Les prémices de la Commune
Le coup d’État du 2 décembre 1851, permet à Louis-Napoléon Bonaparte de rester président, en violation totale de la Constitution de 1848. La résistance est farouche et des barricades se dressent à Paris. Dans certaines villes de province, il y a des manifestations. Mais la répression contre les Républicains est féroce et fait plusieurs centaines de morts rien qu’à Paris. En France, ce sont 27 000 républicainEs qui sont arrêtéEs et inculpéEs.

Crédit Photo. Une fonderie de plomb. « On procéda immédiatement à la jouissance des ateliers abandonnés pour les sociétés de travail. ».
Le 2 décembre 1852, un plébiscite établit le Second Empire et Louis-Napoléon Bonaparte devient Napoléon III. Deux ans auparavant, les listes électorales avaient été purgées d’un tiers des électeurs, essentiellement des travailleurs et des petits artisans, des républicains et des socialistes.
L’Empire s’installe comme régime en France durant 19 années.
Le tournant de la guerre
Le 19 juillet 1870, l’Empire français déclare la guerre à la Prusse. Et après quelques semaines de combats, le régime napoléonien, défait militairement, s’effondre.
Le 4 septembre, le peuple rassemblé par dizaines de milliers place de la Concorde veut la déchéance de Bonaparte et la proclamation de la République. Certains politiciens bourgeois, comme Thiers ou Trochu auraient préféré instaurer une monarchie parlementaire mais, par peur de voir la plèbe et les « rouges » proclamer la République sociale, ils s’allient aux républicains modérés comme Gambetta et proclament la République. Le nouveau gouvernement de « Défense nationale » est désigné par la bourgeoisie sur le chaos généré par la chute de l’Empire. À sa tête, il y a le général Trochu. Les « Rouges » en sont écartés.
Pendant ce temps, la guerre continue et, le 18 septembre, le siège de Paris par les prussiens commence pour 5 mois. La situation devient vite critique : en plus des bombardements que subissent la population civile, les pénuries de nourriture arrivent vite, mais aussi celles de charbon et de bois de chauffage alors que l’hiver est très rigoureux. Victor Hugo écrira dans Choses vues : « Ce n’est même plus du cheval que nous mangeons. C’est peut-être du chien ? C’est peut-être du rat ? Je commence à avoir des maux d’estomac. Nous mangeons de l’inconnu. »
La grande majorité des travailleurs n’ont plus de travail car l’activité économique s’est presque arrêtée alors que le prix des denrées alimentaires explose. Et l’introduction de carnets de rationnement ne changera pas réellement les choses.
Pendant que la bourgeoisie se nourrit des animaux du Jardin des plantes, antilopes, chameaux et éléphants, les plus pauvres doivent se contenter d’un pain noir de composition inconnue et dont même les poules ne veulent pas, selon Victor Hugo. Beaucoup meurent de faim, de froid ou de maladies dues au mélange des deux.
Vers le soulèvement
Forts de leur victoire, les prussiens et leurs alliés proclament la naissance de l’Empire allemand dans la Galerie des glaces de Versailles le 18 janvier 1871.
Après avoir soutenu Napoléon III et participé à l’échec de la « défense nationale » contre l’armée allemande, la bourgeoisie est entrée en négociation avec l’envahisseur, dès le 30 octobre par l’entremise d’Adolphe Thiers. À cette époque déjà, la population de Paris se sentant trahie, s’était soulevée et avait tentée d’installer la Commune. Et le 22 janvier, les rumeurs de capitulation sont de plus en plus fortes. Les parisiens se soulèvent de nouveau pour dénoncer la trahison de Thiers. Une nouvelle fois, la répression est sanglante. Les pourparlers aboutissent et la capitulation est signée le 28 janvier. La France perd des territoires comme l’Alsace-Lorraine et sa population devra payer 200 millions d’euros d’amende ainsi que 5 milliards de francs de réparation de guerre.
Aux législatives du 8 février 1871, les monarchistes remportent les élections et Adolphe Thiers est élu chef de l’État et du gouvernement. Le parlement s’installe à Versailles. Mais les conditions de capitulation négociées par ce dernier, la volonté de désarmer le peuple de Paris, la suppression de la solde des gardes nationaux et la peur de voir Thiers et ses amis réinstaller une monarchie poussent les parisiens vers l’insurrection.
Les 8 mars et 16 mars 1871, par deux fois les soldats versaillais tentent de prendre les nombreux canons encore aux mains des parisiens. Deux jours plus tard, une troisième tentative met le feu aux poudres à Paris. La Commune commence.
Radar
Chronologie sommaire de la Commune

Crédit Photo. Les canons de Montmartre, gardés par des Fédérés. Radar
18 mars 1871 : Troisième tentative pour désarmer Paris. Insurrection de la Garde Nationale et de la population ouvrière. Fraternisation des troupes. Deux généraux sont fusillés.
Mouvement de panique : le gouvernement, la police, l’armée, les classes riches, la pègre, abandonnent Paris pour se réfugier à Versailles. Paris est aux mains des travailleurs.
19 mars : Malgré l’opposition des maires, le Comité central de la Garde Nationale annonce les élections pour la Commune, et déclare la levée de l’État de Siège.
20-22 mars : Manifestations à Paris des « amis de l’ordre », dispersées par la force.
22-25 mars : Commune à Lyon.
24 mars : Commune à Narbonne.
24-27 mars : Commune à Toulouse.
24-28 mars : Commune à Saint-Etienne.
26 mars : Commune au Creusot.
Les élections pour la Commune de Paris, acceptées par les maires, se déroulent dans le calme. Majorité pour les « communards ».
28 mars : PROCLAMATION DE LA COMMUNE.
Le Comité central de la Garde Nationale se retire en sa faveur, mais garde ses pouvoirs militaires. Première mesure : abolition de la « police des mœurs ».
30 mars : La Commune décrète la remise des loyers échus pendant la guerre, la suppression de la police et de l’armée permanente, la généralisation de la Garde Nationale, confirme dans leurs fonctions les étrangers élus le 26.
1 avril : Le salaire maximum des fonctionnaires de la Commune est fixé à 6 000 F par an.
2 avril : Décret sur la séparation de l’Église et de l’État, et la socialisation des biens du clergé. Première attaque de l’armée versaillaise reconstituée contre Paris.
3 avril : Échec des opérations militaires de la Commune contre Versailles. Massacre des prisonniers communards par les Versaillais.
4 avril : Écrasement sanglant de la Commune de Marseille.
5 avril : Décret de la Commune sur les otages.
10 avril : Derniers échecs des « conciliateurs » entre Paris et Versailles.
16 avril : Décret de la Commune sur la reprise des ateliers abandonnés par les associations ouvrières. Élections complémentaires à la Commune.
19 avril : Déclaration au peuple français (programme de la Commune).
20 avril : Abolition des bureaux de placements, suppression du travail de nuit dans les boulangeries. Interdiction des Monts de Piété.
23 avril : Thiers ayant reconstitué une armée suffisamment puissante rompt définitivement tous pourparlers avec la Commune.
30 avril : Élections municipales précipitées en province : majorité républicaine.
1er mai : Contre l’avis d’une minorité de ses membres, la Commune crée un Comité de Salut Public.
2 mai : Abolition du serment politique et du serment professionnel.
5 mai : Alors que les Versaillais serrent Paris de plus en plus près, la Commune et le Comité central de la Garde Nationale se disputent la direction militaire.
8 mai : Ultimatum de Thiers aux Parisiens.
9 mai : La Commune bloque toute hausse du prix du pain.
Les Versaillais s’emparent du Fort d’Issy.
10 mai : Le gouvernement signe précipitamment la paix avec l’Empire allemand.
14 mai : Le fort de Vanves est occupé par les Versaillais.
21 mai : L’armée versaillaise pénètre dans Paris.
21-28 mai : Semaine Sanglante et derniers combats de la Commune. Incendie de Pari5s. Exécutions en masse (le gouvernement avouera 17 000 exécutions, les rescapés disent 100 000, après que tout combat eut cessé).
Le 18 mars 1871

Crédit Photo. Canon sur la butte Montmartre © Musée de l’Histoire vivante — Montreuil
Louise Michel
La germination extraordinaire des idées nouvelles les surprit et les terrifia, l’odeur de la poudre troubla leur digestion ; ils furent pris de vertige et ils ne nous le pardonneront pas.
(La Revanche de la Commune, J. B. CLÉMENT.)
Aurelle de Paladine commandait, sans qu’elle voulût lui obéir, la garde nationale de Paris qui avait choisi Garibaldi.
Brunet et Piaza choisis également pour chefs, le 28 janvier par les gardes nationaux, et qui étaient condamnés par les conseils de guerre à deux ans de prison, furent délivrés dans la nuit du 26 au 27 février.
On n’obéissait plus : les canons de la place des Vosges qu’envoyait prendre le gouvernement par des artilleurs, sont refusés sans qu’ils osent insister et sont traînés aux buttes Chaumont.
Les journaux que la réaction accusait de pactiser avec l’ennemi, le Vengeur, de Félix Pyat ; le Cri du Peuple, de Vallès, le Mot d’Ordre, de Rochefort, fondé le lendemain de l’armistice ; le Père Duchesne, de Vermesch, Humbert, Maroteau et Guillaume ; la Bouche de fer, de Vermorel ; la Fédération, par Odysse Barot ; la Caricature, de Pilotelle, étaient suspendus depuis le 12 mars.
Les affiches remplaçaient les journaux, et les soldats alors, défendaient contre la police celles où on leur disait de ne point égorger Paris, mais d’aider à défendre la République.
M. Thiers, le mauvais génie de la France, ayant le 10 mars terminé ses pérégrinations, Jules Favre lui écrivit l’incroyable lettre suivante.
Paris, 10 mars 1871, minuit.
Cher président et excellent ami, le conseil vient de recevoir avec une grande joie la bonne nouvelle du vote de l’assemblée.
C’est à votre infatigable dévouement qu’il en renvoie l’honneur, il y voit un motif de plus de reconnaissance envers vous, je m’en réjouis à tous les points de vue, il est le gage de votre union avec l’assemblée, vous ramène à nous et vous permet enfin d’aborder l’accomplissement de nos différents devoirs.
Nous avons à rassurer et à défendre notre pauvre pays si malheureux, et si profondément troublé. Nous devons commencer par faire exécuter les lois. Ce soir nous avons arrêté la suppression de cinq journaux qui prêchent chaque jour l’assassinat : Le Vengeur, le Mot d’Ordre, la Bouche de fer, le Cri du peuple et la Caricature.
Nous sommes décidés à en finir avec les redoutes de Montmartre et de Belleville et nous espérons que cela se fera sans effusion de sang.
Ce soir, jugeant une seconde catégorie des accusés du 31 octobre, le conseil de guerre a condamné par contumace Flourens, Blanqui, Levrault à la peine de mort, Vallès présent à six mois de prison.
Demain matin je vais à Ferrière m’entendre avec l’autorité prussienne sur une foule de points de détail.
Les Prussiens continuent à être intolérables, je vais essayer de prendre avec eux des arrangements qui adouciront la position de nos malheureux concitoyens.
J’espère que vous pouvez partir demain samedi. — Vous trouverez Paris et Versailles prêts à vous recevoir et à Paris quelqu’un bien heureux de votre retour.
Mille amitiés sincères.
Jules Favre
Le 17 au soir des affiches du gouvernement furent placardées sur les murs de Paris afin d’être lues de bonne heure, mais le 18 au matin personne ne s’occupait plus de ses déclarations.
Celle-là pourtant était curieuse, les hommes qui la firent y crurent déployer de l’habileté ; aveuglés sur les sentiments de Paris, ils y parlaient une langue étrangère, que personne ne voulait entendre, celle de la capitulation.
HABITANTS DE PARIS,
Nous nous adressons encore à vous et à votre patriotisme et nous espérons que nous serons écoutés.
Votre grande cité qui ne peut vivre que par l’ordre est profondément troublée dans quelques quartiers, et le trouble de ces quartiers sans se propager dans les autres suffit cependant pour y empêcher le retour du travail et de l’aisance.
Depuis quelque temps, des hommes mal intentionnés, sous prétexte de résister aux Prussiens qui ne sont plus dans vos murs, se sont constitués les maîtres d’une partie de la ville, y ont élevé des retranchements, y montent la garde, vous forcent à les monter avec eux par ordre d’un comité occulte qui prétend commander seul à une partie de la garde nationale, méconnaît ainsi l’autorité du général d’Aurelle si digne d’être à votre tête et veut former un gouvernement légal institué par le suffrage universel.
Ces hommes qui vous ont déjà causé tant de mal, que vous avez dispersés vous-mêmes le 31 octobre, affichent la prétention de vous défendre contre les Prussiens qui n’ont fait que paraître dans vos murs et dont les désordres retardent le départ définitif, braquant des canons qui s’ils faisaient feu ne foudroieraient que vos maisons, vos enfants et vous-mêmes.
Enfin compromettent la République au lieu de la défendre, car s’il s’établissait dans l’opinion de la France que la République est la compagne nécessaire du désordre, la République serait perdue, ne les croyez pas et écoutez la vérité que nous vous disons, en toute sincérité.
Le gouvernement institué par la nation tout entière, aurait déjà pu reprendre ses canons dérobés à l’État, et qui en ce moment ne menacent que vous ; — enlever ces ressouvenirs ridicules qui n’arrêtent que le commerce et mettre sous la main de la justice ces criminels qui ne craindraient pas de faire succéder la guerre civile à la guerre étrangère ; mais il a voulu donner aux hommes trompés le temps de se séparer de ceux qui les trompent.
Cependant le temps qu’on a donné aux hommes de bonne foi pour se séparer des hommes de mauvaise foi est pris sur votre repos, sur votre bien-être, sur le bien- être de la France tout entière, il ne faut donc pas le prolonger indéfiniment.
Tant que dure cet état de choses le commerce est arrêté, vos boutiques sont désertes, les commandes qui viennent de toutes parts sont suspendues, vos bras sont oisifs, le crédit ne renaît pas ; les capitaux dont le gouvernement a besoin pour délivrer le territoire de la présence de l’ennemi hésitent à se présenter. Dans votre intérêt même, dans celui de votre cité comme dans celui de la France, le gouvernement est résolu à agir. Les coupables qui ont prétendu instituer un gouvernement vont être livrés à la justice régulière. Les canons dérobés à l’État vont être rétablis dans les arsenaux, et pour exécuter cet acte urgent de justice et de raison le gouvernement compte sur votre concours.
Que les bons citoyens se séparent des mauvais, qu’ils aident à la force publique au lieu de lui résister, ils hâteront ainsi le retour de l’aisance dans la cité et rendront service à la République elle-même que le désordre ruinerait dans l’opinion de la France.
