En 1951, dans la revue Cenit de Toulouse, publiée par les réfugiés espagnols, le militant pacifiste Eugen Relgis, qui avait fui son pays en 1947, publiait un article dédié aux « libertaires et pacifistes » de Roumanie. C’était la première – et elle est restée pendant plusieurs décennies la seule − esquisse de cette histoire ignorée, dont les détails semblaient déjà s’estomper. Contrairement à un préjugé assez répandu, que E. Relgis essayait ainsi de démentir, la réception des idées antiautoritaires n’était pas restée sans écho en Roumanie. Une riche et étonnante, bien que méconnue, tradition libertaire s’y était développée, de la Belle Époque et jusqu’au seuil de la Deuxième Guerre mondiale. D’ailleurs, détail assez incommode pour le pouvoir qui venait de s’installer en Roumanie après la guerre, les origines du mouvement socialiste roumain avaient été antiautoritaires et, parmi ses inspirateurs, on comptait Bakounine, Elysée Reclus et Kropotkine.
Le socialisme sans la liberté serait une prison, avait averti Bakounine lors de sa dispute avec Marx tandis que la liberté sans le socialisme ne serait que le règne de la force et de l’injustice. Paroles qui, à l’époque où écrivait E. Relgis, étaient probablement déjà tabou en Roumanie, comme devaient l’être toutes les sombres prophéties en train de s’accomplir.
Recommencer à zéro
Dans une interview avec un militant anarchiste roumain, parue en 2003, celui-ci avouait n’avoir eu que « peu ou pas d’indices relativement à l’existence auparavant de l’anarchisme en Roumanie » [1]. Les traces libertaires du passé avaient presque complètement sombré dans l’oubli et ne suscitaient plus qu’une faible curiosité. Cette réponse révèle d’ailleurs un des aspects emblématiques de la redécouverte, après 1989, des pratiques et des idées libertaires en Roumanie. Les anarchistes roumains ont dû, d’une certaine façon, recommencer à zéro, sans pouvoir s’appuyer sur un héritage ou s’inscrire dans une continuité, fut-elle symbolique. Ils ont dû inventer en quelque sorte leur propre anarchisme, fondant ainsi leur cause, pour paraphraser le philosophe Max Stirner, sur rien.
Après 1989, c’est l’esprit réfractaire et combatif du punk qui a été à l’origine de la redécouverte des pratiques et des idées anarchistes en Roumanie. Des petits groupes de jeunes qui écoutaient cette musique existaient déjà à Timișoara depuis les années 1980. Le fait que cette ville est devenue un des plus importants centres du mouvement punk (puis anarchiste) n’est pas dû au hasard. Son positionnement près de la frontière, à l’ouest, permettait une meilleure circulation des matériaux, des revues et de l’information que dans le reste du pays, qui demeurait relativement isolé, même après la chute de Ceauşescu.
« Crie pour exister ! »
C’est donc autour de la scène punk naissante que les premières pratiques libertaires se développent pendant les années 1990. Au début, il s’agit plutôt d’un rejet instinctif des modèles promis par le « nouveau monde », si ressemblant à l’ancien. Les manifestes publiés à l’époque commencent souvent par la formule « Nous sommes contre… », pour témoigner aussi bien de l’horreur suscitée par le communisme d’Etat que de la désillusion face à l’alternative capitaliste. « Crie pour exister ! » est la devise de cette colère, qui trouve ainsi dans le « No future ! » de Johnny Rotten, son expression la plus directe et la plus fidèle. La plupart des zines parus pendant cette période se réclament de la « philosophie punk », dont une formulation succincte peut être trouvée dans un article de Revolta Punk de 1994 : « Le seul chemin authentique vers la vérité et la liberté est la révolte ». Mais cette révolte n’est pas pour autant une contestation aveugle et résignée.
Les punks s’organisent. Un espace pour les concerts, les discussions et les rencontres est ouvert dans un sous-sol, plusieurs groupes punk se sont formés. Le premier s’appelait Haos. Le collectif à l’origine de toutes ces évolutions, Mișcarea Underground Timișoara, se revendique aussi bien de l’esprit punk, que de l’idéologie antiautoritaire et des pratiques D.I.Y. (do it yourself).
La vague punk atteint également Craiova, ville qui va devenir un « fief » anarchiste, avec des groupes comme Terror Art ou Anti-pro ou des collectifs comme Craiova Anarho-Front qui commencent à répandre des messages anarchistes. C’est une période de découvertes, de bouillonnement et, souvent, d’excès et de confusion.
Du punk à l’anarchisme
Cependant, la révolte initiale, « l’anarchisme instinctif » du début, est de plus en plus intégré dans une prise de conscience à proprement parler libertaire, engagée, militante. L’évolution est surtout visible vers la fin des années 1990 et au début des années 2000. Bien que l’activité et l’organisation autour de la scène underground restent toujours importantes, l’accent n’est plus mis exclusivement sur la scène musicale, mais aussi sur des initiatives qui, sans être complètement détachées de cette scène, relèvent de problématiques et de solidarités plus larges : antimilitarisme, antiracisme, antifascisme, féminisme, écologie, solidarité avec les migrants, soutien aux ouvriers grévistes, etc. C’est aussi pendant cette période que le site « Indymedia » est lancé, une plateforme pour « le changement social » et la coopération, qui se proposait de devenir une véritable tribune alternative en ligne des libertaires roumains.
