L’armée birmane (Tatmadaw) occupe sans discontinuer le cœur du pouvoir depuis 1962 – elle ne l’a pas conquis à l’occasion du putsch du 1er février 2021. Celui-ci n’est pas non plus le produit d’une simple lutte entre fractions militaires, comme ce fut le cas dans le passé, même s’il sert les ambitions politiques du chef d’état-major Min Aung Hlaing, qui atteint cette année l’âge de la retraite. Le putsch constitue dans une large mesure un « coup d’État préventif » face à une situation politique devenue hors contrôle. La Birmanie est secouée par une crise socio-économique et politico-institutionnelle profonde qui reflète l’ampleur des bouleversements en cours dans la société, ainsi que l’impact de la crise sanitaire due à la Covid-19 dont la gestion par le régime a été catastrophique.
N’ayant pas pris la mesure de ces bouleversements, l’état-major de Tatmadaw ne s’attendait probablement pas à l’immense mouvement de désobéissance civile, initialement largement spontané, que le putsch a suscité. La précédente mobilisation massive contre la dictature militaire, portée notamment par le mouvement étudiant et les fonctionnaires, remonte à 1988 ; le régime l’avait alors écrasée dans le sang. Aujourd’hui, la mobilisation semble encore plus ample. Presque toutes les couches sociales sont actives dans la dissidence, ainsi que la plupart des composantes (nationalités) de l’Union de Birmanie, pluriethnique. Fait nouveau par rapport à 1988, elle s’est rapidement dotée d’un cadre spécifique d’action, le Comité de désobéissance civile (CDM).
À la suite des élections de 2015, largement emportées par la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi, un accord de partage (très inégal) du pouvoir avait été conclu l’année suivante entre l’armée et Suu Kyi, censé initier une « transition démocratique pacifique ». Le putsch du 1er février sanctionne l’échec de cette transition. Cependant, durant cette période, la société civile a pu se renforcer et acquérir une expérience nouvelle, amplifiant une dynamique initiée une décennie auparavant, à la suite de l’ouverture économique du pays, avec le développement du salariat industriel, souvent constitué de jeunes femmes, de syndicats (en particulier dans le secteur de la confection, tourné vers l’exportation), d’associations et ONG, d’une presse critique ou de syndicats, la tenue d’élections. Des liens de solidarité internationale se sont noués, le combat pour les droits sociaux et démocratiques a gagné en légitimité. À noter cependant que la LND a tenté d’orienter ces mouvements à son profit sur le seul terrain électoral et que son gouvernement a adopté des lois restreignant les libertés.
Le conflit entre Aung San Suu Kyi et l’armée ne s’est pas avant tout noué sur des questions d’orientation politique générale. Les militaires soupçonnent certes Pékin d’avoir financé la campagne électorale de la LND. Ils ont combattu et combattront probablement des mouvements nationaux qui ont reçu une aide de la Chine. Cependant, ils doivent composer avec leur grand voisin qui investit massivement dans le pays, développe des infrastructures, en particulier pour la construction d’un port en eau profonde dans l’Etat Rakine (Arakan). La Birmanie revêt, pour Xi Jinping, une importance stratégique : elle constitue un « corridor » lui permettant d’accéder à l’océan Indien, en contournant le détroit de Malacca qui pourrait lui être fermé en cas de conflit régional.
Le drame de 2017 nous confirme que la crise entre le LND et l’état-major ne s’est pas jouée sur cette question, bien au contraire. Sous l’égide du général Min Aung Hlaing, militaires et paramilitaires se sont attaqué aux Rohingyas, une population en majorité musulmane qui a subi un véritable massacre, afin de faciliter l’implantation des intérêts chinois et indiens sur leur territoire. L’extrême violence des persécutions a provoqué l’exode massif de 730 000 membres de cette communauté. Loin de dénoncer les tueries, Aung San Suu Kyi – hier prix Nobel de la paix ! – a mené campagne, y compris dans l’arène internationale, pour défendre bec et ongles le régime génocidaire, perdant tout crédit démocratique et humanitaire. En effet, tout comme le noyau du régime militaire, Suu Kyi épouse l’ethno-nationalisme bamar (peuplement majoritaire de la Birmanie) et n’a manifesté aucune considération pour les Rohingyas dont elle refusait même de prononcer le nom. Dans l’épreuve, les Rohingyas n’ont de plus reçu aucun soutien des Nationalités de l’Union.