Parisiens, nous vous tenons ce langage parce que nous estimons votre bon sens, votre sagesse, votre patriotisme ; mais cet avertissement donné vous nous approuverez de recourir à la force, car il faut à tout prix et sans un jour de retard que l’ordre, condition de votre bien-être, renaisse entier, immédiat et inaltérable.
Paris 17 mars 1871.
Thiers, chef du pouvoir exécutif.
Bien moins qu’on ne se fût occupé d’une proclamation du roi Dagobert, on ne songeait à celle de M. Thiers.
Tout le monde savait que les canons, soi-disant dérobés à l’État, appartenaient à la garde nationale et que les rendre eût été aider à une restauration. M. Thiers était pris à son propre piège, les mensonges étaient trop évidents, les menaces trop claires.
Jules Favre raconte avec l’inconscience que donne le pouvoir la provocation préparée.
Vinoy, dit-il, aurait voulu qu’on engageât la lutte en supprimant la paie de la garde nationale ; nous crûmes ce moyen plus dangereux qu’une provocation directe.
(Jules FAVRE, Histoire du Gouvernement de la défense nationale, 2e volume, page 209.)
La provocation directe fut donc tentée ; mais le coup de main essayé place des Vosges avait donné l’éveil. On savait par le 31 octobre et le 22 janvier de quoi sont capables des bourgeois hantés du spectre rouge.
On était trop près de Sedan et de la reddition pour que les soldats, fraternellement nourris par les habitants de Paris, fissent cause commune avec la répression. — Mais sans une prompte action, on sentait, dit Lefrançais, que comme au 2 décembre c’en était fait de la République et de la liberté.
L’invasion des faubourgs par l’armée fut faite dans la nuit du 17 au 18 ; mais malgré quelques coups de fusil des gendarmes et des gardes de Paris, ils fraternisèrent avec la garde nationale.
Sur la butte, était un poste du 61e veillant au n°6 de la rue des Rosiers, j’y étais allée de la part de Dardelle pour une communication et j’étais restée.
Deux hommes suspects s’étant introduits dans la soirée avaient été envoyés sous bonne garde à la mairie dont ils se réclamaient et où personne ne les connaissait, ils furent gardés en sûreté et s’évadèrent le matin pendant l’attaque.
Un troisième individu suspect, Souche, entré sous un vague prétexte vers la fin de la nuit, était en train de raconter des mensonges dont on ne croyait pas un mot, ne le perdant pas de vue, quand le factionnaire Turpin tombe atteint d’une balle. Le poste est surpris sans que le coup de canon à blanc qui devait être tiré en cas d’attaque ait donné l’éveil, mais on sentait bien que la journée ne finissait pas là.
La cantinière et moi nous avions pansé Turpin en déchirant notre linge sur nous, alors arrive Clemenceau qui ne sachant pas le blessé déjà pansé demande du linge. Sur ma parole et sur la sienne de revenir, je descends la butte, ma carabine sous mon manteau, en criant : Trahison ! Une colonne se formait, tout le comité de vigilance était là : Ferré, le vieux Moreau, Avronsart, Lemoussu, Burlot, Scheiner, Bourdeille. Montmartre s’éveillait, le rappel battait, je revenais en effet, mais avec les autres à l’assaut des buttes.
Dans l’aube qui se levait, on entendait le tocsin ; nous montions au pas de charge, sachant qu’au sommet il y avait une armée rangée en bataille. Nous pensions mourir pour la liberté.
On était comme soulevés de terre. Nous morts, Paris se fût levé. Les foules à certaines heures sont l’avant-garde de l’océan humain.
La butte était enveloppée d’une lumière blanche, une aube splendide de délivrance.
Tout à coup je vis ma mère près de moi et je sentis une épouvantable angoisse ; inquiète, elle était venue, toutes les femmes étaient là montées en même temps que nous, je ne sais comment.
Ce n’était pas la mort qui nous attendait sur les buttes où déjà pourtant l’armée attelait les canons, pour les joindre à ceux des Batignolles enlevés pendant la nuit, mais la surprise d’une victoire populaire.
Entre nous et l’armée, les femmes se jettent sur les canons, les mitrailleuses ; les soldats restent immobiles.
Tandis que le général Lecomte commande feu sur la foule, un sous-officier sortant des rangs se place devant sa compagnie et plus haut que Lecomte crie : Crosse en l’air ! Les soldats obéissent. C’était Verdaguerre qui fut pour ce fait surtout, fusillé par Versailles quelques mois plus tard.
La Révolution était faite.
Lecomte arrêté au moment où pour la troisième fois il commandait feu, fut conduit rue des Rosiers où vint le rejoindre Clément Thomas, reconnu tandis qu’en vêtements civils il étudiait les barricades de Montmartre.
Suivant les lois de la guerre ils devaient périr.
Au Château-Rouge, quartier général de Montmartre, le général Lecomte signa l’évacuation des buttes.
Conduits du Château-Rouge à la rue des Rosiers, Clément Thomas et Lecomte eurent surtout pour adversaires leurs propres soldats.
L’entassement silencieux des tortures que permet la discipline militaire amoncelle aussi d’implacables ressentiments.
Les révolutionnaires de Montmartre eussent peut-être sauvé les généraux de la mort qu’ils méritaient si bien, malgré la condamnation déjà vieille de Clément Thomas par les échappés de juin et le capitaine garibaldien Herpin-Lacroix était en train de risquer sa vie pour les défendre, quoique la complicité de ces deux hommes se dégageât visible : les colères montent, un coup part, les fusils partent d’eux-mêmes.
Clément Thomas et Lecomte furent fusillés vers quatre heures rue des Rosiers.
Clément Thomas mourut bien.
Rue Houdon, un officier ayant blessé un de ses soldats qui refusait de tirer sur la foule fut lui-même visé et atteint.
Les gendarmes cachés derrière les baraquements des boulevards extérieurs n’y purent tenir et Vinoy s’enfuit de la place Pigalle laissant, disait-on, son chapeau. La victoire était complète ; elle eût été durable, si dès le lendemain, en masse, on fût parti pour Versailles où le gouvernement s’était enfui.
Beaucoup d’entre nous fussent tombés sur le chemin, mais la réaction eût été étouffée dans son repaire. La légalité, le suffrage universel, tous les scrupules de ce genre qui perdent les Révolutions, entrèrent en ligne comme de coutume.
Le soir du 18 mars, les officiers qui avaient été faits prisonniers avec Lecomte et Clément Thomas furent mis en liberté par Jaclard et Ferré.
On ne voulait ni faiblesses ni cruautés inutiles.
Quelques jours après mourut Turpin, heureux, disait-il, d’avoir vu la Révolution ; il recommanda à Clemenceau sa femme qu’il laissait sans ressources.
Une multitude houleuse accompagna Turpin au cimetière.
— À Versailles ! criait Th. Ferré monté sur le char funèbre.
— À Versailles ! répétait la foule.
Il semblait que déjà on fût sur le chemin, l’idée ne venait pas à Montmartre qu’on pût attendre.
Ce fut Versailles qui vint, les scrupules devaient aller jusqu’à l’attendre.
Proclamation de la Commune

Crédit Photo. Proclamation de la Commune sur la place de l’Hôtel de ville, le 28 mars 1871.
Plus de 200 000 bulletins affirmèrent les pouvoirs de la Commune ; ils n’avaient pas usurpé les pouvoirs comme l’avaient dit les Thiers, J. Favre & Cie.
Le suffrage universel avait légalisé le drapeau rouge de l’émeute. Les membres de la municipalité parisienne allaient siéger pour la première fois depuis 1793.
Cette fois nous avions la Commune !
Toute la population donnait la bienvenue à la révolution. Après tant de défaites, de misères et de deuils, il y eut une détente, tous étaient joyeux. Toutes les maisons étaient ornées de drapeaux rouges et de drapeaux tricolores. Sur la place, devant l’Hôtel de Ville, canons, mitrailleuses couchées sur leurs affûts reluisaient au soleil. Au front des bataillons de marche, comme aux fenêtres, les drapeaux rouges flottaient et se mêlaient aux drapeaux tricolores.
Devant l’Hôtel de Ville, une estrade avait été dressée pour les membres de la Commune, au milieu de la foule endimanchée qui les acclamait, les bataillons défilaient, descendant musique en tête. Au premier rang, les élus des arrondissements, conduits à l’Hôtel de Ville par les électeurs fédérés.
Cette fête était magnifique, grandiose. Nous eûmes quelques heures d’émotion ; à la tête des bataillons au repos, des cantinières en costumes différents, s’accoudent aux mitrailleuses, la foule est compacte, silencieuse, recueillie devant l’estrade, autel de la Patrie, adossé au temple de la révolution ! Trois coups de canon tirés à blanc retentissent.
Le silence se fait. Un membre de la Commune proclame les noms des élus du peuple, un cri s’élève, unanime :
Vive la Commune !...
Les tambours battent au champ, la Marseillaise, le Chant du départ retentissent. Les drapeaux viennent se ranger autour de l’estrade communale, la voix grave et sonore du canon répétée par les échos annonçait aux quatre coins de Paris la grande nouvelle :
La Commune est proclamée !...
Paris, abandonné par ses représentants, livré à lui-même avait le droit de constituer un conseil communal.
La Commune n’a jamais eu des intentions de gouverner la France, elle était une nécessité du moment, elle fut élue librement, elle voulait Paris libre dans la France libre.
Elle voulait affirmer la République et par elle arriver à une amélioration, non pas sociale, (une minorité seulement pensait ainsi) mais gouvernementale.
Enfin elle voulait une République plus équitable, plus humaine. La Commune s’occupera de ce qui est local.
Les départements, de ce qui est régional.
Le gouvernement, de ce qui est national, celui-ci ne pourra plus être que le mandataire et le gardien de la République, qui aurait probablement sauvé la France.
Les hommes du 4 septembre ne l’ont pas voulu, ils ont préféré s’imposer au pays. Qu’ont-ils fait ? Sis ont mieux aimé sacrifier la nation que d’accepter franchement la République.
Les hommes de la Commune, inconnus la veille, seraient devenus les rédempteurs du lendemain s’ils avaient pu réaliser leur idéal.
La bourgeoisie reproche à la Commune, qu’il y avait parmi eux des hommes tarés. En manquait-il parmi les hommes du 4 septembre ? Avaient-ils tous la conscience pure ? Ces Messieurs se permettent bien de juger le peuple sans le connaître. Nous qui les connaissons, les ayant vus à l’œuvre, nous avons le même droit.
Quel que soit le jugement de nos contemporains, les hommes de la défense nationale, dont M. Thiers était le chef suprême auront au front la tache sanglante d’avoir laissé l’ennemi écraser la France. Pour se venger d’un tel affront, résultat de leur maladresse et de leur incapacité, ces hommes se ruèrent comme des bêtes fauves sur les Parisiens, qui voulaient sauver l’honneur de la France outragée. Car ce n’est pas seulement à la Commune que Versailles a fait la guerre, c’est à Paris !
Victorine Brocher
Premiers jours de la Commune — Les mesures La vie à Paris

Crédit Photo. Une boulangerie familiale. « On voulait abolir comme trop pénible le travail de nuit dans les boulangeries… »
Temps futurs, vision sublime.
Les peuples sont hors de l’abîme !
Le désert morne est traversé ;
Après les sables la pelouse,
Et la terre est comme une épouse,
Et l’homme est comme un fiancé.
(Victor Hugo.)
Paris respirait Ceux qui pendant la marée montante regarderaient venir les flots qui couvriront leur asile, sont dans une semblable situation. — Lentement, sûrement Versailles venait.
Les premiers décrets de la Commune avaient été la suppression de la vente des objets du Mont-de-Piété, l’abolition du budget des cultes et de la conscription ; on s’imaginait alors, on s’imagine peut-être encore, que le mauvais ménage l’Église et l’État, qui derrière eux traînent tant de cadavres, pourraient jamais être séparés ; c’est ensemble seulement, qu’ils doivent disparaître.
La confiscation des biens de main morte. Des pensions alimentaires pour les fédérés blessés en combattant réversibles à la femme, légitime ou non, à l’enfant, reconnu ou non, de tout fédéré tué en combattant.
Versailles se chargea par la mort de ces pensions-là.
La femme qui demandait contre son mari la séparation de corps, appuyée sur des preuves valables, avait droit à une pension alimentaire.
La procédure ordinaire était abolie et l’autorisation donnée aux parties de se défendre elles-mêmes.
Interdiction de perquisitionner sans mandat régulier.
Interdiction du cumul et le maximum des traitements fixés à 6.000 francs par an.
Les émoluments des membres de la Commune étaient de quinze francs par jour, ce qui était loin d’atteindre le maximum.
La Commune décida l’organisation d’une chambre du tribunal civil de Paris.
L’élection des magistrats, l’organisation du jury et le jugement par ses pairs.
On procéda immédiatement à la jouissance des ateliers abandonnés pour les sociétés de travail.
Le traitement des instituteurs fut fixé à deux mille francs.
Le renversement de la colonne Vendôme, symbole de force brutale, affirmation du despotisme impérial, fut décidé, ce monument étant attentatoire à la fraternité des peuples.
Plus tard, afin de mettre un terme aux exécutions de prisonniers faites par Versailles fut ajouté le décret sur les otages pris parmi les partisans de Versailles ; [ce fut en effet la seule mesure qui ralentit les tueries de prisonniers ; elle eut lieu tardivement, lorsqu’il devint impossible sans trahir de laisser égorger les fédérés prisonniers]. La Commune interdit les amendes dans les ateliers, abolit le serment politique et professionnel, elle fit appel aux savants, aux inventeurs, aux artistes. Le temps passait toujours, Versailles n’en était plus au moment où la cavalerie n’avait que des ombres de chevaux. M. Thiers choyait, flattait l’armée dont il avait besoin pour ses hautes et basses œuvres.
Les objets déposés au Mont-de-Piété pour moins de vingt-cinq francs furent rendus.
On voulait abolir comme trop pénible le travail de nuit dans les boulangeries, mais soit par longue habitude, soit qu’il fût réellement plus rude encore de jour, les boulangers préférèrent continuer comme autrefois.
Partout s’agitait une vie intense. Courbet dans un chaleureux appel disait :
Chacun se livrant sans entraves à son génie, Paris doublera son importance. Et la ville internationale européenne pourra offrir aux arts, à l’industrie, au commerce, aux transactions de toutes sortes, aux visiteurs de tous pays un ordre impérissable, l’ordre par les citoyens qui ne pourra pas être interrompu par les prétextes de prétendants monstrueux.