Un autre chapitre important est l’apparition en 2003 du collectif LoveKills et du premier zine anarcha-féministe du même nom, qui se revendiquait au début de la scène punk pour évoluer ensuite vers une position féministe et anarchiste militante, en critiquant le sexisme présent à tout pas dans notre société et même dans les milieux antiautoritaires. Adina Marincea vient de passer au crible les 14 numéros retrouvés de ce zine pour faire saisir le sens de la démarche de leurs auteures dans un beau texte intitulé : « Asta nu e o istoire de dragoste » (Ceci n’est pas une histoire d’amour).
Comme dans presque toutes les histoires concernant les libertaires, la répression va finir par trouver une place de choix dans son narratif. Tout au long des années 1980, des rapports officiels concernant les effets potentiellement néfastes de la musique punk sur les jeunes circulaient déjà en Roumanie. L’acharnement en matière de surveillance et les intimidations vont perdurer après les changements de décembre 1989 et même gagner en raffinement. Elles ont abouti à l’intervention brutale contre les manifestants antimilitaristes lors du sommet de l’Otan à Bucarest en avril 2008 [2], événement précédé et suivi d’une couverture médiatique sensationnaliste.
Renouveau Libertaire
Pour la mouvance libertaire naissante, ces événements ont marqué un tournant important et, pourrait-on dire, la fin d’une période. Au cours des années suivantes, certains libertaires ont renoué avec l’« underground », tandis que d’autres ont fait un pas de côté. Mais de nouvelles formes d’expression de l’anarchisme, parfois sans liens avec la scène punk ou les anciens milieux militants, ne tarderont de faire leur apparition. La mauvaise herbe de l’insoumission, de la solidarité et de la révolte s’obstinait apparemment de pousser, en dépit de l’isolement et des efforts du pouvoir à délégitimer et à écraser les libertaires. Idéologiquement, ces nouvelles expressions étaient mieux définies et d’une plus grande diversité tandis que leurs auteurs arrivaient à mieux se positionner politiquement. En même temps, dans certains cas - tel celui du groupe anarcho-syndicaliste Râvna ou encore du collectif qui avait publié à Bucarest pendant 2012 la revue Anarhia -, on se fixait également comme objectif la récupération de l’histoire ouvrière antiautoritaire d’avant la guerre et des traditions anarchistes locales. Faire découvrir (ou redécouvrir) ses racines dans le passé devenait ainsi un enjeu assumé de la démarche libertaire. Une initiative importante pour cette période avait été l’organisation d’espaces associatifs et autogérés, comme Biblioteca Alternativă à Bucarest − qui hébergeait des cercles de lecture féministe, des discussions, des ateliers, etc.− ou comme les espaces D.I.Y. à Craiova et à Timișoara.
Avec la mobilisation massive contre l’exploitation minière de Roșia Montană, en 2013, commence une période particulièrement mouvementée en Roumanie, marquée notamment par les manifestations contre les politiques d’austérité et les occupations des universités à Cluj et à Bucarest. Ces expériences ont encouragé l’émergence − à Cluj cette fois – de plusieurs groupes libertaires qui vont ouvrir un local autogéré, organisé d’après les principes antiautoritaires, et mettre en place une bibliothèque anarchiste. Ces initiatives s’ajoutaient à l’ancien collectif punk local, les anarchistes et les punks s’impliquant ainsi ensemble dans l’organisation de concerts, de débats, d’ateliers ou encore actions comme celle sous le mot d’ordre « De la bouffe pas des bombes ». À côté de Timișoara, les villes de Bucarest et de Cluj sont devenues les principaux centres des initiatives libertaires.
« Mémoire des vaincus », histoire de déracinement, de syncopes … »
Cette esquisse des initiatives anarchistes d’après 1989 en Roumanie est loin d’être complète. Ont été laissés de côté, par exemple, la période d’après 2015, la riche activité éditoriale indépendante, les groupes des autres villes et bon nombre d’initiatives − l’implication dans la lutte pour la justice locative, dans toutes sortes d’actions ponctuelles, le théâtre social et politique, les festivals anarcha-féministes, etc. J’ai essayé plutôt de surprendre quelques particularités du développement de l’anarchisme en Roumanie pendant les longues années de la transition post-communiste. Une de ces particularités est justement l’absence, lors de son apparition, d’une tradition historique, d’une expérience collective héritée du passé, d’un discours politique de référence. C’est la culture punk qui lui a fourni au début la langue pour exprimer sa révolte, son désespoir parfois, et, surtout, son besoin de liberté et de solidarité. Rappelons, si besoin est, le contexte : les années 1990 n’ont pas été seulement chaotiques mais aussi pleines de cynisme et de brutalité. En avançant à tâtons, souvent à contre-courant, coupés de leur histoire dont les traces avaient été soigneusement obscurcies pendant les longues années de la dictature, harcelés par les autorités, isolés au sein d’une société encore traumatisée par l’oppression et les déconvenues de l’après-communisme, les anarchistes ont dû à chaque fois inventer leur propre chemin. « Mémoire des vaincus », histoire de déracinement, de syncopes et d’oubli, l’histoire de l’anarchisme en Roumanie est aussi, et surtout, celle d’un esprit de révolte, de solidarité et d’émancipation, esprit chaque fois retrouvé. Ces trente dernières années le prouvent et en sont l’illustration.
Adrian Tătăran
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