C’est une observation allant se confirmant, se consolidant dangereusement ces dernières années pour les finances et la souveraineté des pays d’Asie du Sud. Du Bangladesh au Sri Lanka, du Pakistan à l’archipel des Maldives, en passant par la très volatile [1] république himalayenne népalaise, les capitales de la région – à l’exclusion du Bhoutan et de l’Inde, aujourd’hui cinquième économie mondiale, aux capacités financières éprouvées – semblent progressivement converger, en dépit des risques évidents encourus, vers une situation comptable inquiétante. Un « piège de la dette » est désormais possible, et même de plus en plus concret à mesure que les gouvernements de Colombo, de Dacca, d’Islamabad, de Malé et de Katmandou recourent à l’emprunt à répétition auprès de Pékin, à des conditions souvent supérieures au « prix du marché », pour financer leurs coûteux projets d’infrastructures.
Or ces projets ne sont pas toujours nécessairement opportuns ni prioritaires pour le développement économique national. Moins encore parfois pour le bien-être des populations de ces nations appartenant encore au monde en développement, à la gouvernance [2] notoirement déficiente et exposées au fléau de la corruption [3]. En la matière, la politique de la main tendue en direction de Pékin prévaut désormais largement dans le sous-continent indien plutôt que de s’en remettre à l’assistance d’institutions multilatérales au crédit établi de longue date et aux taux plus indolores, à l’image du Fonds Monétaire International (FMI). C’est que la Chine ne conditionne pas son aide à la mise en œuvre de certaines réformes fiscales, réglementaires et comptables, pas toujours appréciées par l’emprunteur et ses administrés.
En Asie du Sud, outre son tragique bilan humain [4], les conséquences financières et sociales considérables de la pandémie de Covid-19 sur l’environnement économique national créent un appel d’air supplémentaire pour l’arrivée de devises et de financements extérieurs. Une brèche dans laquelle s’engouffre sans difficulté la deuxième économie mondiale, déjà très présente dans le paysage comptable du sous-continent indien. La Chine l’est plus encore depuis que le président Xi Jinping impulse (sinon impose) à marche forcée, ces dernières années, son ambitieuse autant que controversée « Belt and Road Initiative » (BRI [5]), version IIIe Millénaire ou 2.0 des anciennes routes de la soie en d’autres temps chères – et fort rentables – à l’ancien empire du Milieu.
Cartographie de la dette
Dressée en quelques statistiques et grands traits macroéconomiques, une cartographie sommaire de cette dette sud-asiatique consentie auprès du « créancier » chinois illustrera ci-dessous en quelques lignes notre propos, esquissant le sérieux de la situation.
Bangladesh : ces dernières années, Dacca a considérablement eu recours aux prêts chinois pour financer une kyrielle de projets d’infrastructures ventilés de l’énergétique au ferroviaire [6]. L’inclusion de l’ancienne province orientale du Pakistan (jusqu’à son indépendance en 1971) dans la BRI chinoise n’y est pas pour rien. Selon le média allemand Deutsche Welle (DW), Pékin et Dacca auraient contracté pour plus de 20 milliards de dollars de prêts et d’investissements pour mener à bien la partie bangladaise de ce complexe puzzle chinois [7]. La Banque mondiale déplorait il y a peu le fait que la dette extérieure de ce pays ait augmenté de 125 % en l’espace d’une seule décennie – passant de 25 milliards de dollars en 2009 à 57 milliards en 2019.
