Le 11 janvier dernier, les autorités birmanes et chinoises ont signé un protocole d’accord sur une étude de faisabilité d’une future liaison ferroviaire entre Mandalay, la deuxième ville birmane, au Nord, et Kyaukphyu, une ville portuaire située dans le fébrile État Rakhine (Arakan), théâtre d’une crise humanitaire majeure depuis l’été 2017. Le projet s’intègre dans les « Nouvelles Routes de la Soie » (Belt and Road Initiative, BRI), promues à tout rompre ces dernières années par Pékin. Au printemps dernier, les autorités chinoises avaient alloué à leur partenaire birman une enveloppe budgétaire de 5,5 milliards d’euros pour financer une vingtaine de projets d’infrastructures de ce type.
En Birmanie, les desseins calculés de la BRI
Cette cohorte de projets s’inscrit dans l’expansion du China-Myanmar Economic Corridor (CMEC), un couloir économique sino-birman intégré à la BRI. Complexe, l’entreprise suscite en Birmanie, comme dans nombre d’autres pays d’Asie (Pakistan, Sri Lanka, Maldives ou Bangladesh), désormais autant de réserves que de controverses. Quand il n’est pas franchement question, à l’occasion, d’atteinte à la souveraineté, ainsi que s’en est récemment plaint le gouvernement birman [1], en dénonçant les velléités chinoises de construire une clôture high tech de 2 000 km de long à sa frontière sud [2], en violation du pacte frontalier sino-birman de 1961 stipulant « qu’aucune structure ne sera construite à moins de 10 mètres de la ligne de démarcation de part et d’autre » [3].
Ces initiatives sino-centrées faisant à l’occasion peu cas de l’accord des autorités nationales compétentes – moins encore des populations locales touchées – sont également familières des habitants de Kyaukphyu en Arakan. Ces derniers déplorent un manque total de transparence de la part du gouvernement chinois, affirmant notamment que plusieurs chantiers ont été mis en branle sans le consentement du public et mettent en péril la subsistance quotidienne et l’environnement naturel d’au moins 20 000 personnes [4]. Les organisations locales de défense des droits de l’homme estiment par ailleurs que la Chine aurait profité de la pandémie de Covid-19 pour passer outre les consultations préalables avec les populations.
À ce jour, dans le cadre du Corridor sino-birman, le gouvernement chinois a « proposé » à Naypyidaw une quarantaine de projets. Une trentaine d’entre eux doivent encore être approuvés par les autorités birmanes, soudain – et enfin – conscientes de se retrouver au bord d’un péril budgétaire incarné par le très concret « piège de la dette » [5]). Pour le très bien informé quotidien birman The Irrawaddy, la liste des projets portés par la Chine pourrait ensevelir, du haut de ses six milliards d’euros cumulés, la frêle économie birmane – qui se classe au 69e rang mondial en 2020 et à la 19e place en Asie-Pacifique. Un couperet fatal que les autorités birmanes souhaiteraient à tout prix éviter, quitte pour cela à mécontenter – dans une certaine mesure – le très irascible gouvernement de Pékin.
Dans leur prise de conscience tardive mais bienvenue, les autorités birmanes peuvent notamment « s’inspirer » des difficultés et risques auxquels est directement exposé un autre partenaire asiatique de Pékin embarqué lui aussi dans les méandres de la BRI par son voisin et allié stratégique chinois : la République islamique du Pakistan.
Le cas de Gwadar
« Depuis que la Chine a décidé que son expansion économique passerait par le port de Gwadar, dans la province pakistanaise du Baloutchistan, sur la mer d’Arabie, les autorités d’Islamabad se prennent à imaginer un avenir des plus prometteurs pour leur pays. Quitte à minimiser les obstacles sur cette route du développement », écrivait voilà trois ans Le Figaro. Gwadar, un élément central récurrent des projets de développement économique pakistanais de ces dernières décennies. Sa localisation stratégique, mise en perspective relativement tard, n’a, comme il se doit, pas échappé à la Chine.
Possession territoriale omanaise jusqu’à la fin des années 1950, Gwadar est une cité portuaire située sur le littoral sud-ouest du Baloutchistan, ouverte sur la mer d’Arabie, à environ 120 km de la frontière iranienne. Et donc à quelques centaines de miles nautiques à peine de l’entrée du très sensible détroit d’Ormuz dans le golfe Persique. Son port en eau profonde ouvre par définition des perspectives commerciales et stratégiques particulières pour qui se montre capable de les optimiser. Peu après l’entrée dans le XXIe siècle, le Pakistan entame – enfin – la valorisation de cet atout et lance la construction de la phase 1 d’un ambitieux complexe portuaire. Son développement prendra longtemps – comme souvent dans ce pays exposé à quelque fragilité de gouvernance politique, économique et sécuritaire [6] – avec davantage de retard que d’élan.
Au printemps 2015, Islamabad et Pékin annoncent un projet conjoint pharaonique – au moins au niveau de ses ambitions, chiffres et investissements projetés. Ils impulsent enfin un élan décisif à la valorisation de Gwadar avec le China–Pakistan Economic Corridor (CPEC). Au printemps suivant débute notamment la construction de la coûteuse Gwadar Special Economic Zone (GSEZ) [7], dont la matrice générale s’inspire du modèle des zones économiques spéciales (ZES) développées depuis les années 1980 par la Chine. Comme le précise Courrier International [8], si le port, encore en chantier, à Gwadar appartient à son Autorité portuaire, une entité publique pakistanaise. En revanche, sa gestion quotidienne ces quatre prochaines décennies incombe à la China Overseas Port Holding Company.
