Farid el-Yamni, le frère de Wissam, est devenu, comme tant d’autres proches de victimes, un militant malgré lui. Militant pour la justice, contre l’impunité dont jouissent trop souvent les policiers quand ils tuent.
Vendredi 8 janvier, lors d’une conférence de presse, Farid el-Yamni tient ces mots : « J’entends parler de brebis galeuses, d’une minorité de policiers, etc. Je suis ingénieur et, en tant que tel, j’ai une vision système des choses. Si un dysfonctionnement est possible, il va arriver. Pourquoi n’est-ce pas traité ? On devrait plutôt se reposer sur un système de contrôle afin d’empêcher ces dysfonctionnements. »
Farid el-Yamni a eu le temps de penser à notre système judiciaire. Depuis 2012, sa famille mène une bataille dans un seul et unique but : comprendre comment Wissam est mort. Les deux policiers impliqués, dont un formateur, n’ont toujours pas été inquiétés. Pas même auditionnés. L’IGPN, les juges d’instruction, sont trop de mèche au quotidien avec les agents de police pour que leurs enquêtes soient réellement indépendantes, et donc fiables.
La police des polices refusera de visionner les vidéos des caméras de surveillance aux abords de la scène de l’interpellation. Les différents juges en charge de l’affaire feront tout leur possible pour ne pas faire avancer le dossier – dossier qui aujourd’hui fait plus de 1000 pages. Sans cesse, la famille, par la voix de ses avocats, doit saisir la chambre d’instruction pour que celle-ci ordonne aux juges de faire leur travail.
Comme trop souvent dans ce genre d’affaires, c’est la parole des experts judiciaires qui pèse le plus dans la balance. En l’occurrence ici, c’est le docteur Michel Sapanet qui a rendu une expertise pour déterminer les causes de la mort de Wissam El-Yamni, en 2013. Voici ses conclusions : les lésions sur son corps étaient antérieures à l’interpellation – Wissam vivait donc, selon cet expert, avec de multiples fractures, ce qui ne l’a pas empêché de fêter le Nouvel an… ; les marques de strangulation sur son cou sont liées au frottement de ses vêtements – à noter que la ceinture de Wissam est toujours introuvable aujourd’hui, les policiers prétendant qu’il portait un jogging, ce qui est faux ; quant à la cause de la mort, Wissam aurait fait un malaise après l’absorption d’alcool, de cannabis et de cocaïne.
« Face à tout cela, on est seul. On devient fou de s’entendre dire que l’affaire est classée, qu’on est dans le faux. On n’apprend pas assez de nos affaires alors que les policiers, eux, ils apprennent en permanence. »
Farid el-Yamni est estomaqué de voir que le juge accepte cette version sans même demander quel taux de drogues avait Wissam dans le sang. Après analyses par un toxicologue, il s’avère que Wissam avait si peu de cocaïne dans le sang qu’on ne pouvait même pas le déclarer positif. Comment aurait-il pu en mourir ? Pour la famille, tout ceci n’a qu’un seul but : ralentir l’instruction.
Voilà pourquoi leur avocat parisien Henri Braun annonce la saisine prochaine de l’ordre des médecins ainsi que le dépôt d’une plainte contre cet expert pour falsification des données et des résultats de l’expertise. « L’aura des experts est telle que le juge ne va pas contre son avis. Les expertises deviennent des paravents à la justice », explique l’avocat.
Il ne fait aucun doute que cet expert est parti de la conclusion pour ensuite dérouler son expertise en sens contraire. Il fallait prouver que Wissam el-Yamni serait mort avec ou sans l’intervention des policiers. « C’est du charlatanisme, il ment sur tous les points », argue Farid el-Yamni, lequel n’arrive pas à comprendre comment on peut manipuler ainsi la science. Le frère de la victime et son avocat insistent fortement sur un point : cette plainte n’est pas déposée dans un esprit de revanche à l’encontre de Michel Sapanet, mais afin d’expliquer un dysfonctionnement judiciaire. C’est le rôle majeur de l’expert , excessif, sans aucun contrôle ni contradiction, qui est ici déploré.
Comme l’explique Farid el-Yamni : « Il sait que le corps va être enterré et qu’il aura le dernier mot. On ne respecte pas la vie. » Car au-delà de l’injustice ressentie par les proches, il est question de dignité. Peut-on laisser des corps humains se faire disséquer, mutiler, pour servir le mensonge et la dissimulation, et non la vérité et la justice ?
« Quand un homme de 30 ans, en parfaite santé, finit dans le coma quelques minutes après avoir été interpellé, il y a un problème, abonde Farid el-Yamni, visiblement ému. On veut un procès. » Combien de familles aujourd’hui en France ne demandent que cela ? Que la République tienne sa promesse de justice, indépendante. Lamine Dieng, Babacar Gueye, Shaoyao Liu, Gaye Camara, Cédric Chouviat ou encore Adama Traoré, la liste est longue, trop longue.
En 2019, une autre expertise est venue contredire la version de Michel Sapanet. Wissam el-Yamni aurait subi un pliage ventral, alors qu’il était menotté dans le dos, et serait mort suite à l’intervention d’un tiers. Quant aux lésions sur son corps, elles indiquent bien qu’il a été frappé. « La science ne peut démontrer des choses contradictoires », avance Farid el-Yamni. Face à tout cela, on est seul. On devient fou de s’entendre dire que l’affaire est classée, qu’on est dans le faux. On n’apprend pas assez de nos affaires alors que les policiers, eux, ils apprennent en permanence. »
Ce dernier n’a qu’un seul souhait désormais : que l’affaire Wissam permette qu’on améliore le système judiciaire, sur les expertises, les enquêtes. Pour qu’en matière de justice, l’honnêteté paye, et non plus la malhonnêteté.
