Pour de nombreux jeunes Birmans qui affrontent aujourd’hui le régime militaire, c’est une première, car l’élection d’Aung San Suu Kyi en 2015 avait mis un terme au joug de la junte. Parmi les manifestants, on retrouve pourtant des activistes expérimentés, en particulier ceux qui, en 1988, ont tenu tête aux militaires lors des manifestations réprimées dans le sang.
Certes, le monde dans lequel évoluent les manifestants d’aujourd’hui est très différent de celui de leurs aînés. L’activisme par l’intermédiaire des réseaux sociaux joue un rôle primordial dans la mobilisation. Mais l’ennemi auquel ils font face est ancien, si bien que l’expérience et les tactiques des mouvements du passé leur sont précieuses.
Arrestations préventives
La junte semble avoir pris cette réalité en considération, et beaucoup des principaux meneurs des manifestations de 1988 – surnommées le Soulèvement 8888 à cause de la date de leur paroxysme, le 8 août 1988 – ont été pris pour cibles de façon préventive lors des coups de filet qui, le 1er février, ont donné le coup d’envoi de la récente prise de pouvoir par l’armée.
“Beaucoup de gens qui ont vécu le soulèvement de 1988 ou le coup d’État savaient que [les arrestations] ne manqueraient pas de se produire, explique Wai Hnin Pwint Thon, fille de Mya Aye, ancien activiste de 8888 interpellé la semaine dernière. Quand [les activistes] ont entendu parler de coup d’État, ils ont compris qu’ils risquaient d’être arrêtés.”
Malgré le choc des arrestations au petit matin et de la répression militaire qui a suivi, Wai Hnin n’est pas seule dans son malheur. Dans tout le pays, de nombreuses familles traversent les mêmes difficultés alors que l’armée s’en prend à de plus en plus d’opposants. Au moment où nous publiions ces lignes, 165 arrestations avaient été signalées par l’Association d’aide aux prisonniers politiques, 152 personnes se trouvant toujours en détention.
Désobéissance civile
La contestation de masse s’organise, et il est tentant d’établir des parallèles entre le présent et le passé – en particulier avec le Soulèvement 8888, certains des manifestants lançant à leur tour des appels à l’unité. Des vidéos mises en ligne sur Facebook et Twitter à la fin de la semaine dernière montrent des manifestants qui entonnent Kabar Makyay Bu [“Nous ne serons satisfaits qu’à la fin du monde”] – la chanson qui était devenue l’un des hymnes du mouvement de 1988.
Cependant, ces événements ne peuvent être réduits à une répétition de l’histoire. Les gens qui déferlent aujourd’hui dans les rues du pays sont issus d’une génération “numérique”, encouragée par les perspectives démocratiques qu’ont laissé entrevoir cinq ans de gouvernement de la Ligue nationale pour la démocratie (LND). Ces activistes sont jeunes, connectés et ils agissent de façon décentralisé dans un mouvement de désobéissance civile.
Prise de conscience politique
Si le Soulèvement 8888 était lui aussi orchestré par des étudiants et des jeunes, à l’époque, les personnes qui n’étaient pas directement impliquées étaient partagées entre indifférence vis-à-vis de la contestation et peur des représailles militaires.
“Cette fois, on voit beaucoup d’adolescents ou de gens qui ont une vingtaine d’années [participer]. C’est la première fois qu’ils vivent une chose pareille, dit Wai Hnin. Il est très encourageant de voir tous ces jeunes qui prennent aujourd’hui part à la vie politique en Birmanie et s’intéressent à ce qui se passe dans le pays.”
Myo Min, un des chefs de file du Soulèvement 8888, pense que les gens savent désormais mieux comment s’y prendre pour organiser et galvaniser un mouvement d’opposition efficace, susceptible d’aboutir à un changement important et durable.
“Le mouvement de désobéissance civile fait comprendre aux gens qu’ils ont le pouvoir d’agir individuellement, dit Myo Min. Ils ont appris non seulement à descendre dans la rue, mais aussi qu’il existe d’autres moyens d’agir et d’exprimer leur désespoir face au coup d’État militaire.”
Un mouvement sans leader
Cet activisme d’un nouveau genre prend par exemple la forme de boycotts, l’action individuelle jouant un rôle grandissant dans la contestation.
“Ces derniers jours, on a vu tous ces fonctionnaires, des médecins, des ingénieurs, des enseignants, refuser d’aller travailler, rapporte Htet Thiha Zaw, doctorant birman en sciences politiques à l’université du Michigan. Même les gens du Trésor public ont refusé de collecter les impôts.”
Par ailleurs, des sondages et des campagnes d’information circulent en ligne pour attirer l’attention sur les entreprises qui appartiennent aux militaires, comme Mytel, un prestataire de services, et Red Ruby, une marque de cigarettes, et appellent le public à boycotter ces entreprises pour saper la puissance économique de l’armée.
Une autre caractéristique des manifestations actuelles est le fait qu’aucun véritable chef de file ne se détache, assure Thinzar Shunlei Yi, militante en première ligne dans le mouvement de désobéissance civile.
“Cette fois, chacun se révèle être un militant. Ce n’est plus la même situation qu’autrefois, nous n’avons plus de leader”, explique Shunlei.”
Aung San Suu Kyi n’est plus au centre
En 1988, Aung San Suu Kyi avait joué un rôle prépondérant dans la mobilisation contre les militaires. Elle avait su rallier à sa cause ceux qui militaient pour la démocratie. Bien qu’elle ait perdu de sa crédibilité sur la scène internationale du fait de sa coopération avec la Tatmadaw [les forces armées birmanes] et de son soutien apparent à la répression contre les Rohingyas, elle reste une personnalité respectée à la tête de la LND. Le 1er février, la police militaire, lors du coup d’État, a arrêté à la fois Suu Kyi et le président de la Birmanie, Win Myint, et leur absence a laissé un vide dans les manifestations. Mais ces arrestations rapides ont donné une leçon à la nouvelle génération de militants.
“Nous nous considérons nous-mêmes comme des leaders, nous avons le sentiment que notre voix porte”, poursuit Shunlei.
S’inspirant des mouvements ayant eu lieu dans d’autres pays, les participants communiquent davantage par l’intermédiaire des réseaux sociaux, ce qui est relativement nouveau en Birmanie, l’accès à Internet ne s’étant répandu qu’après les élections de 2015. C’est également ce qui distingue les manifestants actuels de ceux des événements de 1988.
Un mouvement qui gagne en ampleur
L’importance de ces échanges d’informations instantanés rend toutefois l’opposition vulnérable. Ainsi, samedi, après les manifestations de Rangoon, l’armée a bloqué l’accès à Internet afin de saper la mobilisation.
Au début de la semaine, les forces armées birmanes avaient également bloqué les réseaux sociaux, privant les citoyens d’accès à des plateformes d’information importantes comme Facebook. Dans tout le pays, les jeunes ont réagi en téléchargeant des VPN afin de pouvoir continuer à communiquer. Dimanche, malgré les efforts de l’armée, plus de 200 000 personnes se sont mobilisées dans tout le pays, affichant leur unité et leur solidarité démocratique.
Les militants se sentent encouragés dans cette voie par l’ampleur de la mobilisation et le fort engagement des citoyens. “L’aspect le plus prometteur de ces événements est la participation des jeunes”, commente [la militante birmane] Wai Hnin.
Allegra Mendelson
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