Difficile en ce moment d’imaginer une voie de sortie du blocage dans lequel se retrouve encore la gauche, blocage dont j’ai souvent parlé dans mes chroniques sur le Courrier au fil de l’actualité roumaine de ces dernières années. Le raison pour laquelle je suis revenu ici sur la question n’a pas grand-chose à voir avec l’actualité politique roumaine, au point mort d’ailleurs en ce moment pour cause de pandémie. C’est le titre, fort inspiré à mes yeux, d’un ouvrage paru l’année dernière qui m’a mis sur une nouvelle piste : Les socialistes. Un héritage (1835-1921). Son auteur, Adi Dohotaru, est un personnage public en quelque sorte : élu député sur la liste de l’USR en décembre 2016, il a démissionné de ce parti en octobre 2017 quand son nouveau président, Dan Barnea, a imposé une orientation de centre droit [1].
Hériter, c’est aussi se sentir moins seul…
Avant même d’acquérir le livre qui m’a été vivement recommandé par Vincent Henry, chose pour laquelle je lui suis reconnaissant, ce titre m’a paru stimulant pour au moins deux raisons. A cause, d’abord, de la démarche à laquelle nous invite son auteur : nous rapprocher de tout une galerie de personnages lointains, aux images brouillées par le temps et par l’usage à la fois grossier et tordu qui en a été fait sous le régime communiste, des images que les tenants du nouveau cours postcommuniste de l’histoire préféreraient les voir s’effacer une fois pour toutes. Les socialistes dont il est question ici, ceux qui ont pensé et agi pendant les décennies qui ont précédé l’apparition l’Union Soviétique, sont avant tout les inspirateurs et les artisans de la modernité dans ce qu’elle comporte d’émancipateur et de libérateur pour l’humanité, des valeurs souvent bafouées par les dictatures au nom du prolétariat qui les ont érigés en prédécesseurs. Mettre l’accent sur leur héritage, dans un pays comme la Roumanie où la droite a le vent en poupe, n’est pas seulement une question de mémoire ou de patrimoine qu’il s’agirait de rafraîchir ou de réhabiliter. Hériter, c’est aussi se sentir moins seul, trouver des semblables dans le passé, pouvoir se reposer sur des acquis qui peuvent se révéler précieux quand on entend s’engager contre les inégalités et les injustices auxquelles on est confronté et se battre pour un autre monde conforme à ses aspirations.
La période choisie, 1835-1921, est l’autre raison pour laquelle l’ouvrage m’a semblé bien venu. 1835 correspond à un événement assez singulier : l’inauguration d’un phalanstère par un jeune Moldave acquis aux idées de Charles Fourrier de retour de Paris, Teodor Diamant, avec le concours du rejeton d’une famille de boyards sur un des domaines de ce dernier, à Scăieni, en Valachie. Regroupant une centaine de personnes, il durera un peu moins d’un an, ce qui n’empêcha pas son initiateur de plaider pour la fondation d’autres « familistères » afin d’améliorer la vie des Tziganes, encore robi (esclaves) en ce temps [2]. 1921 est l’année du congrès fondateur du Parti communiste roumain, date charnière à plus d’un titre. La période considérée commence donc bien avant la fondation du futur Etat moderne roumain à la suite de l’union des principautés de Moldavie et de Valachie en 1859 pour s’arrêter au lendemain de la fondation de la Grande Roumanie.
L’avènement de la grande roumanie
Le choix de l’année 1921, sur lequel l’auteur ne s’attarde pas, mérite quelques éclaircissements. Nous sommes un an après le traité de Trianon qui parachevait, il y a un siècle, la Roumanie dans ses nouvelles frontières. Pendant les deux décennies qui suivent, la mobilisation sociale et politique de gauche marque le pas. La gauche est désormais divisée. Les communistes, réduits à la clandestinité dès 1924 à cause, en partie tout au moins, du contentieux de l’Etat roumain avec l’URSS à propos de la Bessarabie, et de plus en plus dépendant de Moscou via le Comintern, font désormais bande à part. L’extrême droite gagne du terrain tandis que l’Etat roumain devient de plus en plus autoritaire avec l’instauration en 1938 de la dictature royale, suivie de celle des légionnaires et d’Antonescu jusqu’en 1944 en attendant celle qu’exercera le parti communiste après 1947.