Adieu le vieux monde et la diplomatie
Paris en effet eut cette année-là une exposition, mais faite par le vieux monde et sa diplomatie, l’exposition des morts. Plutôt cent mille que trente-cinq mille cadavres furent étendus en une Morgue immense dans le cadre de pierre des fortifications.
Mais l’art quand même fit ses semailles, la première épopée le dira.
La commission fédérale des artistes était ainsi composée :
Peintres.
Bouvin, Corot, Courbet, Daumier, Arnaud, Dursée, Hippolyte Dubois, Feyen, Perrin, Armand Gautier, Gluck, Jules Hereau, Lançon, Eugène Leroux, Edouard Manet, François Milet, Oulevay, Picchio.
Sculpteurs.
Becquet, Agénor Chapuy, Dalou, Lagrange, Edouard Lindencher, Moreau, Vauthier, Hippolyte Moulin, Otlin, Poitevin, Deblezer.
Architectes.
Boileau fils, Delbrouck, Nicolle, Achille Oudinot, Raulin.
Graveurs lithographes.
Georges Bellanger, Bracquemont, Flameng, André Gill, Huot, Pothey.
Artistes industriels.
Émile Aubin, Boudier, Chabert, Chesneau, Fuzier, Meyer, Ottin fils, Eugène Pottier, Ranber, Rester.
Cette commission fonctionnait depuis le milieu d’avril tandis que l’assemblée de Versailles propageait les soi-disant tendances de la Commune à détruire les arts, les sciences.
Les musées étaient ouverts au public comme le jardin des Tuileries et autres aux enfants.
À l’Académie des sciences les savants discutaient en paix, sans s’occuper de la Commune qui ne pesait pas sur eux.
Thénard, les Becquerel père et fils, Elie de Beaumont se réunissaient comme de coutume. A la séance du 3 avril par exemple, M. Sedillot envoya une brochure sur le pansement des blessures sur le champ de bataille, le docteur Drouet sur les divers traitements du choléra, ce qui était tout à fait d’actualité, tandis que M. Simon Newcombe, un Américain, s’éloignait tout à fait du théâtre des événements et même de la terre en analysant au tableau le mouvement de la lune autour de la terre.
M. Delaunay, lui, rectifiait des erreurs d’observation météorologique sans se préoccuper d’autre chose.
Le docteur Ducaisne s’occupait de la nostalgie morale sur laquelle les remèdes moraux étaient plus puissants que les autres, il aurait pu y joindre les hantises de peur, la soif de sang, des pouvoirs qui s’écroulent.
Les savants s’occupèrent de tout dans une paix profonde, depuis la végétation anormale d’un ognon de jacinthe jusqu’aux courants électriques. M. Bourbouze chimiste, employé à la Sorbonne, avait fait un appareil électrique, par lequel il télégraphiait sans fils conducteurs à travers les courtes distances, l’académie des sciences l’avait autorisé à faire des expériences entre les ponts sur la Seine, l’eau étant un meilleur conducteur pour l’électricité que la terre.
L’expérience réussit, l’appareil fut utilisé au viaduc d’Auteuil pour communiquer avec un point de Passy investi par les lignes allemandes.
Le rapport se terminait par le récit d’une seconde expérimentation faite dans un aérostat afin de recevoir les messages envoyés d’Auteuil, par M. Bourbouze, le ballon fut entraîné par le vent, un peu moins loin, il est vrai, que celui d’Andrée fut entraîné de nos jours.
M. Chevreul, d’une voix un peu cassée, déclarait que tout en n’étant pas partisan absolu de la classification radiaire, il reconnaissait l’importance des études embryologiques.
On parla de tant et tant de choses, par exemple de la matière noire des météorites, de la reproduction de différents types par le degré de chaleur, auquel est soumise la matière, M. Chevreul encore, s’occupa des mélanges de constitutions semblables, dont les effets sont différents, de la nécessité de ne pas se borner aux phénomènes extérieurs des corps, tandis que la chimie est indispensable ; que le jour où Versailles, au nom de l’ordre, apporta la mort dans Paris, on était retourné dans les astres à propos de quelques nouveaux termes du coefficient de l’équateur titulaire de la lune, ce fut, je crois, la dernière séance.
Partout, des cours étaient ouverts, répondant à l’ardeur de la jeunesse.
On voulait tout à la fois arts, sciences, littérature, découvertes, la vie flamboyait. On avait hâte de s’échapper du vieux monde.
Louise Michel
Les premiers assauts de Versailles

Crédit Photo. Combats des 2 et 3 avril à Montrouge. « 6 à 700 cavaliers, le général Gallifet en tête, appuyaient le mouvement. »
Depuis le 18 mars Thiers s’est réfugié à Versailles. Mais pendant 15 jours, il se contraint à l’inaction militaire. L’armée versaillaise est désorganisée après son retrait de Paris et elle ne compte que 12 000 soldats. Thiers négocie donc avec Bismarck la libération de 60 000 soldats et réorganise rapidement l’armée versaillaise.
De son côté, la Commune a désigné le général Cluseret à la tête de ses troupes. Comment le massacreur des révolutionnaires de 1848 a-t-il pu se retrouver Délégué à la guerre ? Toujours est-il qu’il fait adopter par la Commune une position attentiste. Alors que début avril, la Commune encore la supériorité numérique sur les Versaillais avec 80 000 hommes et femmes de la Garde nationale à sa disposition. Mais à la mi-avril, entre les défections, les prisonniers, les morts et les blessés, la situation s’est inversée en défaveur des communards. La bienveillance du nouvel Empire allemand permet à Thiers d’avoir une armée de 130 000 hommes à cette date.
Le dimanche 3 avril, sans avertissement, sans sommation légales, à 1 heure de l’après-midi les Versaillais ouvraient le feu et jetaient des obus dans Paris. 6 à 700 cavaliers, le général Gallifet en tête, appuyaient le mouvement.
Les fédérés surpris n’étaient pas en nombre, cependant ils ripostèrent ; les Versaillais, les croyant plus nombreux, prirent la fuite, abandonnant sur la route canons et officiers.
À Paris personne ne croyait à une attaque, depuis février on n’avait plus entendu le son du canon, depuis le 28 mars on semblait vivre avec plus de sécurité, dans une atmosphère de confiance et d’espoir ; la surprise fut donc grande, d’entendre la voix du canon. On croyait à un malentendu ou à un anniversaire historique quelconque.
Mais lorsqu’on vit les voitures d’ambulances, quand le mot courut : Le siège recommence, il n’y avait plus à douter. Un même cri part de tous les quartiers : Aux barricades, on traîne des canons dans la direction de la porte Maillot et des Ternes, à 3 heures 50 000 hommes criaient : à Versailles, un grand nombre de femmes voulaient marcher en avant.
Tout à coup une mitraille des plus nourrie assaille les fédérés, ils criaient à la trahison ; une panique affreuse s’en suivit. Ils avaient espéré que le Mont Valérien ne tirerait pas.
La plus grande partie des fédérés fuient à travers champ et regagnent Paris. Le 91e seulement et quelques débris, 12 000 hommes environ gagnent Rueil, peu après Flourens arrive par la porte d’Asnières avec 1 000 hommes à peine.
Les Versaillais surpris par cette sortie n’entrent en ligne que vers les 10 heures du soir. 10 000 hommes furent envoyés dans la direction de Bougival. Des batteries placées sur le côté de Jonchère, Rueil, deux brigades de cavalerie à droite, celle de Gallifet ; à gauche, vers l’aile droite l’avant garde parisienne, une poignée d’hommes firent résistance.
Flourens fut surpris dans Rueil. Las et découragé, il se coucha sur la berge et s’endormit. Cipriani, le premier découvert veut se défendre, il est assommé. Flourens reconnu à une dépêche trouvée sur lui, est conduit sur les bords de la Seine, où il se tient debout, tête nue, les bras croisés. Un capitaine de Gendarmerie, Desmarets, se dressant sur les étriers, lui fend le crâne d’un coup de sabre, si furieux, qu’il lui fit deux épaulettes, dit un gendarme.
Cipriani, encore vivant, fut jeté avec le mort dans un petit tombereau de fumier et roulé à Versailles [1].
À l’extrême gauche Duval avait passé la nuit du 2 avril avec 6 ou 7 000 hommes. Le 3, vers 7 heures, il forme une colonne d’élite, s’avance jusqu’au petit Bicêtre, disperse les avant-postes du général du Barail ; il envoie un officier en reconnaissance, lequel annonce que les chemins sont libres, les fédérés avancent sans crainte près du hameau, mais ils se croient déjà cernés.
Les envoyés de Duval prient, menacent ; ils ne peuvent obtenir ni renforts, ni munitions, un officier ordonne la retraite. Duval abandonné est assailli par la brigade Derroja.
Le 4, à 5 heures le plateau et les villages voisins sont enveloppés par la brigade Derroja et la division Pellé :
— Rendez-vous, vous aurez la vie sauve ! Les fédérés se rendent. Aussitôt les Versaillais saisirent les soldats qui combattaient dans les rangs fédérés et les fusillent, les autres sont emmenés à Versailles, leurs officiers, tête nue, marchent en tête du convoi au petit Bicêtre, la colonne rencontre Vinoy :
— Y a-t-il un chef ?
— Moi, dit Duval qui sort des rangs.
Un autre s’avance :
— Je suis le chef d’état-major de Duval.
Le commandant des volontaires de Montrouge vint se mettre à côté d’eux.
— Vous êtes d’affreuses canailles, dit Vinoy, se tournant vers ces officiers : qu’on les fusille !
Duval et ses camarades dédaignent de répondre, franchissent le fossé, viennent s’adosser contre un mur, se serrent la main, crient : « Vive la Commune ! » Ils meurent pour elle. Un cavalier arrache les bottes de Duval et les promène comme un trophée [2].
Le général qui appelle les combattants parisiens des bandits, qui donne l’exemple de trois assassinats, n’est autre que le chenapan du Mexique.
Rien n’est plus édifiant dans cette guerre civile, que les porte-drapeaux des honnêtes gens. Leur bande accourut dans l’avenue de Paris pour recevoir les prisonniers de Châtillon, fonctionnaires, élégantes filles du monde, demi-mondaines et les filles publiques vinrent frapper les captifs des poings, des cannes, des ombrelles, arrachant képis et couvertures, criant : « L’assassin à la guillotine ! » Parmi les assassins marchaient Élysée Reclus pris avec Duval. Ils furent jetés dans les hangars de Satory et de-là, dirigés sur Brest en wagon à bestiaux [3].
Lorsque nous apprîmes ce qui s’était passé dans la journée et dans la nuit du 3 au 4, nous étions très surexcités, tous voulaient marcher au combat, malheureusement nous n’étions pas encore en état de défense, cependant le commandant Naze voyait l’impatience de ses soldats commanda : « Ceux d’entre vous qui sont a peu près équipés, qu’ils sortent des rangs, alors je vous compterai et j’irai à l’Hôtel de Ville demander des fusils. » Une trentaine se proposèrent pour allers en reconnaissance. Le commandant obtint assez de fusils et nos amis partirent, ils allèrent ainsi jusqu’à Neuilly.
Ils arrivèrent au moment d’une déroute, la panique qui s’était produite était terrible ; tous voulurent se servir de leurs fusils, à l’Hôtel de Ville on avait trouvé que des fusils à pierre (de vieux calibre), ils voulurent faire marcher la détente, elle ne fonctionnait pas tant les fusils étaient rouillés. Ils furent obligés de revenir, mais cette fois ils étaient furieux.
Notre bataillon n’était encore qu’en formation, malheureusement dans cette année de malheur, tout conspirait à ne réussir en rien et à faire échouer l’action.
La Commune, confiante en son rôle, n’avait pas l’air de prendre au sérieux l’attaque des Versaillais. Elle perdait un temps précieux en vains discours, en paroles inutiles.
L’organisation militaire était absolument défectueuse, Pas d’ordre dans les administrations, on ne savait jamais à qui s’adresser, on ne pouvait rien obtenir en son temps, tout cela paralysait le mouvement ; la patience des plus braves et des plus dévoués à la cause s’usait en pure perte.
Ce jour-là le bataillon entier protesta, ils étaient tous furieux.
Que de courage et d’énergie perdus en cette terrible et désastreuse année.
Tous nos volontaires étaient impatients, ils voulaient partir dans la nuit, coûte que coûte. Ils dirent au commandant Naze : « Si à 10 heures du soir nous ne sommes pas en état de combattre, nous irons ensemble faire tapage à l’Hôtel de Ville ; on égorge nos frères, ils sont pris dans un guet-apens sans même pouvoir se défendre ; on doit aller à leur secours, car Flourens n’a pas été tué en combattant, il a été assassiné, Duval et ses amis également ont été assassinés. »
« Mettez bas les armes disaient les Versaillais, il ne vous sera rien fait. » Puis on les postait le long d’un mur, ils étaient fusillés sans jugement ; la vie de ces hommes était entre les mains de la première brute venue.
Pendant ce temps-là, on pérorait au comité.
« Allons-nous être aussi lâches que les hommes de la défense nationale ? Disaient nos volontaires. Maintenant nous ne combattons pas seulement pour le territoire, mais pour sauver la République, nous voulons la France libre ! »
Notre commandant alla à l’Hôtel de Ville. N’ayant pas prévu qu’ils auraient à se défendre les délégués à la Commune étaient dans l’impuissance de satisfaire à tous les besoins immédiats. De tous côtés l’Hôtel de Ville était envahi par des hommes qui réclamaient des armes nécessaires au combat.
Enfin le 7, nous nous mîmes en marche du côté de Neuilly où une lutte violente se livrait.
Les Versaillais étaient à quelques pas des fortifications, tout semblait si calme qu’on ne s’en serait pas douté. .
Dans la soirée nous prîmes nos positions dans le contre-fort des remparts, nos officiers nous recommandèrent le silence absolu, disant que l’ennemi nous guettait et qu’il fallait nous préparer à combattre.
Nous étions installés tant bien que mal ; nos volontaires attendaient l’arme au pied avec courage le signal.
J’avais préparé tout ce qui est nécessaire en pareille circonstances pour nos blessés.
La nuit était sombre, il avait plu légèrement dans la soirée, le ciel avait un aspect assez étrange, tout semblait mystérieux autour de nous ; dans ce silence de mort on apercevait à l’horizon des lueurs d’incendie, on aurait entendu le froissement le plus léger.
Par maladresse un de nos amis, sans le vouloir, fit partir son fusil, ce fut le signal de la lutte, d’une lutte sauvage, il nous tomba une grêle de balles la fumée de la poudre nous aveuglait, les obus labouraient la terre. Tous furent courageux, le combat dura assez longtemps, nous allions à la mort avec conviction profonde du devoir accompli. Oh ! comme on est fort quand on a la foi, la conviction, la conscience heureuse et la gaité au cœur. Nous vengions notre chère France, outragée et vendue, nous donnions notre sang, notre vie pour la liberté ; à chaque étape sanglante nous criions : Vive la République ! Nous n’ignorions pas qu’on voulait écraser Paris pour tuer la République.