Pakistan : fin décembre 2020, la presse régionale se penchait – non sans raison – sur la thématique suivante : « Le Pakistan est-il « noyé dans la dette » et perd-il son autonomie politique et stratégique au profit de la Chine ? » [8] À l’automne dernier, l’Institute of Policy Reforms (IPR), un think tank pakistanais affilié au parti du pouvoir (Pakistan Tehreek-e-Insaf – PTI) du Premier ministre Imran Khan, laissait lui-même poindre ses craintes quant à la situation budgétaire critique dans laquelle se trouve le pays aux 235 millions de citoyens : « Pour la seule année fiscale 2020, le Pakistan a ajouté à sa dette et à son passif l’équivalent de 10,4 % de son PIB. La dette extérieure publique a augmenté de 13 % en 2019 et de 5,4 % en 2020. Ces cinq dernières années, la nature des prêts extérieurs a changé, passant de sources multilatérales pratiquant un calendrier de remboursement étiré dans le temps (cf. prêts du club de Paris [9]) à des prêts bilatéraux de nature commerciale aux taux bien supérieurs. Ces derniers émanent principalement de Chine. » Pour rappel, la volumétrie des prêts chinois au Pakistan dépasserait les 22 milliards de dollars. Une situation délicate – qui plus est en période d’atonie économique et de pandémie de Covid-19 – faisant dire à un éditorialiste : « Un pays tel que le Pakistan, avec une tradition de dépenses supérieures aux revenus, des infrastructures et une économie limitées, une inflation élevée, une corruption importante, et victime d’une dette circulaire croissante, est particulièrement exposé au piège de la dette. » Non sans raison.
Sri Lanka : l’ancien Ceylan et sa gouvernance sujette à caution n’a eu de cesse depuis la fin de la guerre civile dans l’île au printemps 2009 de trouver des sources extérieures de financement pour réaliser une noria de projets d’infrastructures plus grandioses – et surtout interpellant – les uns que les autres, tels que le port d’Hambantota, la voie expresse Colombo-Katunayake ou l’aéroport de Mattala. Ces appels à l’assistance comptable ont été généralement favorablement entendus du côté de Pékin [10].
En juin dernier, l’île présentait une dette publique extérieure dépassant les 50 milliards de dollars. Un dixième de cette somme colossale – qui plus est pour une économie dont le PIB n’était que de 84 milliards dollars en 2019 – serait due au créancier chinois [11]. Lors du demi-siècle écoulé, le gouvernement sri-lankais a pourtant obtenu à 16 reprises des plans de sauvetage de la part du FMI. Seul le Pakistan a fait mieux ou plutôt pire, en se tournant vers cette institution à vingt reprises, plus qu’aucune autre nation au monde [12].
Dividendes
C’est à se demander si les responsables politiques et financiers sri-lankais ont retenu la moindre leçon de la très éloquente jurisprudence Hambantota de 2015. À cette date, le nouveau gouvernement sri-lankais se révèle (sans surprendre grand monde) dans l’incapacité d’honorer la dette contractée auprès de son créancier chinois. Après des mois d’âpres négociations avec ce dernier, Colombo n’a d’autre solution comptable que de céder à son débiteur pékinois le port d’Hambantota et ses 6 000 hectares alentour pour une durée de 99 ans. Comme le dépeindra plus tard le New York Times, « ce « transfert » offrit à la Chine le contrôle d’un territoire situé à quelques centaines de kilomètres à peine des côtes d’une rivale, l’Inde, et un point d’ancrage stratégique le long d’une voie navigable commerciale et militaire majeure. »
Il est hélas à penser que ce précédent n’a guère traumatisé les autorités sri-lankaises, ni inspiré trop de craintes chez deux autres voisins d’Asie méridionale se trouvant pourtant dans une situation ténue assez similaire proche. Le Népal – lui aussi « englué » dans les complexes méandres financiers [13] et géopolitiques de la BRI chinoise – et l’État archipélagique des Maldives, pareillement lesté par le poids de sa dette publique vis-à-vis de Pékin (de l’ordre de 25 % de son PIB), fragilisé plus encore par les incidences de la pandémie de Covid-19 sur son secteur touristique [14], pourraient se trouver à court terme aux abois [15]. Colombo, Malé, Katmandou ou Pékin ont beau aujourd’hui prétendre le contraindre : le jour venu, il n’y aura que la Chine pour tirer des dividendes de ce scénario sans suspens à l’épilogue annoncé.
Olivier Guillard