y intéressent pas, ils ne m’écoutent même pas. Ils m’évitent et ne lisent même plus mes messages sur Line [application de messagerie très populaire au Japon]. Du coup, j’ai jeté l’éponge…” Voici un message écrit sur Twitter par un internaute japonais, fervent partisan de l’ancien président américain Donald Trump, qui a même choisi un portrait du milliardaire comme photo de profil sur l’application.
En effet, il ne cessait de relayer des théories du complot selon lesquelles Joe Biden serait arrêté ou affirmant que les attentats du 11 septembre 2001 ont été perpétrés par le gouvernement américain. Son message a été “aimé” par plus de 9 000 personnes en seulement quatre jours, et a provoqué de nombreux commentaires du même genre.
Malgré la distance géographique et les différences politiques et historiques avec les États-Unis, les théories conspirationnistes de la mouvance QAnon comptent désormais de nombreux adeptes au Japon. Pire encore, comme le nombre de “j’aime” du tweet le montre, leur sphère d’influence semble s’accroître dans le pays, s’inquiète, le journal japonais Asahi Shimbun, qui a réalisé une enquête sur le sujet.
Une influence grandissante
Comme celles observées aux États-Unis, les théories propagées sur les réseaux sociaux au Japon sont aussi extravagantes que surréalistes. Certains thèmes reviennent fréquemment, comme celui de la “fondation de la République américaine”, dont Donald Trump deviendrait le président le 4 mars prochain, ou encore la fake news affirmant que l’Armée populaire de libération chinoise s’est déployée en janvier dans les zones frontalières avec le Canada et le Mexique.
Selon Asahi Shimbun, ces “informations” sans aucun fondement “donnent la sensation que quelque chose d’absolument spectaculaire va avoir lieu prochainement et que seuls les adeptes des théories sont au courant. Ce qui donne forcément l’envie de partager l’information avec les autres.”
Les théories japonaises ont en commun avec celles des États-Unis le rejet des médias traditionnels et un sentiment anti-chinois. Les expressions comme “ne laisse pas les médias te tromper” ou “ouvrir les yeux à la vérité” sont ainsi récurrentes. À la place des chaînes de télévision et des journaux traditionnels, les adeptes de QAnon s’abreuvent auprès de médias sensationnalistes en ligne tels que Newsmax et Epoch Times, ce dernier émanant du mouvement Falun Gong.
Dorénavant, des tweets et vidéos japonais fidèles à QAnon peuvent être republiés plusieurs milliers de fois et visionnées plusieurs centaines de milliers de fois. Des sites fréquentés par les militants de la mouvance traduisent les théories du complot en japonais dès leur apparition aux États-Unis et commercialisent même des vêtements portant des slogans de la mouvance. “La sphère d’influence du phénomène ne se limite plus aux fidèles”, s’alarme le journaliste.
Anti-élitisme
Alors pourquoi ces Japonais soutiennent-ils ces théories conspirationnistes ? De fait, le Japon est l’un des pays où Donald Trump a acquis une popularité assez élevée. Selon un sondage de l’institut de recherche américain Pew Research Center de septembre 2020, la proportion de Japonais qui faisaient confiance au milliardaire américain atteignait les 25 %, un taux bien plus important que la moyenne (16 %) des treize pays dans lesquels le sondage avait été mené.
Pour Yasushi Watanabe, professeur à l’université de Keio spécialisé dans la politique américaine, il s’agit du reflet de l’anti-élitisme qui couve dans le pays. “Il y a un certain nombre de personnes à qui l’idée d’un ‘Donald Trump en lutte contre l’establishment’ plaît beaucoup. Ils considèrent que certains ont acquis un statut privilégié de manière frauduleuse tandis qu’eux ont toujours fait beaucoup d’efforts pour arriver à vivre”, a-t-il expliqué au journal Mainichi Shimbun, qui a aussi consacré un article sur le sujet.
“Le rapport entre Donald Trump et les dirigeants politiques japonais était plutôt bon, et il n’a jamais hésité à s’en prendre de façon véhémente à la Chine, pays considéré comme rival par les Japonais”, ajoute Kenneth McElwain, professeur à l’université de Tokyo et auteur d’une étude sur les sympathisants nippons de l’ancien président américain, également cité par le journal.
Semblable à une secte religieuse
Selon Masayuki Hatta, professeur à l’université Surudagai spécialisé dans l’analyse des discours sur Internet, cité par Asahi Shimbun, il est pourtant peu probable que la mouvance japonaise de QAnon se livre à une émeute violente comme la prise d’assaut du Capitole :
“[À Washington], les militants du mouvement QAnon se comportaient comme des personnages d’un jeu de rôle. Leurs costumes, les vêtements et les casques floqués du caractère Q étaient surréalistes. Les militants japonais […] ressemblent plus aux croyants d’une secte cherchant à se réunir et à se faire reconnaître à travers leurs théories plutôt qu’à un mouvement politique porté par une vraie nécessité sociale.”
Pourtant, il est important de rester vigilant, avertit Hatta : “S’il émerge un dirigeant brandissant des discours agressifs sur un sujet de société, ou susceptibles de provoquer par exemple des clivages générationnels, il pourra recueillir beaucoup de soutiens d’un coup […] Les méthodes ayant pour but de propager des théories conspirationnistes ont été importées au Japon. Celles-ci sont en train de gagner du terrain ici. Les méfaits des divisions sociales, mis au grand jour par l’ancien président américain, ne sont plus une histoire lointaine de l’autre rive du Pacifique.”
Courrier International
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