Après deux heures de lutte le feu cessa, au loin nous aperçûmes des flammes s’élevant graduellement et avec une plus grande impétuosité ; dans ce lieu presque désert, la nuit cela avait une grandeur sauvage.
La pluie avait cessé, les nuages avaient disparu, les étincelles se projetaient dans le ciel étoilé. C’était la porte de Neuilly qui brûlait, à 3 heures du matin elle était démantelée, il ne restait plus debout qu’un pan de mur, se soutenant à peine ; la flamme était si intense, éclairant l’espace d’un cercle lumineux, ce qui nous permit de voir, non à la lueur des flambeaux, mais aux reflets de l’incendie, nos désastres, et quel désastre, nos blessés et nos morts. Cette lumière fantastique se projetait sur les remparts, d’où l’on voyait nos silhouettes s’agiter sans cesse comme dans un tableau magique.
Nous attendions le jour avec impatience.
Malgré nos malheurs nous avions toujours un mot heureux pour soutenir notre courage.
Nous nous occupions de nos blessés et de nos morts que nous fîmes transporter à la mairie de Neuilly, laquelle était transformée en ambulance.
Après le devoir accompli vint le jour ; nous prîmes quelque nourriture, nous fîmes du café pour nous réchauffer, car quoi qu’on en ait dit, il n’y avait que peu de buveurs au bataillon. J’avais du cognac que ce qu’il me fallait pour ranimer nos blessés et nos mourants.
Enfin dans l’après-midi, nous prîmes un peu de repos, autour de nous tout semblait calme, nous nous couchâmes sur la terre pour y dormir. Moi-même je ni y suis installée tant bien que mal, un camarade me prêta son sac pour oreiller, pour m’élever la tète et un autre me couvrit de sa couverture.
J’étais si fatiguée que je m’endormis profondément. Les sentinelles montaient leur faction sur le rempart.
Le capitaine Letoux demanda des hommes de bonne volonté pour aller en reconnaissance ; une quinzaine d’entre eux voulurent l’accompagner. Ils explorèrent les environs immédiats, mais ne firent aucune découverte. Les autres, à leur tour, veillaient les endormis.
De nouveau une canonnade bien nourrie éclata soudain et vint nous assaillir.
Dans mon sommeil je ressentis une violente secousse semblable à un tremblement de terre, tous mes amis me crièrent : « Ne vous relevez pas ou vous êtes morte. » Sans me rendre compte de ce qu’on me disait, à demi endormie, je me soulève légèrement, instantanément je suis recouverte de terre, je ressens une forte vibration partout le corps, mes amis me croyant tuée, arrivent en hâte pour me relever ; je n’étais qu’évanouie. Un trou immense était creusé à mes pieds ; l’obus était entré en terre à quelques mètres ; ce qui me préserva de la mort, l’obus avait éclaté trop près de moi, les éclats se sont projetés de tous côtés, et comme par miracle, personne ne fut atteint, je fus épargnée. Quand je fus revenue à moi, mes compagnons m’entourèrent, inquiets ; je les rassurais. Et, je vis toute l’affection de frères qu’ils avaient pour moi ; cela me rendait heureuse. Ces chers amis avaient tous, sans exception, le plus profond respect, je les en aimais davantage.
Le repos fini, nous nous occupâmes de nos blessés. Après, nous prîmes une légère collation. Nous mîmes notre couvert sur un tapis vert aux places où l’herbe commençait à pousser. Notre service de table se composait : d’une gamelle, d’une cuillère et d’une fourchette jumelle, d’un couteau et d’un gobelet, le tout acheté au bazar à treize sous, rue de Rivoli. Quand tout fut fini, nous partîmes pour la caserne, en chantant, quoique nous eussions la mort dans l’âme, nous pensions à nos pauvres amis que nous laissions sur ce sol labouré par des obus versaillais. « Si nous mourons, disions-nous, mieux vaut mourir en chantant. » Nous narguions la mort qui n’avait pas voulu de nous.
Lorsque nous quittâmes les tranchées, il faisait nuit. Nous arrivâmes à une passerelle qu’on avait jetée sur le fossé des fortifications, mais lorsque nous fûmes engagés sur cette passerelle, elle cassa et un grand nombre d’entre nous (et moi parmi eux) tombèrent dans le fossé ; plusieurs furent blessés légèrement, un officier eut trois côtes enfoncées en tombant sur les fusils des camarades ; il ne faisait pas clair, il était difficile de se tirer de là ; enfin on alluma des fanaux et encore une fois nous dûmes nous extriquer, personne ne fut gravement atteint, moi j’eus le bonheur de tomber un des derniers, je ne me fis aucun mal. C’est ainsi que nous rentrâmes à Paris.
Victorine Brocher
Déclaration au peuple français

Crédit Photo. Marins, infanterie de marine et 74e de ligne fusillant dans le Père-Lachaise, le samedi 27 mai à 8 heures du soir. © Collection du musée de l’Histoire vivante.
Dans le conflit douloureux et terrible, qui impose une fois encore à Paris les horreurs du siège et du bombardement, qui fait couler le sang français, qui fait périr nos frères, nos femmes, nos enfants écrasés sous les obus et la mitraille, il est nécessaire que l’opinion publique ne soit pas divisée, que la conscience nationale ne soit point troublée.
Il faut que Paris et le pays tout entier sachent quelle est la nature, la raison, le but de la révolution qui s’accomplit. Il faut enfin que la responsabilité des deuils, des souffrances et des malheurs, dont nous sommes les victimes, retombent sur ceux, qui, après avoir trahi la France et livré Paris à l’étranger, poursuivent avec une aveugle et cruelle obstination la ruine de la capitale, afin d’enterrer, dans le désastre de la république et de la liberté, le double témoignage de leur trahison et de leur crime.
La Commune a le devoir d’affirmer et de déterminer les aspirations et les vœux de la population de Paris ; de préciser le caractère du mouvement du 18 mars, incompris, inconnu et calomnié par les hommes politiques qui siègent à Versailles.
Cette fois encore, Paris travaille et souffre pour la France entière, dont il prépare, par ses combats et ses sacrifices, la régénération intellectuelle, morale, administrative et économique, la gloire et la prospérité.
Que demande-t-il ?
La reconnaissance et la consolidation de la république, seule forme de gouvernement compatible avec les droits du peuple et le développement régulier et libre de la société ; L’autonomie absolue de la Commune étendue à toutes les localités de la France, et assurant à chacune l’intégralité de ses droits, et à tout Français le plein exercice de ses facultés et de ses aptitudes, comme homme, citoyen et travailleur ; L’autonomie de la Commune n’aura pour limites que le droit d’autonomie égal pour toutes les autres communes adhérentes au contrat, dont l’association doit assurer l’unité française ; Les droits inhérents à la Commune son : Le vote du budget communal, recettes et dépenses ; la fixation et la répartition de l’impôt ; la direction des services locaux ; l’organisation de sa magistrature, de la police intérieure et de l’enseignement ; l’administration des biens appartenant à la Commune ; Le choix par l’élection ou le concours, avec la responsabilité et le droit permanent de contrôle et de révocation, des magistrats ou fonctionnaires communaux de tous ordres ; La garantie absolue de la liberté individuelle, de la liberté de conscience et de la liberté du travail ; L’intervention permanente des citoyens dans les affaires communales par la libre manifestation de leurs idées, la libre défense de leurs intérêts : garanties données à ces manifestations par la Commune, seule chargée de surveiller et d’assurer le libre et juste exercice du droit de réunion et de publicité ; L’organisation de la défense urbaine et de la Garde nationale, qui élit ses chefs et veille seule au maintien de l’ordre dans la cité.
Paris ne veut rien de plus à titre de garanties locales, à condition, bien entendu, de retrouver dans la grande administration centrale, délégation des communes fédérées, la réalisation et la pratique des mêmes principes.
Mais, à la faveur de son autonomie et profitant de sa liberté d’action, Paris se réserve d’opérer comme il l’entendra, chez lui, les réformes administratives et économiques que réclame sa population ; de créer des institutions propres à développer et propager l’instruction, la production, l’échange et le crédit ; à universaliser le pouvoir et la propriété, suivant les nécessités du moment, le vœu des intéressés et les données fournies par l’expérience.
Nos ennemis se trompent ou trompent le pays, quand ils accusent Paris de vouloir imposer sa volonté ou sa suprématie au reste de la nation, et de prétendre à une dictature qui serait un véritable attentat contre l’indépendance et la souveraineté des autres communes.
Ils se trompent ou trompent notre pays, quand ils accusent Paris de poursuivre la destruction de l’unité française, constituée par la Révolution, aux acclamations de nos pères, accourus à la fête de la Fédération de tous les points de la vieille France.
L’unité, telle qu’elle nous a été imposée jusqu’à ce jour par l’empire, la monarchie et le parlementarisme, n’est que la centralisation despotique, inintelligente, arbitraire ou onéreuse.
L’unité politique, telle que la veut Paris, c’est l’association volontaire de toutes les initiatives locales, le concours spontané et libre de toutes les énergies individuelles en vue d’un but commun, le bien-être, la liberté et la sécurité de tous.
La révolution communale, commencée par l’initiative populaire du 18 mars, inaugure une ère nouvelle de politique expérimentale, positive et scientifique.
C’est la fin du vieux monde gouvernemental et clérical, du militarisme, du fonctionnarisme, de l’exploitation, de l’agiotage, des monopoles, des privilèges, auxquels le prolétariat doit son servage ; la patrie, ses malheurs et ses désastres.
Que cette chère et grande patrie, trompée par les mensonges et les calomnies, se rassure donc !
La lutte engagée entre Paris et Versailles est de celles qui ne peuvent se terminer par des compromissions illusoires ; l’issue n’en saurait être douteuse. La victoire poursuivie avec une indomptable énergie par la Garde nationale, restera à l’idée et au droit.
Nous en appelons à la France !
Avertie que Paris en armes possède autant de calme que de bravoure ; qu’il soutient l’ordre avec autant d’énergie que d’enthousiasme ; qu’il se sacrifie avec autant de raison que d’héroïsme ; qu’il ne s’est armé que par dévouement pour la liberté et la gloire de tous, que la France fasse cesser ce sanglant conflit !
C’est à la France à désarmer Versailles par la manifestation solennelle de son irrésistible volonté.
Appelée à bénéficier de nos conquêtes, qu’elle se déclare solidaire de nos efforts ; qu’elle soit notre alliée dans ce combat, qui ne peut finir que par le triomphe de l’idée communale ou par la ruine de Paris !
Quant à nous, citoyens de Paris, nous avons la mission d’accomplir la révolution moderne, la plus large et la plus féconde de toutes celles qui ont illustré l’histoire.
Nous avons le devoir de lutter et de vaincre !
Commune de Paris
Paris, le 19 avril 1871.
La semaine sanglante

Crédit Photo. Prise de la dernière barricade à l’angle de la rue de Tourtille et de la rue Ramponneau. © Collection du musée de l’Histoire vivante.
Alors que les soldats révolutionnaires étaient supérieurs en nombre aux troupes réactionnaires au début de la Commune, les fédérés ont hésité puis finalement refusé d’aller écraser l’armée de la bourgeoisie, à Versailles. Thiers et ses sbires n’auront pas ces scrupules : ils vont plonger, chaque arrondissement, chaque rue, chaque maison dans la terreur et la mort. Hommes, femmes, enfants, vieux, le bains de sang va emporter près de 100 000 habitantEs de Paris (36 000 selon Thiers), dont les corps sont jetés dans des fosses communes ou dans la Seine, ou abandonnés dans les rues. L’horreur est telle que des journaux réactionnaires belges, anglais et même versaillais (le Temps, le Siècle ou le Figaro) demandent l’arrêt de la boucherie. Les derniers combat cesseront le 28 mars, mais les assassinats de rue se poursuivront jusqu’au 15 juin. Après c’est la justice militaire qui fusillera pendant des années après la révolution communeuse.
L’égorgement commençait en silence. Assi allant du côté de la Muette vit dans la rue Beethoven des hommes qui, couchés à terre, semblaient dormir. La nuit étant claire, il reconnaît des fédérés et s’approche pour les éveiller, son cheval glisse dans une mare de sang. Les dormeurs étaient des morts, tout un poste égorgé.
L’Officiel de Versailles n’avait-il pas donné la marche pour la tuerie, on s’en souvient.
Pas de prisonniers ! Si dans le tas il se trouve un honnête homme réellement entraîné de force, vous le verrez bien ; dans ce monde-là, un honnête homme se distingue par son auréole ; accordez aux braves soldats la liberté de venger leurs camarades en faisant sur le théâtre et dans la rage même de l’action ce que le lendemain ils ne voudraient pas faire de sang-froid.
Tout était là. On persuada aux soldats qu’ils avaient à venger leurs camarades ; à ceux qui arrivaient délivrés de la captivité de Prusse, on disait que la Commune s’entendait avec les Prussiens et les crédules s’abreuvèrent de sang dans leur rage.
Afin que comme au 18 mars l’armée ne levât pas la crosse en l’air, on gorgea les soldats d’alcool mêlé, suivant l’ancienne recette, avec de la poudre et surtout entonné de mensonges ; à l’histoire trop vieille du mobile scié entre deux planches, on avait joint je ne sais quel autre conte aussi invraisemblable.
Paris, cette ville maudite qui rêvait le bonheur de tous, où les bandits du Comité central et de la Commune, les monstres du Comité de salut public et de la sûreté n’aspiraient qu’à donner leur vie pour le statut de tous, ne pouvait pas être compris par l’égoïsme bourgeois, plus féroce encore que l’égoïsme féodal, la race bourgeoise ne fut grande qu’un demi-siècle à peine, après 89. Delescluze, Dijon furent les derniers grands bourgeois semblables aux conventionnels.
Les hommes énergiques de la Commune chacun à son poste, le fardeau du pouvoir tombé de leurs épaules, le respect de la légalité anéanti par le devoir de vaincre ou de mourir ; les illusions de l’éternel soupçon dissipées dans la grandeur de leur liberté reconquise redevinrent eux-mêmes. Les aptitudes se dessinaient sans fausse modestie, sans vanités étroites :
Paris, peut-être soutiendrait la lutte ! qui sait ?
Le dix pièces de la Porte Maillot qui n’avaient pas cessé depuis six semaines tonnaient toujours, et comme toujours, un artilleur tué sur sa pièce était remplacé par celui qui se précipitait.