Le CPEC et ses 3 000 km relient à grand renfort de nouveaux axes routiers et ferroviaires, jalonnés de centrales électriques, Kashgar dans le Xinjiang, province du Nord-Ouest chinois, à Gwadar, à travers l’Himalaya, le Cachemire, les plaines et des déserts.
Un coup d’œil rapide sur Gwadar via Google Maps nous offre une idée assez précise du type de développement envisagé par les promoteurs du CPEC pour cette ville portuaire : complexes résidentiels haut de gamme, centres commerciaux, clubs divers et variés, complexes sportifs, zones commerciales et financières, une (smart) zone urbaine. Soit un puzzle élitiste amenant à s’interroger sur l’identité de ses véritables destinataires.
A-t-on pensé ici un seul instant aux habitants « ordinaires » de Gwadar ? De toute évidence, non. Alors que ce type de projet devrait générer des emplois – pour la population locale en premier lieu – et donc apporter mécaniquement, par redistribution, de la prospérité à toute la province du Baloutchistan, les plans concernant le « Gwadar 2.0 » ne semblent pas faire de place aux populations locales. Cette option « sélective » expliquerait les manifestations que les Baloutches organisent régulièrement à Gwadar et en d’autres lieux de la province. Gwadar et ses divers chantiers, symboles concrets et disputés du partenariat sino-pakistanais, cristallisent la rancœur des groupes séparatistes baloutches et subissent leurs attaques meurtrières [9] et destructrices, à l’image de l’attentat qui a fait 5 morts au printemps 2019 contre l’hôtel Pearl Continental – prisé notamment par les cadres chinois œuvrant sur ces chantiers. En décembre dernier, des informations selon lesquelles les autorités avaient décidé de clôturer la ville portuaire [10] ont été interprétées par la population locale comme une véritable tentative d’expulsion, pour servir en priorité l’avancée – laborieuse jusqu’alors – des chantiers et projets du CPEC [11].
Gwadar et la marine chinoise
Gwadar est important pour la Chine en ce qu’il permet notamment de relier le Xinjiang chinois enclavé à l’océan Indien. De plus, il se dit du côté de Gwadar que le port pourrait être utilisé pour l’accostage des bâtiments de la marine chinoise et que les pistes et infrastructures de l’aéroport international de Gwadar, en construction, pourraient quant à elles être ouvertes aux appareils de la Force aérienne chinoise.
Souhaitant lui aussi tirer des dividendes sonnants et trébuchants du développement de Gwadar, et ne pas laisser les bénéfices à la seule Chine, le gouvernement pakistanais s’emploie à attirer des investissements directs étrangers (IDE) dans les différents projets prévus pour la ville portuaire. À cette fin, la China Pakistan Investment Corporation (CPIC) Global Gwadar a été créée, avec des bureaux à Karachi, Londres et New York. « Nous sommes spécialisés dans les opportunités immobilières au sein du corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) de 62 milliards de dollars, en particulier le port de Gwadar, qui se développe rapidement », annonce le site Internet de cette entité hybride. Il est intéressant de noter que le conseil d’administration du CPIC [12] compte notamment un général retraité de l’armée pakistanaise et un contre-amiral. Tout sauf un hasard, naturellement.
Du reste, des irrégularités existeraient dans l’octroi des autorisations pour les complexes résidentiels en construction à Gwadar. Certaines entreprises de travaux publics, qui œuvrent sur ces chantiers, ont des liens avérés avec l’armée pakistanaise. Cela n’a rien de vraiment surprenant, alors que le président de l’autorité du CPEC est un officier de l’armée pakistanaise, un lieutenant-général à la retraite. Il est par ailleurs notoire que la Chine est globalement mécontente du rythme de l’avancée de certains projets prioritaires du CPEC, dont celui de Gwadar. Cependant, juge Pékin juge, si ces projets sont gérés par des officiers supérieurs de la Pakistan army, la probabilité de les mener à terme est d’autant plus forte [13]. Dans ce registre très « militaro-militaire », même les projets mineurs, tel ce Gwadar Club – « Le prestige n’a pas de prix », clament ses promoteurs -, révèlent une présence plus que substantielle des hommes en uniforme, des généraux étoilés essentiellement [14].
Sans risque de se tromper, il est permis de penser la chose suivante : si le développement de la cité portuaire de Gwadar est un jour mené à son terme – sans garantie au vu des divers entraves [15] à cette entreprise -, davantage de Chinois que de Baloutches seraient bénéficiaires de l’opération, plus de généraux pakistanais, à la retraite ou non, que de pêcheurs du cru. Une aberration de plus, porteuse à terme de risques pour les autorités pakistanaises et la souveraineté nationale. Ce que ne sauraient naturellement ignorer Islamabad, siège du pouvoir politique, ni Rawalpindi, quartier général de l’armée pakistanaise.
Olivier Guillard