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Robert Pelletier - Entre ses déclarations pré-électorales dénonçant la colonisation comme crime contre l’humanité, la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin et la loi en discussion sur le séparatisme, « confortant les principes de la République », quels sont les objectifs de Macron avec ce rapport ?
Sylvie Thénault - Un des traits dominant de ce rapport est l’approche psychologisante adoptée par Stora. C’est un véritable problème car cette psychologisation est un outil redoutable de dépolitisation. Ainsi posé, le problème est réduit à sa dimension de douleur intime et les préconisations peuvent en rester au symbolique. Les déclarations présidentielles en sont le meilleur exemple, Macron n’est pas le seul même si c’est lui qui est allé le plus loin. Il faut, je pense, prendre Macron au sérieux, quand il dit être attaché et convaincu de l’importance de la mémoire dans une société et une nation (puisqu’il raisonne en ces termes). Étudiant à Sciences Po, il a été très proche de Ricœur au moment de la conception de son livre-phare la Mémoire, l’histoire, l’oubli. En revanche, avec cette approche, le lien n’est pas fait avec les enjeux politiques que charrie cette histoire et qui sont notamment les politiques publiques à l’égard des Maghrébins vivant en France. Quelle est la portée sociale du symbolique ? Quel effet concret ? Oui, des gestes et des déclarations peuvent avoir du poids auprès d’individus blessés au plus profond d’eux-mêmes mais en quoi répondent-ils aux discriminations quotidiennes qui sévissent aujourd’hui et qui rejouent, dans leur apparence, un rapport colonial entre autorités françaises et « musulmans » ? Reparlons du récépissé lors des contrôles d’identité, du CV anonyme, du droit de vote des étrangers : avec l’approche psychologisante, ni Macron ni aucun autre homme politique, d’ailleurs, n’a besoin d’aller jusque-là.
Stora reprend « une belle formule de Pierre Nora » : « Si la mémoire divise [...] l’Histoire peut rassembler ». Comment cette idée s’inscrit-elle dans la volonté d’une instrumentalisation de l’histoire qui arase les réalités dans une démarche visant à « réconcilier la France avec son histoire » (interview de Stora au Parisien) ?
C’est typiquement encore une approche qui n’est ni sociologique, ni politique. L’idée est qu’il y a deux « peuples », unanimes chacun de leur côté, et antagonistes ; c’est aussi l’idée de la fameuse « guerre des mémoires ». La réalité est que, pendant la guerre, les deux sociétés, française et algérienne, ont été profondément déchirées et qu’il y a eu des solidarités transcendant les appartenances nationales, ainsi que des conceptions flottantes de l’algérianité, qui ont permis à des « Européens », dans la catégorisation coloniale, de se dire algériens. Alors que signifie une « réconciliation » ? Il me semble qu’elle est communément comprise comme une « réconciliation » entre États mais qu’en penser alors que l’État algérien est aujourd’hui contesté par une mobilisation sans équivalent depuis 1962 ? Une « réconciliation » entre États ne servirait-elle pas une relégitimation de l’État algérien tandis qu’elle servirait les intérêts français en Algérie, économiques, sécuritaires, géopolitiques, qui ont évidemment bien plus d’enjeux que le passé ? Oui, l’histoire peut rassembler, je suis d’accord, à condition d’être dite et connue dans sa totalité, dans toute sa complexité, et d’être partagée. Les historiens le font déjà, depuis des décennies. Les études, les livres, les colloques existent ! Le rapport de Stora, par exemple, évoque un « guide numérique » sur les disparus : il en existe un, qui est en ligne ! Ce qu’il faut maintenant, c’est que cette histoire arrive à percer en dehors des enceintes universitaires. Il faut cependant pour cela être prêt à se débarrasser des appartenances nationales car c’est une histoire qui met les nations à mal, qui dévoile leurs fractures. Le chemin est long…
Propos recueillis par Robert Pelletier