Jamais plus de deux servants par pièce.
Un marin Craon tenait encore en mourant les deux tire-feu qui lui suffisaient pour deux pièces, un de chaque main.
Presque tous les héros de ce poste sont restés inconnus.
Ils seront vengés ensemble à la grande révolte, le jour où sur un front de bataille large comme le monde, l’émeute se relèvera.
À l’aube du 21, la Muette était enlevée, l’armée entourait presque Paris venant rejoindre les 25 000 hommes qui s’y étaient glissés pendant la nuit.
Tout ce qui s’est passé dans ces jours-là, s’entasse comme si en quelques jours on eût vécu mille ans.
Le tocsin sonne à plein vol, la générale bat dans Paris. Les fédérés du dehors se repliaient sur Paris, on doute de l’entrée des Versaillais ! L’Observatoire de l’Arc-de-Triomphe dément la nouvelle, mais l’idée de défendre Paris domine.
Vers trois heures du matin, Dombrowski arrive au Comité de salut public, il ne comprend pas l’accusation de suite, enfin il se rend compte : — Quoi ? dit-il, on a pu me prendre pour un traître ? Tous le rassurent, lui tendent la main.
Dereure qui avait été envoyé près de lui comme Johannard près de La Cécilia, Leo Meillet près de Wrobleski ne lui avait pas avec raison parlé de ces odieux soupçons.
Il voit que la confiance est restée, mais le coup est porté, Dombrowski se fera tuer.
A la mairie de Montmartre, La Cécilia pâle, décidé à tout tenter pour la lutte, cherche à organiser la défense.
Nous nous retrouvons là, plusieurs du Comité de vigilance, le vieux Louis Moreau, Chevalot.
Avec Louis Moreau et deux autres, nous convenons d’aller nous rendre compte, pour faire sauter la butte quand les Versaillais seront entrés ; car nous sentons bien qu’ils entreront, tout en répétant : Paris vaincra ! ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’on se défendra jusqu’à la mort.
Sur la porte de la mairie, des fédérés du 61e nous rejoignent.
— Venez, me disent-ils, nous allons mourir, vous étiez avec nous le premier jour, il faut y être le dernier.
Alors, je fais promettre au vieux Moreau que la butte sautera, et je m’en vais avec le détachement du 61e au cimetière Montmartre, nous y prenons position. Quoique bien peu, nous pensions tenir, tenir longtemps.
Nous avions par places crénelé les murs avec nos mains.
Des obus fouillaient le cimetière devenant de plus en plus nombreux.
L’un de nous dit que c’était surtout le tir de la butte, qui, étant trop court, tombait sur nous, au lieu d’aller jusqu’à l’ennemi ; dès le 17 mai, on avait reconnu que ce tir était mauvais, et pendant la matinée, sons doute pour ce motif, on ne s’en était pas servi.
Presque tous les fédérés blessés l’étaient par la butte, on en avertit en les emportant à l’ambulance.
La nuit était venue, nous étions une poignée bien décidés.
Certains obus venaient par intervalles réguliers ; on eût dit les coups d’une horloge, l’horloge de la mort.
Par cette nuit claire, tout embaumée du parfum des fleurs, les marbres semblaient vivre.
Plusieurs fois nous étions allés en reconnaissance, l’obus régulier tombait toujours, les autres variaient.
Je voulus y retourner seule, cette fois l’obus tombant tout près de moi, à travers les branches me couvrit de fleurs, c’était près de la tombe de Mürger. La figure blanche jetant sur cette tombe des fleurs de marbre, faisait un effet charmant, j’y jetai une partie des miennes et l’autre, sur la tombe d’une amie, madame Poulain, qui était sur mon chemin. En retournant près de mes camarades près de la tombe sur laquelle est couchée la statue de bronze de Cavaignac, ils me dirent : cette fois, vous ne bougerez plus. Je reste avec eux, des coups de feu partent des fenêtres de quelques maisons.
Je crois que le jour est venu. Nous avons encore des blessés d’obus. La poignée se réduit et voici l’attaque ; il faut du renfort. On demande qui ira. Je suis déjà loin, ayant passé par un trou de mur. Je ne sais comment on peut aller aussi vite, et pourtant je trouve le temps long ; j’arrive à la mairie de Montmartre ; sur la place pleurait un jeune homme qu’on ne veut pas employer, il n’a pas de papiers, rien, — il me le raconte ; mais je n’ai pas le temps. — Venez, lui dis-je, et en demandant du renfort à La Cécilia, je lui montre le jeune homme, qui, lui dit-il, est étudiant, il n’a pas encore combattu, et il veut combattre.
La Cécilia le regarde, — il lui fait bon effet. — Allez, dit-il. — Avec cinquante hommes de renfort nous regagnons le cimetière, le jeune homme en est : il est heureux. En avant près de moi, marche Barois, les balles pleuvent, nous marchons vite, on se bat au cimetière. En arrivant nous entrons par le trou, ils ne sont plus là que quinze, et de nos cinquante nous ne sommes plus guère, le jeune homme est mort. — Nous sommes de moins en moins ; nous nous replions sur les barricades, elles tiennent encore.
Drapeau rouge en tête, les femmes étaient passées ; elles avaient leur barricade place Blanche, il y avait là, Elisabeth Dmitrief, madame Lemel, Malvina Poulain, Blanche Lefebvre, Excoffons. Andrée Leo était à celles des Batignolles. Plus de dix mille femmes aux jours de mai, éparses ou ensemble, combattirent pour la liberté.
J’étais à la barricade qui barrait l’entrée de la chaussée Clignancourt, devant le delta ; là, Blanche Lefebvre vint me voir.
Je pus lui offrir une tasse de café, en faisant ouvrir d’un ton menaçant, le café qui était près de la barricade. Le bonhomme fut effrayé ; mais comme il nous vit rire, il s’exécuta assez poliment, et on le laissa refermer puisqu’il avait si peur.
Blanche et moi nous nous embrassâmes, et elle retourna à sa barricade.
Un peu après passa Dombrowski à cheval avec ses officiers.
— Nous sommes perdus, me dit-il,
— Non ! lui dis-je ;
il me tendit les deux mains : c’est la dernière fois que je l’ai vu vivant.
C’est à quelques pas de là qu’il fut blessé mortellement, nous étions encore sept à la barricade, quand il passa de nouveau cette fois, couché sur une civière presque mort, on le portait à Lariboisière où il mourut.
Bientôt, des sept, nous n’étions plus que trois.
Un capitaine de fédérés, grand brun, impassible devant le désastre, il me parlait de son fils, un enfant de douze ans à qui il voulait laisser son sabre en souvenir. — Vous le lui donnerez, disait-il, comme s’il eût été probable que quelqu’un survécût.
Nous nous étions espacés tenant à nous trois toute la barricade, moi au milieu, eux de chaque côté.
Mon autre camarade était trapu, les épaules carrées, il avait les cheveux blonds et les yeux bleus ; il ressemblait beaucoup à Poulouin, l’oncle de madame Eudes, mais ce n’était pas lui.
Ce Breton-là encore, n’était plus de ceux de Charette, il mettait à sa foi nouvelle la même ardeur que sans doute il avait mise à l’ancienne quand il y croyait.
Il y avait dans cette face pâle le même sourire de sauvage, qu’avait le noir d’Issy aux dents blanches de loup. Celui-là non plus, nous ne l’avons pas revu.
A nous trois, on n’eût jamais cru que nous étions si peu ; nous tenions toujours. Tout à coup voici des gardes nationaux qui s’avancent, on cesse le feu. — Je m’écrie : — Venez, nous ne sommes que trois !
Au même moment, je me sens saisir, soulever et rejeter dans la tranchée de la barricade comme si on eût voulu m’assommer.
On le voulait en effet ! car c’étaient les Versaillais vêtus en gardes nationaux.
Un peu étourdie, je sens que je suis bien vivante, je me relève, plus rien, mes deux camarades avaient disparu. Les Versaillais étaient en train de fouiller les maisons près de la barricade, je m’en vais, ailleurs encore, comprenant que tout était perdu ; je ne voyais plus qu’une barrière possible, et je criais : — Le feu devant eux ! le feu ! le feu ! La Cécilia n’a pas eu de renforts pourtant. On se battait encore, celles des femmes qui n’avaient pas été tuées place Blanche, se rabattirent sur les plus proches, place Pigalle.
On venait d’élever une barricade dans des rues derrière la chaussée Clignancourt, à main droite en venant du delta, les Versaillais, un moment pouvaient être pris entre deux feux, pendant que les gens peu expéditifs qui étaient là, discutaient, il n’était plus temps.
Dombrowski après avoir été porté à l’Hôtel-de-Ville fut emporté pendant la nuit vers le Père-Lachaise. En passant à la Bastille, on le déposa au pied de la colonne, où à la lueur des torches qui lui faisaient une chapelle ardente, les fédérés qui allaient mourir vinrent saluer le brave qui était mort.
Il fut enterré le matin au Père-Lachaise où il dort couché dans un drapeau rouge.
— Voilà, dit Vermorel, celui qu’on a accusé de trahir !
Il ajouta :
— Jurons de ne sortir d’ici que pour mourir.
Son frère, ses officiers, une partie de ses soldats étaient autour de lui.
Les Batignolles, Montmartre, étaient pris, tout se changeait en abattoir, l’Élysée Montmartre regorgeait de cadavres. Alors, s’allumèrent comme des torches les Tuileries, le Conseil d’État, la Légion d’honneur, la Cour des Comptes.
Qui sait, si n’ayant plus leur repaire il serait aussi facile aux rois de revenir.
Hélas ! ce sont les mille et mille rois de la finance qui sont revenus avec la bourgeoisie.
Ce qu’on voyait alors, c’était surtout le souverain ; l’empire nous avait habitués ainsi.
Le despotisme commençait à avoir de multiples têtes ; il continua ainsi.
M. Thiers, sitôt qu’il connut la prise de Montmartre, le télégraphia à sa manière en province. Les flammes dardant leurs langues fourchues, lui apprirent que la Commune n’était pas morte. C’est l’heure où les dévouements ont pris leur place, l’heure aussi des représailles fatales, quand l’ennemi comme le faisait Versailles, tranche les vies humaines comme une faux dans l’herbe. Tandis qu’au Père-Lachaise on saluait pour la dernière fois Dombrowski, Vaysset, qui pour mieux conspirer avait sept domiciles à Paris, fut conduit devant toute une foule, sur le Pont-Neuf et fusillé par ordre de Ferré, pour avoir tenté de corrompre Dombrowski, il dit ces paroles étranges :
Vous répondrez de ma mort au comte de Fabrice. P... commissaire spécial de la Commune, dit alors à la foule :
Ce misérable, au nom de Versailles, a voulu acheter nos chefs militaires. Ainsi meurent les traîtres.
Tout quartier pris par Versailles était changé en abattoir. La rage du sang était si grande, que les Versaillais tuèrent de leurs propres agents allant à leur rencontre.
Les survivants du combat ont encore le XIe arrondissement. Des membres de la Commune et du comité central se sont réunis à la bibliothèque. Delescluze se lève tragique ; de sa voix pareille à un souffle, il demande que les membres de la Commune, ceints de leur écharpe, passent en revue les bataillons. — On applaudit.
Et comme venus à l’appel, des bataillons entrent par poussées dans la salle, le canon tonne, cette scène est si grande, que ceux qui entourent Delescluze croient à la possibilité de vaincre.
On demande le directeur du génie, il est absent, peut-être mort.
Le comité de salut public agira sans attendre les absents, la mort est partout, chacun doit combattre jusqu’à ce qu’il tombe.
Au faubourg Antoine, il y a trois pièces, les rues environnantes ont des barricades.
Place du Château-d’Eau, un mur de pavés et deux pièces. Brunel est au premier, Ranvier aux Buttes Chaumont.
Wrobleski à la Butte aux Cailles. On a confiance.
Il y a des fédérés aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. Qui sait si Delescluze n’a pas raison ? La Commune vaincra ! Du moins, Paris mourra invaincu.
Des femmes entassées sur les marches de la Mairie du XIe cousent en silence des sacs pour les barricades.
À la salle de la Mairie les membres de la sûreté sont là ; ils seront à la hauteur du péril.
Comme Delescluze, Ferré, Varlin, J.-B. Clément, Vermorel, ont confiance (en la mort sans doute !)
Une tourmente de mitraille enveloppe de tous côtés, elle souffle terrible place du Château-d’Eau, c’est à ce moment que Delescluze y apparaît.
Lissagaray, témoin de la mort magnifique de Delescluze, la raconte ainsi :
Avec Jourde, Vermorel, Theisz, Jaclard, et une cinquantaine de fédérés, il marchait dans la direction du Château-d’Eau.
Delescluze, dit Lissagaray, dans son vêtement ordinaire, chapeau, redingote et pantalon noirs, écharpe rouge autour de la ceinture, peu apparente, comme il la portait ; sans armes, s’appuyant sur une canne.
Redoutant quelque panique au Château-d’Eau, nous suivîmes le délégué, l’ami.
Quelques-uns de nous s’arrêtèrent à l’église Saint-Ambroise pour prendre des cartouches. Nous rencontrâmes un négociant d’Alsace, venu depuis cinq jours faire le coup de feu contre cette assemblée qui avait livré son pays ; il s’en retournait la cuisse traversée. Plus loin, Lisbonne blessé qui soutenait Vermorel, Theisz, Jaclard. Vermorel tomba à son tour grièvement blessé. Theisz et Jaclard le relèvent, l’emportent sur une civière. — Delescluze serre la main du blessé et lui dit quelques mots d’espoir.
A cinquante mètres de la barrière le peu de gardes qui ont suivi Delescluze s’effacent, car les projectiles obscurcissent l’entrée du boulevard.
Le soleil se couchait derrière la place. Delescluze sans regarder s’il était suivi, s’avançait du même pas, le seul être vivant sur la chaussée du boulevard Voltaire. Arrivé à la barricade, il obliqua à gauche et gravit les pavés.
Pour la dernière fois cette face austère encadrée dans sa courte barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort.
Subitement Delescluze disparut, il venait de tomber foudroyé sur la place du Château-d’Eau.
Quelques hommes voulurent le relever, trois ou quatre tombèrent, il ne fallait plus songer qu’à la barricade, rallier ses rares défenseurs. Johannard au milieu de la chaussée, élevant son fusil et pleurant de colère, criait aux terrifiés : — Non, vous n’êtes pas dignes de défendre la Commune.
La pluie tomba, nous revînmes laissant abandonné aux outrages d’un adversaire sans respect de la mort le corps de notre pauvre ami ; il n’avait prévenu personne, même ses plus intimes. Silencieux, n’ayant pour confident que sa conscience sévère, Delescluze marcha à la barricade comme les anciens montagnards allèrent à l’échafaud.