Au cours de la période, relativement brève, qui sépare les deux guerres mondiales le fascisme autochtone (les légionnaires) auquel adhère nombre d’intellectuels réputés ou qui allaient le devenir connaît un essor exceptionnel. Après décembre 1989, cette période, très précisément, et ces intelectuels-là furent érigés en modèles. Combiné avec un anticommunisme décliné désormais sur le modèle de l’antifascisme et devenu la principale justification idéologique du régime politique en place, ce lourd climat conservateur plombe littéralement la gauche et exaspère les partisans et les sympathisants de celle-ci.
En décidant de se pencher sur les socialistes d’avant l’entrée en scène du Parti communiste roumain, l’auteur contourne cette période ce qui lui permet de convier le lecteur à un monde où la gauche était plus vivante et plus ouverte. Les utopistes côtoient les bakouninistes, les marxistes les radicaux, les narodniks les poporanişti (popor = peuple) ou encore les proudhoniens les libéraux ; les passerelles entre les socialistes qui se radicalisent et ceux, appelés « les généreux », qui rejoignent le Parti national libéral pour siéger au Parlement et faire voter des lois progressistes ne sont pas complètement coupées ; le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels est traduit pour la première fois en roumain par une figure de proue de l’anarchisme roumain, Panait Muşoiu…
Une démarche œcuménique
La prise du pouvoir d’Etat par les bolcheviks en Russie mettra brutalement fin à ce pluralisme conflictuel en déséquilibrant, avec la montée en puissance de l’URSS, la famille politique socialiste dont les futurs communistes allaient se détacher. Le destin soviétique du médecin Ecaterina Arbore, la fille de l’ancien secrétaire de Bakounine en Suisse Zamfir Ralli-Arbore, où elle est née en 1873, est emblématique. Adi Dohotaru, rend compte de son immense travail en matière de lutte contre les épidémies et de prévention médicale dans les milieux ouvrièrs et d’organisation de crèches destinées aux enfants abandonnés. Après 1917, elle s’installe en URSS où elle devient commissaire à la Santé en République socialiste soviétique de Moldavie, la future Transnistrie.
En 1937, elle est arrêtée, condamnée à mort et exécutée. Sans doute, à Tiraspol, poursuivra-t-elle à une plus grande échelle et avec d’autres moyens le travail entamé en Roumanie, mais en laissant faire la terreur qui s’abattait sur le pays et dont elle finira par être elle-même la victime. Son cas n’est pas le seul. Issu d’une famille bulgare, Christian Rakovski joue un rôle central dans le mouvement socialiste roumain, reconstitué par Adi Dohotaru dans le détail, avant de rejoindre la Russie en 1917 où il sera nommé au début de 1919 à la tête du gouvernement soviétique d’Ukraine, au moment donc où la répression contre les nationalistes de la Rada et les anarchistes de Makhno battait son plein. Diplomate soviétique en mission à l’Ouest par la suite, il sera exécuté en 1941. Il n’est pas question dans le livre de Adi Dohotaru de ce que les personnages dont il évoque le parcours politique ont fait après 1917 en Russie soviétique et 1921 en Roumanie. Le sujet fâche forcément et tel n’est pas le but poursuivi par cet auteur qui se refuse de trancher et qui campe sur une position volontairement œcuménique. Son objectif est clairement présenté dès les premières pages : « J’ai souhaité récupérer d’une manière critique des idées de gauche autochtones pour consolider des courants et des politiques plus égalitaires dans l’espace roumain qui est dominé idéologiquement par des courants néolibéraux et néoconservateurs. » (…) « Le livre ne s’adresse pas seulement à un public académique supposé neutre mais aussi à ceux qui se revendiquent d’idées et d’héritages ‘’de gauche’’, qu’ils soient socialistes, anarchistes, socio-démocrates, progressistes, social-libéraux, féministes, laïques ou écologistes. J’ai analysé le socialisme dans la perspective de plusieurs stratégies de modernisation, révolutionnaire, réformiste et utopique. » (p. 13-14).