De fait, le bras de fer entre Aung San Suu Kyi et Min Aung Hlaing s’est noué sur le terrain institutionnel. Le compromis de 2016 n’avait pas réglé la question de la réforme constitutionnelle. La Constitution de 2008 accorde à l’armée 25 % des sièges (désignés par l’état-major et non pas élus) au Parlement comme au Sénat. Il faut au minimum 75 % des votes pour la modifier. Les législateurs non élus, avec leurs allié·es, sont à même de bloquer tout amendement qui irait à l’encontre de leurs intérêts. Par ailleurs, si la présidence de l’État revient de droit à une personnalité civile, la junte a introduit dans la Constitution une clause spécialement rédigée pour qu’Aung San Suu Kyi ne puisse pas accéder à ce poste : les personnes ayant un conjoint ou des enfants de nationalité étrangères (c’est son cas) ne peuvent le briguer. Elle n’était ainsi cheffe d’État que « de fait », en tant que Conseillère, et non en titre.
Lors des élections libres de novembre 2020, la LND a emporté un succès écrasant (83 % des voix), aux dépens du parti des militaires. Forte de ses succès électoraux successifs, Suu Kyi était en mesure d’exiger le déblocage de la situation institutionnelle, ce que l’état-major et Min Aung Hlaing ont refusé, alors qu’aucun amendement à la Constitution ne pouvait être adopté contre leur volonté grâce au quota de sièges non élus dont ils bénéficiaient au Parlement. De plus en plus illégitime, la junte a eu recours au coup d’État préventif.
Signe des temps nouveaux, la résistance au putsch a immédiatement pris une dimension massive. Les jeunes sont à nouveau à la pointe du combat, y compris la jeunesse scolarisée préuniversitaire. Cette génération – la Gen Z – est très différente de celle qui a porté la mobilisation de 1988. Particulièrement ouverte au monde, maitrisant les modes modernes de communication, très inventive et réactive, elle intègre les mêmes formes d’action que ses homologues dans la région, en particulier en Thaïlande, du théâtre de rue au symbole des trois doigts pointés vers le ciel, en référence à la série de livres et films Hunger Games. Le changement de période est ici particulièrement manifeste, le pays ayant été longtemps maintenu isolé par le régime militaire.
De même, personnels soignants, fonctionnaires, enseignant·es, journalistes, salarié·es du public et du privé, éboueurs, pompiers, entrepreneur·es et commerçant·es, sont entrés en dissidence. Toute la société est concernée. La confédération des syndicats de Myanmar (CTUM) a appelé à la grève générale le 8 février et touche de nombreuses entreprises contrôlées par l’armée. Le mouvement s’est étendu à la paysannerie, déstabilisée par le flux d’investissements étrangers. Des communautés locales s’opposent à des projets miniers ou à la construction de barrages. Notons, parmi les composantes qui jouent un rôle particulièrement significatif dans cette mobilisation, la Gen Z, les anciens de la génération 88 et le mouvement syndical qui coopèrent au sein du Comité de désobéissance civile (CDM). Prônant une non-violence active, elles mènent en parallèle aussi bien des grèves que des actions « fluides » ou des rassemblements massifs. Le CDM aide notamment à organiser la solidarité envers les grévistes qui se retrouvent sans revenus. Autre composante de la résistance, la LND dont les cadres sont systématiquement ciblé·es par la répression. Les mobilisations en pays bamar se font souvent sous les drapeaux de la Ligue et le portrait d’Aung San Suu Kyi.