(Lissagaray, Histoire de la Commune.)
Le sang coulait à flots dans tous les arrondissements pris par Versailles. Par places, les soldats lassés de carnage s’arrêtaient comme des fauves repus.
Sans les représailles, la tuerie eût été plus large encore.
Seul le décret sur les otages empêcha Gallifet, Vinoy, et les autres, d’opérer l’égorgement complet des habitants de Paris.
Un commencement d’exécution de ce décret fit retirer aux pelotons d’exécution, des prisonniers qu’à coups de crosse de fusil on poussait au mur, où par tas restaient les morts et les mourants.
Nous avons rencontré en Calédonie, quelques-uns de ces échappés de la mort.
Rochefort raconte ainsi ce qui lui fut dit par un compagnon de route ou plutôt de cage dans les antipodes ; il racontait ceci :
On venait d’exécuter une quinzaine de prisonniers, son tour était venu, il avait été collé au mur un mouchoir sur les yeux, car ces supplicieurs y mettaient parfois des formes.
Il attendait les douze balles qui devaient lui revenir et commençait à trouver le temps un peu long, — tout à coup un sergent vint lui délier le bandeau fatal, tout en criant aux hommes du peloton d’exécution : — Demi- tour à gauche.
Qu’y a-t-il ? demanda le patient.
Il y a, répondit d’un ton plein de regret le lieutenant chargé de commander le feu, que la Commune vient de décréter qu’elle aussi fusillerait les prisonniers si nous continuions à fusiller les vôtres, et que le gouvernement interdit maintenant les exécutions sommaires.
C’est ainsi que trente fédérés furent en même temps que celui-là rendus à la vie, mais non à la liberté, car on les envoya sur les pontons d’où mon camarade de geôle partit en même temps que moi pour la Nouvelle- Calédonie.
(Henri Rochefort, Aventures de ma vie, 3e volume.)
Les exécutions sommaires reprirent après le triomphe de Versailles ; les soldats eurent comme des bouchers les bras rouges de sang ; le gouvernement n’avait plus rien à craindre.
On verra combien du côté de la Commune le nombre des exécutions fut infime ! devant les trente-cinq mille, officiellement avoués, qui sont plutôt cent mille et plus.
Reconnu par un bataillon qu’il avait insulté, et accusé sur nombreux témoignages, d’intelligence avec Versailles, le comte de Beaufort fut passé par les armes, malgré l’intervention de la cantinière Marguerite Guinder, femme Lachaise, qui fit tout au monde pour le sauver. Elle fut plus tard accusée de sa mort et même d’avoir insulté son cadavre, comme si cette généreuse femme eût dû subir une punition pour avoir voulu sauver un traître !
Chaudey arrêté depuis quelques semaines sous l’inculpation d’avoir le 22 janvier ordonné de mitrailler la foule, n’eût pas été fusillé sans le redoublement de cruautés de Versailles, malgré la dépêche à Jules Ferry datée de l’Hôtel-de-Ville le 22 janvier, à 2 heures 50 de l’après-midi.
Chaudey consent à rester là, mais prenez des mesures le plus tôt possible pour balayer la place ; je vous transmets du reste l’avis de Chaudey.
Cambon
Et malgré même, des propos tels que ceux-ci : Les plus forts fusilleront les autres sans les égorgements de Versailles — il avait semblé avant son emprisonnement être moins hostile. Que sa mort comme toutes les autres, comme toutes les fatalités de l’époque retombe sur les monstres qui égorgeant à même le troupeau firent des représailles un devoir !
Qu’on fouille les puits ! les carrières, les pavés des rues, Paris entier est plein de morts et tant de cendres ont été jetées aux vents, que partout aussi elles ont couvert la terre.
Ceux qui formaient le peloton d’exécution des premiers otages, farouches volontaires qui jusqu’alors avaient été les plus doux des hommes, ne s’écriaient-ils pas : Moi, je venge mon père. Moi, mon fils ; moi, je venge ceux qui n’ont personne !
Pensez-vous si la bataille recommence que tout souvenir soit enseveli sous la terre et que le sang versé ne fleurisse jamais.
La vengeance des déshérités ! elle est plus grande que la terre elle-même.
Les légendes les plus folles coururent sur les pétroleuses, il n’y eut pas de pétroleuses — les femmes se battirent comme des lionnes, mais je ne vis que moi criant le feu ! le feu devant ces monstres !
Non pas des combattantes, mais de malheureuses mères de famille, qui dans les quartiers envahis se croyaient protégées, par quelque ustensile, faisant voir qu’elles allaient chercher de la nourriture pour leurs petits (une boîte au lait, par exemple) étaient regardées comme incendiaires, porteuses de pétrole, et collées au mur ! — Ils les attendirent longtemps leurs petits !
Quelques enfants, sur les bras des mères, étaient fusillés avec elle, les trottoirs étaient bordés de cadavres.
Comme si on eût pu dire à des mères, nous voulons mourir invaincus sous Paris en cendres ?
L’Hôtel-de-Ville brûlait comme un lampadaire ! en face, un mur de flammes fouettées par le vent, elle se reflétait, la flamme vengeresse dans les lacs de sang, passant sous les portes des casernes, dans les rues, partout.
Bientôt de la caserne Lobau le sang en deux ruisseaux s’en alla vers la Seine : longtemps il y coula rouge.
Millière sur les marches du Panthéon tombe en criant : Vive l’humanité ! Ce cri fut prophétique, c’est celui qui aujourd’hui nous rassemble.
Rigaud fut assassiné rue Gay-Lussac où il demeurait, à l’heure même où le quartier fut pris. P. ce même commissaire de la Commune qui assistait à l’exécution de Vaysset, passant rue Gay-Lussac dans le silence d’épouvante qui régnait après la victoire de l’ordre, leva les yeux, vers un logement, où demeuraient des amis de Gaston Dacosta, une personne était à la fenêtre regardant à terre, elle semblait lui indiquer quelque chose.
Il aperçut alors un cadavre, étendu les bras en croix contre le trottoir ; son uniforme était ouvert, ses galons arrachés, les pieds blancs et petits étaient nus, ayant été déchaussés suivant l’usage de Versailles ; — la tête était toute pleine de sang, qui d’un petit trou au front ruisselait sur la barbe et le visage, le rendant méconnaissable.
Un témoin oculaire lui raconta que Rigaud en arrivant devant la maison qu’il habitait, portait son uniforme de commandant du 114e bataillon, qu’il avait pour le combat.
Son intention était de brûler les papiers qui étaient dans son logement.
Les soldats l’avaient suivi à son uniforme ; ils entrèrent presque en même temps que lui et feignirent de prendre le propriétaire, un nommé Chrétien pour un officier fédéré afin que la peur lui fît livrer celui qu’ils avaient vu entrer.
Comme Chrétien protestait, Rigaud entendit, et s’écria : — Je ne suis pas un lâche, et toi, sauve-toi.
Il descendit fièrement, détacha sa ceinture, donna son sabre et son revolver, et suivit ceux qui l’arrêtaient.
Au milieu de la rue ils rencontrèrent un officier de l’armée régulière qui s’écria :
Quel est encore ce misérable ? et s’adressant au prisonnier l’invita à crier : Vive Versailles !
Vous êtes des assassins, répondit Rigaud. Vive la Commune !
Ce furent ses dernières paroles, l’officier, un sergent, prit son revolver et lui brûla la cervelle à bout portant, la balle avait fait au milieu du front ce petit trou noir d’où coulait le sang.
Pendant longtemps personne ne voulut croire à la mort de Rigaud, certains assuraient l’avoir vu à la tête de son bataillon, mais comme il était très brave il fallut bien à sa longue absence, reconnaître qu’il était mort.
Depuis l’entrée de l’armée de Versailles, les gardes nationaux de l’ordre excitaient l’armée à la tuerie : les uns ayant trahi, les autres ayant peur qu’on ne les prît pour des révoltés, ils eussent égorgé la terre, ces imbéciles ayant la férocité des tigres.
La plupart cherchant à donner des gages à Versailles, indiquaient dans les quartiers envahis les partisans de la Commune, faisant fusiller ceux à qui ils en voulaient.
Les coups sourds des canons, le crépitement des balles, les plaintes du tocsin, le dôme de fumée traversé de langues de flammes disaient que l’agonie de Paris n’était pas terminée et que Paris ne se rendrait pas.
Tous les incendies d’alors ne furent pas le fait de la Commune, certains propriétaires ou commerçants afin d’être richement indemnisés de bâtisses ou de marchandises dont ils ne savaient que faire, y mirent le feu.
D’autres incendies furent allumés par les bombes incendiaires de Versailles, ou s’enflammèrent.
Celui du ministère des finances fut à l’aide de faux attribué à Ferré, qui ne l’eût pas nié s’il l’eût fait : — il gênait la défense.
Parmi les volontaires du massacre qui donnent des gages de fidélité à Versailles en l’assistant dans la tuerie, furent, dit-on, un vieux, ancien maire d’un arrondissement, un chef de bataillon qui trahissait la Commune, des brassardiers simples amateurs de tuerie ; ils conduisent les meutes versaillaises en démence eux- mêmes.
La chasse aux fédérés était largement engagée, on égorgeait dans les ambulances ; un médecin, le docteur Faneau qui ne voulut pas livrer ses blessés, fut lui-même passé par les armes.
— Quelle scène !
L’armée de Versailles rôde essayant de tourner par le canal, par les remparts, les derniers défenseurs de Paris.
La barricade du faubourg Antoine est prise, les combattants fusillés, quelques-uns, réfugiés dans la cour de la cité Parchappe attendent : ils n’ont pas d’autre asile ; l’institutrice, mademoiselle Lonchamp leur montre un endroit du mur où ils peuvent s’échapper par un trou qu’ils agrandissent, les voilà sauvés.
Versailles étend sur Paris un immense linceul rouge de sang ; un seul angle n’est pas encore rabattu sur le cadavre.
Les mitrailleuses moulent dans les casernes. On tue comme à la chasse ; c’est une boucherie humaine : ceux qui, mal tués, restent debout ou courent contre les murs, sont abattus à loisir.
Alors on se souvient des otages, des prêtres, trente-quatre agents de Versailles et de l’Empire sont fusillés.
Il y a dans l’autre poids de la balance des montagnes de cadavres. Le temps est passé où la Commune disait : il n’y a pas de drapeau pour les veuves et les orphelins, la Commune vient d’envoyer du pain à 74 femmes de ceux qui nous fusillent. Il n’était pas éloigné pourtant de bien des jours, mais ce n’était plus l’heure de la miséricorde.
Les portes du Père-Lachaise où se sont réfugiés des fédérés pour les derniers combats sont battues en brèche par les canons.
La Commune n’a plus de munitions, elle ira jusqu’à la dernière cartouche.
La poignée de braves du Père-Lachaise se bat à travers les tombes contre une armée, dans les fosses, dans les caveaux au sabre, à la baïonnette, à coups de crosse de fusil ; les plus nombreux, les mieux armés, l’armée qui garda sa force pour Paris assomme, égorge les plus braves.
Au grand mur blanc qui donne sur la rue du Repos, ceux qui restent de cette poignée héroïque, sont fusillés à l’instant. Ils tombent en criant : Vive la Commune !
Là comme partout, des décharges successives achèvent ceux que les premières ont épargnés ; quelques-uns achèvent de mourir sous les tas de cadavres ou sous la terre.
Une autre poignée, ceux des dernières heures ceints de l’écharpe rouge s’en vont vers la barricade de la rue Fontaine-au-Roi ; d’autres membres de la Commune et du comité central viennent se joindre à ceux-là et dans cette nuit de mort majorité et minorité se tendent la main.
Sur la barricade flotte un immense drapeau rouge : il y a là les deux Ferré Théophile et Hippolyte, J.-B. Clément, Cambon, un garibaldien, Varlin, Vermorel, Champy.
La barricade de la rue Saint-Maur vient de mourir, celle de la rue Fontaine-au-Roi s’entête, crachant la mitraille à la face sanglante de Versailles.
On sent la bande furieuse des loups qui s’approchent, il n’y a plus à la Commune qu’une parcelle de Paris, de la rue du faubourg du Temple au boulevard de Belleville.
Rue Ramponeau, un seul combattant à une barricade arrêta un instant Versailles.
Les seuls encore debout, en ce moment où se tait le canon du Père-Lachaise, sont ceux de la rue Fontaine-au-Roi.
Ils n’ont plus pour longtemps de mitraille, celle de Versailles tonne sur eux.
Au moment où vont partir leurs derniers coups, une jeune fille venant de la barricade de la rue Saint-Maur arrive leur offrant ses services : ils voulaient l’éloigner de cet endroit de mort, elle resta malgré eux.
Quelques instants après la barricade jetant en une formidable explosion tout ce qui lui restait de mitraille, mourut dans cette décharge énorme, que nous entendîmes de Satory ; ceux qui étaient prisonniers ; à l’ambulancière de la dernière barricade et de la dernière heure, J.-B. Clément dédia longtemps après la chanson des Cerises. — Personne ne la revit.
J’aimerai toujours le temps des cerises C’est de ce temps-là, que je garde au cœur, Une place ouverte.
Et dame fortune en m’étant offerte, Ne saurait jamais calmer ma douleur.
J’aimerai toujours le temps des cerises, Et le souvenir que je garde au cœur.
J.-B. Clément
La Commune était morte, ensevelissant avec elle des milliers de héros inconnus.
Ce dernier coup de canon à double charge énorme et lourd ! Nous sentions bien que c’était la fin ; mais tenaces comme on l’est dans la défaite, nous n’en convenions pas.
Comme je prétendais en avoir entendu d’autres, un officier qui était là, pâlit de fureur, ou peut-être de crainte, que ce ne fût la vérité.
Ce même dimanche 28 mai, le maréchal Mac-Mahon fit afficher dans Paris désert :
Habitants de Paris,
L’armée de la France est venue vous sauver ! Paris est délivré, nos soldats ont enlevé en quatre heures les dernières positions occupées par les insurgés. Aujourd’hui la lutte est terminée, l’ordre, le travail, la sécurité vont renaître.
Le maréchal de France commandant
en chef.
Mac-Mahon, duc de Magenta.
Ce dimanche-là, du côté de la rue de Lafayette fut arrêté Varlin : on lui lia les mains et son nom ayant attiré l’attention, il se trouva bientôt entouré par la foule étrange des mauvais jours.
On le mit au milieu d’un piquet de soldats pour le conduire à la butte qui était l’abattoir.
La foule grossissait, non pas celle que nous connaissions houleuse, impressionnable, généreuse, mais la foule des défaites qui vient acclamer les vainqueurs et insulter les vaincus, la foule du væ victis éternel.