Autrement dit, dans ce pays où la droite libérale exerce une hégémonie écrasante tant sur le plan culturel que sur celui des idées politiques, il s’agirait de restaurer coûte que coûte le pluralisme. L’objectif n’est guère radical mais présente l’avantage d’être clairement affiché. Véritable tour de force sur le plan documentaire, cet ouvrage touffu livre d’innombrables informations sur les faits et gestes des socialistes tels qu’ils se donnaient à voir en leur temps mais aussi tels qu’ils ont été successivement présentés par les historiographies communiste et postcommuniste. En plus, l’auteur établit des correspondances, pas toujours probantes, avec des courants actuels de pensée s’inspirant par exemple de Noam Chomsky ou de Toni Negri. Comme tout ouvrage de synthèse, celui-ci présente des inconvénients, s’expose à des critiques notamment sur le plan de la méthode. Je ne m’y attarderai pas. Pour ma part, le plus important réside dans la voie sur laquelle il nous met : et si la recomposition et le renforcement de la gauche passaient par un ressourcement qui donne envie à ceux qui s’en réclament de chercher à s’implanter, à construire des alternatives, à faire des projets, à s’émanciper du provincialisme qui les condamne à l’imitation de modèles extérieurs, à peser autrement que négativement ? Dans cette perspective, le retour aux socialistes d’antan proposé par Adi Dohotaru peut constituer un bon début et la parution de son « pavé » (510 pages) mérite d’être saluée.
PS : Panaït istrati : « prolétaires de mon pauvre pays ! sachez que… »
Cela fait d’ailleurs plusieurs années que j’ai constaté avec un certain étonnement au départ l’intérêt manifesté dans les milieux libertaires pour des personnages qui n’évoquaient parfois pour moi que des noms de rues et d’institutions de l’époque communiste… En effet, qui peut aligner de nos jours en Roumanie quelques mots sur Ştefan Gheorghiu, dont le nom affublait la fameuse Académie politique qui formait les hauts cadres du parti communiste et de l’Etat. Ouvrier autodidacte sur des positions anarcho-syndicalistes, il a été amené à s’opposer à Christian Rakovski, social-démocrate en ce temps, sur la question de l’autonomie syndicale. Il est mort en 1914, donc bien avant la fondation du Parti communiste roumain. Pour que je m’en fasse une idée, il a fallu que je tombe sur des documents publiés par Editura Pagini libere - qui édite livres, brochures et divers textes on line et que l’on peut tirer soi-même sur papier et assembler. Dans une lettre parue en 1926 dans la revue Pagini libere, l’ancêtre de la publication on line du même nom, Panaït Istrati écrivait, à l’occasion de la commémoration des douze ans de la mort de Ştefan Gheorghiu : « Amis de Ştefan, notre saint ! Prolétaires de mon pauvre pays ! Sachez que votre idole n’a été ni ’socialiste’, ni ’communiste’, ni ’bolchevik’ ni tout autre mot vide mis entre guillemets : il n’a été qu’un révolté inné contre l’oppression, un homme bon et un grand ami. C’est tout. S’il vivait aujourd’hui, il ferait, comme je le fais et je le ferai jusqu’à ma mort, c’est-à-dire : l’homme de cœur, l’ami opprimé, ne se querelle pas pour des idées avec ses frères dans le malheur, et va les chercher là où ils se trouvent, les rassemble et leur dit un seul mot, un seul : REVOLTEZ-VOUS ! »
Nicolas Trifon
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