Des mouvements de dissidence se produisent aussi dans la plupart des nationalités. Sans faire confiance à Suu Kyi, ethno-nationaliste bamare, ils voient dans le coup d’État un danger accru d’intervention militaire à leur encontre. Puisque la question d’une réforme de la Constitution est à l’ordre du jour, elles avancent leurs propres revendications, soulevant la question d’un véritable fédéralisme. Les droits des nationalités sont un enjeu clé pour l’avenir de l’Union birmane.
La génération des officiers supérieurs à la tête de l’armée n’a pas la même formation que celle sur laquelle s’appuyait auparavant la dictature birmane. Elle dirige deux grands conglomérats dont les bénéfices dépendent des échanges régionaux, piliers du « capitalisme kaki », ainsi que du trafic lucratif de jade et autres pierres précieuses, de la drogue et du bois. Elle pensait probablement (à raison) que ses voisins asiatiques, les chambres de commerce et les transnationales s’accommoderaient du coup d’État. Cependant, la puissance du mouvement de désobéissance est telle que les partenaires économiques de la Birmanie doivent (à quelques exceptions près comme la Chine) en tenir compte. Les transnationales, notamment, craignent de faire face à des campagnes de boycott, comme par le passé.
La junte a testé la répression policière, qui a fait cinq victimes. Elle a arrêté plus de 700 personnes. Elle a montré ses muscles en faisant sortir l’armée des casernes. Cela n’a fait que radicaliser la contestation. Il semble qu’elle joue maintenant la montre, espérant que le mouvement s’épuise, du fait du terrible appauvrissement de la population. Elle cherche à diviser l’opposition (cooptant certaines personnalités à un gouvernement civil). Elle noue aussi des accords avec quelques représentants de nationalités. L’extension géographique du capitalisme de clientèle lui permet de coopter des membres des élites locales. Elle promet des élections (sous contrôle) pour amadouer les gouvernements étrangers. On ne peut cependant exclure qu’elle opte, un jour, pour une répression massive, sanglante.
Dans ces conditions difficiles, la Quatrième Internationale affirme sa totale solidarité avec le grand mouvement de désobéissance civile en cours, dont elle salue l’ampleur, l’engagement et le dynamisme.
Elle exige la libération sans condition de toutes et tous les prisonnier·es politiques.
Elle soutient les nationalités dans la défense de leurs droits.
Elle réclame l’abrogation de toutes les lois liberticides (notamment en cybersécurité) qui permettent à la répression de se déployer sans entraves ; la protection des manifestant·es et des grévistes ; le respect des libertés d’expression et de presse, de la liberté syndicale et associative…
La participation de la Birmanie aux organisations internationales, à commencer par l’ASEAN, doit être suspendue jusqu’à ce que des élections démocratiques aient eu lieu et qu’un gouvernement civil ait été constitué, libéré de toute tutelle militaire.
L’armée possède deux immenses conglomérats, le Myanmar Economic Corporation (MEC) et le Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL). Toute coopération avec ces conglomérats doit être interrompue et les avoirs à l’étranger de membres de la junte et leurs alliés doivent gelés. Les produits des industries contrôlées par les militaires doivent être boycottés.
Les conditions d’une vaste réforme constitutionnelle doivent être réunies. Un simple retour à la situation d’avant le 1er février n’a pas de sens : l’armée était déjà au cœur du pouvoir, elle pouvait et pourrait à nouveau bloquer toute transition démocratique.
L’expérience régionale (Thaïlande…) et internationale montre que la tendance générale au durcissement de régimes autoritaires se heurte à des révoltes populaires à même d’emporter des victoires significatives. Le peuple birman a immédiatement reçu le soutien de l’informelle Alliance du thé au lait, active à Hong Kong, Taïwan, en Birmanie et Thaïlande. L’heure est à l’affirmation d’un nouvel internationalisme solidaire !
24 février 2021
Comité international de la Quatrième Internationale