La Commune était à terre, cette foule, elle, aidait aux égorgements.
On allait d’abord fusiller Varlin près d’un mur, au pied des buttes, mais une voix s’écria : — Il faut le promener encore ; d’autres criaient : — Allons rue des Rosiers.
Les soldats et l’officier obéirent ; Varlin toujours les mains liées, gravit les buttes, sous l’insulte, les cris, les coups ; il y avait environ deux mille de ces misérables ; il marchait sans faiblir, la tête haute, le fusil d’un soldat partit sans commandement et termina son supplice, les autres suivirent. — Les soldats se précipitèrent pour l’achever, il était mort.
Tout le Paris réactionnaire et badaud, celui qui se cache aux heures terribles n’ayant plus rien à craindre vint voir le cadavre de Varlin. Mac-Mahon secouant sans cesse les huit cents et quelques cadavres qu’avait faits la Commune, légalisait aux yeux des aveugles, la terreur et la mort.
Vinoy, Ladmirault, Douay, Clinchamp, dirigeaient l’abattoir écartelant, dit Lissagaray, Paris, à quatre commandements.
Combien eût été plus beau le bûcher qui, vivants nous eût ensevelis, que cet immense charnier ! Combien les cendres semées aux quatre vents pour la liberté eussent moins terrifié les populations, que ces boucheries humaines !
Il fallait aux vieillards de Versailles ce bain de sang pour réchauffer leurs vieux corps tremblants. [...]
Louise Michel
Les leçons de la Commune

Crédit Photo. Des fédérés sur une barricade.
Ce texte est paru, en 1921, en préface du livre de Talès, la Commune de 1871.
Chaque fois que nous étudions l’histoire de la Commune, nous la voyons sous un nouvel aspect grâce à l’expérience acquise par les luttes révolutionnaires ultérieures, et surtout par les dernières révolutions, non seulement par la révolution russe, mais par les révolutions allemande et hongroise. La guerre franco-allemande fut une explosion sanglante présage d’une immense boucherie mondiale, la Commune de Paris, un éclair, présage d’une révolution prolétarienne mondiale.
La Commune nous montre l’héroïsme des masses ouvrières, leur capacité de s’unir en un seul bloc, leur don de se sacrifier au nom de l’avenir, mais elle nous montre en même temps l’incapacité des masses à choisir leur voie, leur indécision dans la direction du mouvement, leur penchant fatal à s’arrêter après les premiers succès, permettant ainsi à l’ennemi de se ressaisir, de rétablir sa position.
La Commune est venue trop tard. Elle avait toutes les possibilités de prendre le pouvoir le 4 septembre et cela aurait permis au prolétariat de Paris de se mettre d’un seul coup à la tête des travailleurs du pays dans leur lutte contre toutes les forces du passé, contre Bismarck aussi bien que contre Thiers. Mais le pouvoir tomba aux mains des bavards démocratiques, les députés de Paris. Le prolétariat parisien n’avait ni un parti, ni des chefs auxquels il aurait été étroitement lié par les luttes antérieures. Les patriotes petits-bourgeois, qui se croyaient socialistes et cherchaient l’appui des ouvriers, n’avaient en fait aucune confiance en eux. Ils ébranlaient la foi du prolétariat en lui-même, ils étaient continuellement à la recherche d’avocats célèbres, de journalistes, de députés, dont tout le bagage ne consistait qu’en une dizaine de phrases vaguement révolutionnaires, afin de leur confier la direction du mouvement.
La raison pour laquelle Jules Favre, Picard, Garnier-Pagès et Cie ont pris le pouvoir à Paris le 4 septembre, est la même que celle qui a permis à Paul-Boncour, à A. Varenne, à Renaudel et à plusieurs autres, d’être pendant un temps les maîtres du parti du prolétariat.
Les Renaudel et les Boncour et même les Longuet et les Pressemane par leurs sympathies, leurs habitudes intellectuelles et leurs procédés, sont beaucoup plus proches de Jules Favre et de Jules Ferry, que du prolétariat révolutionnaire. Leur phraséologie socialiste n’est qu’un masque historique qui leur permet de s’imposer aux masses. Et c’est justement parce que Favre, Simon, Picard et les autres ont usé et abusé de la phraséologie démocratico-libérale, que leurs fils et leurs petits-fils ont été obligés d’avoir recours à la phraséologie socialiste. Mais les fils et les petits-fils sont restés dignes de leurs pères et continuent leur œuvre. Et quand il faudra décider non pas la question de la composition d’une clique ministérielle, mais celle beaucoup plus importante de savoir quelle classe en France doit prendre le pouvoir, Renaudel, Varenne, Longuet et leurs pareils seront dans le camp de Millerand –collaborateur de Galliffet, le bourreau de la Commune... Lorsque les bavards réactionnaires des salons et du Parlement se trouvent face à face, dans la vie, avec la Révolution, ils ne la reconnaissent jamais.
Le parti ouvrier – le vrai – n’est pas une machine à manœuvres parlementaires, c’est l’expérience accumulée et organisée du prolétariat. C’est seulement à l’aide du parti, qui s’appuie sur toute l’histoire de son passé, qui prévoit théoriquement les voies du développement, toutes ses étapes et en extrait la formule de l’action nécessaire, que le prolétariat se libère de la nécessité de recommencer toujours son histoire : ses hésitations, son manque de décision, ses erreurs.
Le prolétariat de Paris n’avait pas un tel parti. Les socialistes bourgeois, dont fourmillait la Commune, levaient les yeux au ciel, attendaient un miracle ou bien une parole prophétique, hésitaient et pendant ce temps-là, les masses tâtonnaient, perdaient la tête à cause de l’indécision des uns et de la franchise des autres. Le résultat fut que la Révolution éclata au milieu d’elles, trop tard. Paris était encerclé.
Six mois s’écoulèrent avant que le prolétariat eût rétabli dans sa mémoire les leçons des révolutions passées, des combats d’autrefois, des trahisons réitérées de la démocratie, et s’emparât du pouvoir.
Ces six mois furent une perte irréparable. Si en septembre 1870, à la tête du prolétariat de France s’était trouvé le parti centralisé de l’action révolutionnaire, toute l’histoire de la France, et avec elle toute l’histoire de l’humanité, auraient pris une autre direction.
Si le 18 mars le pouvoir se trouva entre les mains du prolétariat de Paris, ce ne fut pas qu’il s’en fut emparé consciemment, mais parce que ses ennemis avaient quitté Paris.
Ces derniers perdaient du terrain de plus en plus, les ouvriers les méprisaient et les détestaient, la petite-bourgeoisie n’avait plus confiance en eux et la haute bourgeoisie craignait qu’ils ne fussent pas capables de la défendre. Les soldats étaient hostiles aux officiers. Le gouvernement s’enfuit de Paris pour concentrer ailleurs ses forces. Et ce fut alors que le prolétariat devint maître de la situation.
Mais il ne comprit que le lendemain. La Révolution tomba sur lui sans qu’il s’y attendit.
Ce premier succès fut une nouvelle source de passivité. L’ennemi s’était enfui à Versailles. N’était-ce pas une victoire ? En ce moment on aurait pu écraser la bande gouvernementale presque sans effusion de sang. A Paris, on aurait pu faire prisonniers tous les ministres, avec Thiers en tête. Personne n’aurait levé la main pour les défendre. On ne l’a pas fait. Il n’y avait pas d’organisation de parti centralisée, ayant une vue d’ensemble sur les choses et des organes spéciaux pour réaliser ses décisions.
Les débris de l’infanterie ne voulaient pas reculer sur Versailles. Le fil qui liait les officiers et les soldats était bien mince. Et s’il y avait eu à Paris un centre dirigeant de parti, il aurait incorporé dans les armées en retraite –puisqu’il y avait possibilité de retraite– quelques centaines ou bien quelques dizaines d’ouvriers dévoués, et en leur donnant les directives suivantes : exciter le mécontentement des soldats contre les officiers et profiter du premier moment psychologique favorable pour libérer les soldats des officiers et les ramener à Paris pour s’unir avec le peuple. Cela pouvait être facilement réalisé, d’après l’aveu même des partisans de Thiers. Personne n’y pensa. Il n’y eut personne pour y penser. En présence des grands événements, d’ailleurs, de telles décisions ne peuvent être prises que par un parti révolutionnaire qui attend une révolution, s’y prépare, ne perd pas la tête, par un parti qui est habitué d’avoir une vue d’ensemble et n’a pas peur d’agir.
Et précisément le prolétariat français n’avait pas de parti d’action.
Le Comité central de la Garde nationale est, en fait, un Conseil de Députés des ouvriers armés et de la petite-bourgeoisie. Un tel Conseil élu immédiatement par les masses qui ont pris la voie révolutionnaire, représente un excellent appareil d’action. Mais il reflète en même temps et justement à cause de sa liaison immédiate et élémentaire avec les masses qui sont dans l’état où les a trouvées la révolution, non seulement tous les côtés forts, mais aussi tous les côtés faibles des masses, et il reflète d’abord les côtés faibles plus encore que les côtés forts : il manifeste l’esprit d’indécision, d’attente, la tendance à être inactif après les premiers succès.
Le Comité central de la Garde nationale avait besoin d’être dirigé. Il était indispensable d’avoir une organisation incarnant l’expérience politique du prolétariat et toujours présente –non seulement au Comité central, mais dans les légions, dans les bataillons, dans les couches les plus profondes du prolétariat français. Au moyen des Conseils de Députés — dans le cas donné c’était des organes de la Garde nationale — le parti aurait pu être en contact continuel avec les masses, connaître leur état d’esprit ; son centre dirigeant aurait pu donner chaque jour un mot d’ordre qui, par des militants du parti, aurait pénétré dans les masses, unissant leur pensée et leur volonté.
À peine le gouvernement eut-il reculé sur Versailles, que la Garde nationale se hâta de dégager sa responsabilité, au moment même où cette responsabilité était énorme. Le comité central imagina des élections « légales » à la Commune. Il entra en pourparlers avec les maires de Paris pour se couvrir, à droite, par la « légalité ».
Si l’on avait préparé en même temps une violente attaque contre Versailles, les pourparlers avec les maires auraient été une ruse militaire pleinement justifiée et conforme au but. Mais, en réalité, ces pourparlers n’étaient menés que pour échapper par un miracle quelconque à la lutte. Les radicaux petits-bourgeois et les socialistes-idéalistes, respectant la « légalité » et les gens qui incarnaient une parcelle de l’état « légal », les députés, les maires, etc., espéraient au fond de leurs âmes que Thiers s’arrêterait respectueusement devant le Paris révolutionnaire, aussitôt que ce dernier se couvrirait de la Commune « légale ».
La passivité et l’indécision furent dans ce cas appuyés par le principe sacré de la fédération et d’autonomie. Paris, voyez-vous n’est qu’une commune parmi d’autres communes. Paris ne veut en imposer à personne ; il ne lutte pas pour la dictature, si ce n’est pour la « dictature de l’exemple ».
En somme, ce ne fut qu’une tentative pour remplacer la révolution prolétarienne, qui se développait, par une réforme petite-bourgeoise : l’autonomie communale. La vraie tâche révolutionnaire consistait à assurer au prolétariat le Pouvoir dans tout le pays. Paris en devait servir de base, d’appui, de place d’armes. Et, pour atteindre ce but, il fallait, sans perdre de temps, vaincre Versailles et envoyer par toute la France des agitateurs, des organisateurs, de la force armée. Il fallait entrer en contact avec les sympathisants, raffermir les hésitants et briser l’opposition des adversaires. Au lieu de cette politique d’offensive et d’agression qui pouvait seule sauver la situation les dirigeants de Paris essayèrent de s’enfermer dans leur autonomie communale : ils n’attaqueront pas les autres, si les autres ne les attaquent pas ; chaque ville a son droit sacré de self-government. Ce bavardage idéaliste –du genre de l’anarchisme mondain– couvrait en réalité la lâcheté devant l’action révolutionnaire qui devait être menée sans arrêt jusqu’à son terme, car, autrement, il ne fallait pas commencer...
L’hostilité à l’organisation centraliste – héritage du localisme et de l’autonomisme petit-bourgeois – est sans doute le côté faible d’une certaine fraction du prolétariat français. L’autonomie des sections, des arrondissements, des bataillons, des villes, est pour certains révolutionnaires la garantie supérieure de la vraie activité et de l’indépendance individuelle. Mais c’est là une grande erreur, qui a coûté bien cher au prolétariat français.
Sous forme de « lutte contre le centralisme despotique » et contre la discipline « étouffante » se livre une lutte pour la propre conservation des divers groupes et sous-groupes de la classe ouvrière, pour leurs petits intérêts, avec leurs petits leaders d’arrondissement et leurs oracles locaux. La classe ouvrière tout entière, tout en conservant son originalité de culture et ses nuances politiques, peut agir avec méthode et fermeté, sans rester en arrière des événements et en dirigeant chaque fois ses coups mortels contre les parties faibles de ses ennemis, à condition qu’à sa tête, au-dessus des arrondissements, des sections, des groupes, se trouve un appareil centralisé et lié par une discipline de fer. La tendance vers le particularisme, quelque forme qu’elle revête est un héritage du passé mort. Plus tôt le communisme français – communisme socialiste et communisme syndicaliste – s’en délivrera, mieux ce sera pour la réalisation prolétarienne.
Le parti ne crée pas la révolution à son gré, il ne choisit pas à sa guise le moment pour s’emparer du pouvoir, mais il intervient activement dans les événements, pénètre à chaque instant l’état d’esprit des masses révolutionnaires et évalue la force de résistance de l’ennemi, et détermine ainsi le moment le plus favorable à l’action décisive. C’est le côté le plus difficile de sa tâche. Le parti n’a pas de décision valable pour tous les cas. Il faut une théorie juste, une liaison étroite avec les masses, la compréhension de la situation, un coup d’œil révolutionnaire, une grande décision. Plus un parti révolutionnaire pénètre profondément dans tous les domaines de la lutte prolétarienne, plus il est uni par l’unité du but et par celle de la discipline, plus vite et mieux peut-il arriver à résoudre sa tâche.
La difficulté consiste à lier étroitement cette organisation de parti centralisée, soudée intérieurement par une discipline de fer, avec le mouvement des masses avec ses flux et reflux. La conquête du pouvoir ne peut être atteinte qu’à condition d’une puissante pression révolutionnaire des masses travailleuses. Mais, dans cet acte, l’élément de préparation est tout à fait inévitable. Et mieux le parti comprendra la conjoncture et le moment, mieux les bases de résistance seront préparées, mieux les forces et les rôles seront répartis, plus sûr sera le succès, moins de victimes coûtera-t-il. La corrélation d’une action soigneusement préparée et du mouvement de masse est la tâche politico-stratégique de la prise du pouvoir.