Loïc Le Clerc
• Regrads. 11 janvier 2021 :
http://www.regards.fr/politique/societe/article/mort-de-wissam-el-yamni-la-complicite-malsaine-des-experts
« Mohamed avait la trace de deux genoux sur son cou »
Le 8 avril dernier, Mohamed Gabsi est interpellé à Béziers pour non-respect du couvre-feu par trois policiers municipaux. Il finira mort au commissariat. Étouffé. Il avait 34 ans et était père de trois enfants.
Regards. Pouvez-vous nous raconter les circonstances de la mort de Mohamed ?
Nicole Klementik. Pendant le confinement, Mohamed avait bien son attestation lorsqu’il est sorti vers 22h, mais nous avions en plus un couvre-feu. L’arrestation a été très musclée. Beaucoup de témoignages concordent en ce sens. Il hurlait parce qu’il avait déjà eu des problèmes avec la police – un arrêt cardiaque lors d’une arrestation – et avait peur. Ils s’y sont mis à tous les trois pour le menotter et le mettre dans la voiture à plat-ventre. Ils s’y sont repris à trois fois pour fermer la porte, alors que sa tête dépassait. Un policier est monté derrière pour le maintenir. Mohamed avait la trace de deux genoux sur son cou. Il est mort d’une rupture de la corne thyroïdienne. Deux autopsies confirment cela. Les policiers ont mis neuf minutes pour arriver au commissariat. De là où ils partaient, si vous mettez trois minutes, c’est déjà le bout du monde. Surtout à cette heure-là. Quand Mohamed est arrivé au commissariat, il était bleu, il bavait. Trois policiers nationaux, qui témoignent dans l’affaire, ont appelé immédiatement les pompiers, mais ils n’ont pas réussi à le réanimer. Pour revenir au début de la soirée, Mohamed, sa femme et leurs trois enfants avaient eu un problème de dégâts des eaux à leur domicile. Ils étaient allés chez la mère de sa compagne, mais l’appartement était trop petit pour que tous y dorment, donc Mohamed partait dormir chez un copain. C’est comme ça qu’il se retrouve dehors pendant le couvre-feu. La famille a été prévenu le lendemain de son décès. Ils ont été complètement effondrés.
Pourquoi et comment a été créé le collectif Justice pour Mohamed ?
C’est quelqu’un qui avait entendu parler de l’histoire qui en a parlé à La Cimade. Ce sont eux qui sont entrés en contact avec la famille. Ils se sont dit qu’il y avait quelque chose de louche et qu’il ne fallait pas laisser la famille seule – même si elle avait déjà pris un avocat. La première réunion de Justice pour Mohamed s’est tenu le 9 juin. Pour la famille, le déclic a eu lieu avec l’affaire George Floyd et l’ampleur que prenait le mouvement pour Adama Traoré.
Quelles difficultés rencontrez-vous dans cette lutte pour la justice ?
Tout de suite après la mort de Mohamed, il y a eu des articles de presse le diffamant, notamment en le faisant passer pour un SDF, comme si c’était une raison pour le tuer. Robert Ménard [le maire d’extrême droite de Béziers, NDLR] a embrayé dessus en disant que Mohamed avait absorbé une dose létale de cocaïne – il était cocaïnomane et se faisait soigner pour ça –, ce qui est totalement faux. Depuis qu’il est maire, c’est très tendu entre la police et la population. Mohamed n’est pas le premier... Au niveau du collectif, nous n’avons pas eu de problème. La marche blanche ou les rassemblements que nous organisons ont tous été autorisés. Par contre, Houda, la grande sœur de Mohamed, a des problèmes avec la police municipale maintenant. Quand les policiers la croisent, ils lui lancent des regards droit dans les yeux, des sourires narquois, des chuchotements. Ce qui ne lui était jamais arrivé avant.
Où en est l’enquête ? Les policiers ont-ils été suspendus ou, pour le moins, entendus ?
Il y a une plainte contre les trois policiers qui ont interpellé Mohamed. L’avocat a enfin eu accès au dossier et à la dernière autopsie. À la dernière réunion du collectif, il était complètement retourné, les larmes aux yeux, disant qu’il n’avait jamais vu une telle violence et qu’il fallait qu’on se prépare à cela. Il nous a aussi dit que la justice et la police faisaient leur travail, qu’ils ont un dossier très épais et qu’ils n’avaient pas l’intention d’enterrer l’affaire. Il y a de nombreux témoignages concordant, dont ceux de la police nationale. La seule personne qui témoigne en faveur des policiers municipaux, c’est un témoin de dernière minute, qui était en garde à vue au commissariat au moment où Mohamed est arrivé. Pour l’heure, les trois policiers n’ont pas été entendus ni suspendus. On sait que cela peut prendre des années.
Quelles mobilisations à venir ?
Tous les 8 du mois nous organisons un rassemblement. Le prochain aura lieu samedi 8 août, place Garibaldi à Béziers, à 18h.
Propos recueillis par Loïc Le Clerc
Nicole Klementik est membre du collectif Justice pour Mohamed, d’Ensemble et de VISA 34.
• Regards. 6 août 2020 :
http://www.regards.fr/politique/societe/article/mort-de-wissam-el-yamni-la-complicite-malsaine-des-experts