La comparaison du 18 mars 1871 avec le 7 novembre 1917 est de ce point de vue très instructive. A Paris, c’est un manque absolu d’initiative pour l’action de la part des cercles dirigeants révolutionnaires. Le prolétariat, armé par le gouvernement bourgeois est, en fait, maître de la ville, dispose de tous les moyens matériels du pouvoir – canons et fusils – mais il ne s’en rend pas compte. La bourgeoisie fait une tentative pour reprendre au géant son arme : elle veut voler au prolétariat ses canons. La tentative échoue. Le Gouvernement s’enfuit en panique de Paris à Versailles. Le champ est libre. Mais ce n’est que le lendemain que le prolétariat comprend qu’il est maître de Paris. Les « chefs » sont à la queue des événements, les enregistrent, quand ces derniers se sont déjà accomplis et font tout leur possible pour en émousser le tranchant révolutionnaire.
À Petrograd, les événements se sont développés autrement. Le parti allait fermement, décidément à la prise du pouvoir, ayant partout ses hommes, renforçant chaque position, élargissant toute fissure entre les ouvriers et la garnison d’une part et le gouvernement d’autre part.
La manifestation armée des journées de juillet, c’est une vaste reconnaissance faite par le parti pour sonder le degré de liaison intime entre les masses et la force de résistance de l’ennemi. La reconnaissance se transforme en lutte des avant-postes. Nous sommes rejetés, mais, en même temps, entre le parti et les masses profondes s’établit une liaison par l’action. Les mois d’août, de septembre et d’octobre, voient un puissant flux révolutionnaire. Le parti en profite et augmente d’une manière considérable ses points d’appui dans la classe ouvrière et dans la garnison. Plus tard, l’harmonie entre les préparatifs de la conspiration et l’action de masse se fait presque automatiquement. Le Deuxième Congrès des Soviets est fixé pour le 7 novembre. Toute notre agitation antérieure devait conduire à la prise du pouvoir par le Congrès. Ainsi, le coup d’État était d’avance adopté au 7 novembre. Ce fait était bien connu et compris par l’ennemi. Kerensky et ses conseillers ne pouvaient pas ne pas faire des tentatives pour se consolider, si peu que ce fût, dans Petrograd pour le moment décisif. Aussi avaient-ils besoin avant tout de faire sortir de la capitale la partie la plus révolutionnaire de la garnison. Nous avons de notre part profité de cette tentative de Kerensky pour en faire la source d’un nouveau conflit, qui eut une importance décisive. Nous avons accusé ouvertement le gouvernement de Kerensky – notre accusation a trouvé ensuite une confirmation écrite dans un document officiel – d’avoir projeté l’éloignement d’un tiers de la garnison de Petrograd, non pas à cause de considérations d’ordre militaire, mais pour des combinaisons contre-révolutionnaires. Ce conflit nous lia encore plus étroitement à la garnison et posa devant cette dernière une tâche bien définie, soutenir le Congrès des Soviets fixé au 7 novembre. Et puisque le gouvernement insistait – bien que d’une manière assez molle – pour que la garnison fut renvoyée, nous créâmes auprès du Soviet de Petrograd, se trouvant déjà entre nos mains, un Comité révolutionnaire de guerre, sous prétexte de vérifier les raisons militaires du projet gouvernemental.
Ainsi nous eûmes un organe purement militaire, se trouvant à la tête de la garnison de Petrograd, qui était, en réalité, un organe légal d’insurrection armée. Nous désignâmes, en même temps, dans toutes les unités militaires, dans les magasins militaires, etc., des commissaires (Communistes). L’organisation militaire clandestine accomplissait des tâches techniques spéciales et fournissait au Comité révolutionnaire de guerre, pour des tâches militaires importantes, des militants en qui on pouvait avoir pleine confiance. Le travail essentiel concernant la préparation, la réalisation et l’insurrection armée se faisait ouvertement et avec tant de méthode et de naturel que la bourgeoisie, avec Kerensky en tête, ne comprenait pas bien ce qui se passait sous ses yeux. (À paris, le prolétariat ne comprit que le lendemain de sa victoire réelle – qu’il n’avait pas d’ailleurs consciemment cherchée – qu’il était maître de la situation. À Pétrograd, ce fut le contraire. Notre parti, s’appuyant sur les ouvriers et la garnison, s’était déjà emparé du pouvoir, la bourgeoisie passait une nuit assez tranquille et n’apprenait que le lendemain que le gouvernail du pays se trouvait entre les mains de son fossoyeur.
En ce qui concerne la stratégie, il y avait dans notre parti beaucoup de divergences d’opinion.
Une partie du Comité Central se déclara, comme on le sait, contre la prise du pouvoir, croyant que le moment n’était pas encore venu de le faire, que Petrograd se trouverait détaché du reste du pays, les prolétaires des paysans, etc.
D’autres camarades croyaient que nous n’attribuions pas assez d’importance aux éléments de complot militaire. Un des membres du Comité Central exigeait en octobre l’encerclement du théâtre Alexandrine, où siégeait la Conférence Démocratique, et la proclamation de la dictature du Comité central du Parti. Il disait : en concentrant notre agitation de même que le travail militaire préparatoire pour le moment du Deuxième Congrès, nous montrons notre plan à l’adversaire, nous lui donnons la possibilité de se préparer et même de nous porter un coup préventif. Mais il n’y a pas de doute que la tentative d’un complot militaire et l’encerclement du Théâtre Alexandrine auraient été un fait trop étranger au développement des événements, que cela aurait été un événement déconcertant pour les masses. Même au Soviet de Petrograd, où notre fraction dominait, une pareille entreprise prévenant le développement logique de la lutte aurait provoqué, à ce moment, un grand désarroi, et surtout parmi la garnison où il y avait des régiments hésitants et peu confiants, en premier lieu les régiments de cavalerie. Il aurait été beaucoup plus facile à Kerensky d’écraser un complot non attendu par les masses, que d’attaquer la garnison, se consolidant de plus en plus sur ses positions : la défense de son inviolabilité au nom du futur Congrès des Soviets. La majorité du Comité central rejeta donc le plan de l’encerclement de la Conférence démocratique et elle eut raison. La conjoncture était fort bien évaluée : l’insurrection armée, presque sans effusion de sang, triompha précisément le jour, fixé d’avance et ouvertement pour la convocation du Deuxième Congrès des Soviets.
Cette stratégie ne peut pourtant pas devenir une règle générale, elle demande des conditions déterminées. Personne ne croyait plus à la guerre avec les Allemands, et les soldats les moins révolutionnaires, ne voulaient pas partir de Petrograd au front. Et bien que pour cette seule raison la garnison était tout entière du côté des ouvriers, elle s’affermissait dans son point de vue à mesure que se découvraient les machinations de Kerensky. Mais cet état d’esprit de la garnison de Petrograd avait une cause plus profonde encore dans la situation de la classe paysanne et dans le développement de la guerre impérialiste. S’il y avait eu scission dans la garnison et si Kerensky avait reçu la possibilité de s’appuyer sur quelques régiments, notre plan aurait échoué. Les éléments de complot purement militaire (conspiration et grande rapidité dans l’action) auraient prévalu. Il aurait fallu, bien entendu, choisir un autre moment pour l’insurrection.
La Commune eut de même la complète possibilité de s’emparer des régiments même paysans, car ces derniers avaient perdu toute confiance et toute estime pour le pouvoir et pour le commandement. Pourtant elle n’a rien entrepris dans ce but. La faute est ici non pas aux rapports de la classe paysanne et de la classe ouvrière, mais à la stratégie révolutionnaire.
Quelle sera la situation sous ce rapport dans les pays européens à l’époque actuelle ? Il n’est pas facile de prédire quelque chose là-dessus. Pourtant les événements se développant lentement et les gouvernements bourgeois faisant tous leurs efforts pour utiliser l’expérience passée, il est à prévoir que le prolétariat pour s’attirer les sympathies des soldats aura, à un moment donné, à vaincre une grande résistance, bien organisée. Une attaque habile et à l’heure propice de la part de la révolution sera alors nécessaire. Le devoir du parti est de s’y préparer. Voilà justement pourquoi il doit conserver et développer son caractère d’organisation centralisée, qui dirige ouvertement le mouvement révolutionnaire des masses et est, en même temps, un appareil clandestin de l’insurrection armée.
La question de l’éligibilité du commandement fut une des raisons du conflit entre la Garde nationale et Thiers. Paris refusa d’accepter le commandement désigné par Thiers. Varlin formula ensuite la revendication d’après laquelle tout le commandement de la Garde nationale, d’en bas jusqu’en haut, devrait être élu par les gardes nationaux eux-mêmes. C’est là que le Comité central de la Garde nationale trouva son appui.
Cette question doit être envisagée des deux côtés : du côté politique et du côté militaire, qui sont liés entre eux, mais qui doivent être distingués. La tâche politique consistait à épurer la Garde nationale du commandement contre-révolutionnaire. L’éligibilité complète en était le seul moyen, la majorité de la Garde nationale étant composée d’ouvriers et de petits-bourgeois révolutionnaires. Et de plus, la devise « éligibilité du commandement » devant s’étendre aussi à l’infanterie, Thiers aurait été d’un seul coup privé de son arme essentielle, les officiers contre-révolutionnaires. Pour réaliser ce projet, il manquait une organisation de parti, ayant ses hommes dans toutes les unités militaires. En un mot, l’éligibilité avait dans ce cas pour tâche immédiate non pas donner aux bataillons de bons commandements, mais les libérer de commandants dévoués à la bourgeoisie. L’éligibilité servit de coin pour scinder l’armée en deux parties suivant la ligne de classe. Ainsi les choses se passèrent chez nous à l’époque du Kerensky, surtout à la veille d’Octobre.
Mais la libération de l’armée du vieil appareil de commandement amène inévitablement l’affaiblissement de la cohésion d’organisation, et l’abaissement de la force combative. Le commandement élu est le plus souvent assez faible sous le rapport technico-militaire et en ce qui touche le maintien de l’ordre et de la discipline. Ainsi, au moment où l’armée se libère du vieux commandement contre-révolutionnaire qui l’opprimait, la question surgit de lui donner un commandement révolutionnaire, capable de remplir sa mission. Et cette question ne peut aucunement être résolue par de simples élections. Avant que les larges masses de soldats acquièrent l’expérience de bien choisir et de sélectionner des commandants, la révolution sera battue par l’ennemi, qui est guidé dans le choix de son commandement par l’expérience des siècles. Les méthodes de démocratie informe (la simple éligibilité) doivent être complétées et dans une certaine partie remplacée par des mesures de sélection d’en haut. La révolution doit créer un organe composé d’organisateurs expérimentés, sûrs, dans lesquels on peut avoir une confiance absolue, lui donner pleins pouvoirs pour choisir, désigner et éduquer le commandement. Si le particularisme et l’autonomisme démocratique sont extrêmement dangereux pour la révolution prolétarienne en général, ils sont dix fois plus dangereux encore pour l’armée. Nous l’avons vu par l’exemple tragique de la Commune.
Le Comité central de la Garde nationale puisa son autorité dans l’éligibilité démocratique. Au moment où le Comité central avait besoin de développer au maximum son initiative dans l’offensive, privé de la direction d’un parti prolétarien, il perdit la tête, se hâta de transmettre ses pouvoirs aux représentants de la Commune, qui avait besoin d’une base démocratique plus large. Et ce fut une grande erreur, dans cette période, de jouer aux élections. Mais une fois les élections faites et la Commune réunie, il fallait concentrer d’un seul coup et entièrement dans la Commune et créer par elle un organe possédant un pouvoir réel pour réorganiser la Garde nationale. Il n’en fut pas ainsi. À côté de la Commune élue restait le Comité central ; le caractère d’éligibilité de ce dernier lui donnait une autorité politique grâce à laquelle il pouvait faire concurrence à la Commune. Mais cela le privait en même temps de l’énergie et de la fermeté nécessaires dans les questions purement militaires, qui, après l’organisation de la Commune, justifiaient son existence. L’éligibilité, les méthodes démocratiques ne sont qu’une des armes entre les mains du prolétariat et de son parti. L’éligibilité ne peut aucunement être fétiche, remède contre tous les maux. Il faut combiner les méthodes d’éligibilité avec celles de désignations. Le pouvoir de la Commune vint de la Garde nationale élue. Mais une fois créée la Commune aurait dû réorganiser d’un main bien forte la Garde nationale de haut en bas, lui donner des chefs sûrs et établir un régime de discipline bien sévère. La Commune ne l’a pas fait, étant privée elle-même d’un puissant centre directeur révolutionnaire. Aussi fut-elle écrasée.
Nous pouvons ainsi feuilleter page par page toute l’histoire de la Commune, et nous y trouverons une seule leçon : il faut une forte direction de parti. Le prolétariat français plus qu’aucun autre prolétariat a fait des sacrifices à la Révolution. Mais plus qu’aucun autre aussi, a-t-il été dupé. La bourgeoisie l’a plusieurs fois ébloui par toutes les couleurs du républicanisme, du radicalisme, du socialisme, pour lui mettre toujours des chaînes capitalistes. La bourgeoisie a apporté par ses agents, ses avocats et ses journalistes, toute une masse de formules démocratiques, parlementaires, autonomistes qui ne sont que des entraves aux pieds du prolétariat et qui gênent son mouvement en avant.
Le tempérament du prolétariat français est une lave révolutionnaire. Mais cette lave est recouverte à présent des cendres – du scepticisme – résultat de plusieurs duperies et désenchantements. Aussi, les prolétaires révolutionnaires de la France doivent-ils être plus sévères envers leur parti et dévoiler plus impitoyablement la non-conformité entre la parole et l’action. Les ouvriers français ont besoin d’une organisation d’action, forte comme l’acier avec des chefs contrôlés par les masses à chaque nouvelle étape du mouvement révolutionnaire.
Combien de temps l’histoire nous donnera-t-elle pour nous préparer ? Nous ne le savons pas. Durant cinquante ans la bourgeoisie française détint le pouvoir entre ses mains, après avoir érigé la Troisième République sur les os des communards. Ces lutteurs de 71 ne manquaient pas d’héroïsme. Ce qui leur manquait, c’était la clarté dans la méthode et une organisation dirigeante centralisée. C’est pourquoi ils ont été vaincus. Un demi-siècle s’écoula, avant que le prolétariat de France pût poser la question de venger la mort des communards. Mais, cette fois, l’action sera plus ferme, plus concentrée. Les héritiers de Thiers auront à payer la dette historique, intégralement.
Léon Trotsky
Zlatoouste, 4 février 1921.