Dès le lendemain du scrutin, la direction de l’AUR a invité les intellectuels de droite à rejoindre leur formation politique « pour le bien des Roumains ». Un des premiers à se défiler a été l’ancien ministre des Affaires étrangères Teodor Baconschi, promoteur naguère de la révolution conservatrice amorcée par Donald Trump. Interrogé par Hotnews, il a rejeté net la proposition, tout en rappelant son accord avec la dimension anticommuniste de ce parti et avec la piété qu’il manifeste lorsqu’il s’agit de la mémoire de la dictature bolchevique. « Maintenant que nous sommes devenus un Etat stable, décent et modéré, il ne faut surtout pas diaboliser ce parti » et accréditer ainsi l’idée que, après d’autres pays, la Roumanie se dirigerait vers une sorte d’ilibéralisme. « J’estime monsieur Lavric comme historien et herméneute de l’œuvre de Noica mais son adhésion à ce mouvement m’a déçu », ajoute l’ancien ministre à propos du président de l’AUR, un personnage pour le moins controversé et qui est au centre des débats actuels dans les milieux intellectuels roumains.
Sorin Lavric Ou Le Néo-Légionnarisme En Paroles Dorées
L’intervention sur contributors.ro de Gabriel Liiceanu, disciple du philosophe d’inspiration heideggerienne Constantin Noica (1909-1987) et éditeur à Humanitas de plusieurs livres de Sorin Lavric, met le doigt sur le malaise des intellectuels qui ont tenu le haut du pavé après la chute de Ceauşescu et se sont efforcés de minimiser la signification de l’engagement légionnaire (fasciste) de leurs prédécesseurs pendant l’entre-deux-guerres. Dans un long texte-confession assez émouvant mais somme toute d’une suffisance déroutante, il essaie de faire le point sur l’évolution au cours de ces dernières années de son ancien étudiant dont il a dirigé la thèse de doctorat, sur C. Noica précisément. Il se dit abasourdi par les récentes déclarations politiques du président de l’AUR qui prolongent l’aspect le plus détestable de l’œuvre de C. Noica, les articles publiés à une époque dans la presse légionnaire et fait part de sa totale incompréhension devant cette évolution.
Le critique littéraire Nicolae Manolescu se montrera plus expéditif en mettant à la porte sans autre procès Sorin Lavric de l’Union des écrivains qu’il préside et de mettre fin à son travail de rédacteur à România literară. Pourtant ses contributions à cette revue de l’Union ne laissaient pas le moindre doute sur ses orientations politiques et ses vues sur la société. Iulia Popovici les a épluchées pour ce qui est de l’année 2020 et présentées dans un article de Observatorul cultural de la semaine dernière intitulé « Sorin Lavric ou le néo-légionnarisme en paroles dorées » (le sigle AUR veut dire « or » en roumain). Tout y passe, depuis les Roms, « une plaie sociale », jusqu’aux élucubrations les plus dédaigneuses sur les femmes qui ne peuvent être que « amantes, nonnes ou intrigantes ». « Le respect pour elles, commente l’auteure, l’égalité comme principe, la confiance dans leurs capacités sont des choses qui relèvent du détestable politiquement correct ». Sans oublier l’hommage appuyé aux penseurs et héros de la Légion de l’archange Michel d’avant la guerre.
L’activiste Et L’académicien, Même Combat ?
Apparemment, le philosophe aux accents néo-légionnaires retient davantage l’attention de ceux qui critiquent ces intellectuels roumains de droite qui ont fait le lit des extrémistes de droite que le fondateur et coprésident de l’AUR, le plébéien George Simion. Pourtant, cet « activiste » plutôt quelconque au départ ne se révélera pas moins dangereux. C’est à l’occasion des marches et des interventions musclées, telle celle entreprise dans un cimetière hongrois soi-disant pour honorer des morts roumains, plutôt que d’arguments sophistiqués qu’il a fait ses preuves.
Au cours de la campagne électorale, une photo le présentait aux côtés de l’historien Ioan-Aurel Pop en tenue d’académicien lors d’une réception, puis, au lendemain du scrutin, il déclarait avec candeur que le président de l’Académie avait sa préférence pour le poste de Premier ministre du nouveau gouvernement. Pris de panique, celui-ci a nié en bloc tout lien avec le leader d’extrême droite, désormais compromettant. Et, pourtant, en matière de suspicion vis-à-vis des minoritaires - hongrois surtout mais pas seulement – les deux étaient sur la même ligne depuis un bon moment. A propos, par exemple, des requêtes des Aroumains pour l’introduction de cours optionnels de leur langue dans l’enseignement public, l’académicien lançait dans une lettre ouverte le 3 décembre des anathèmes contre leur supposé séparatisme encore plus fantaisistes que l’activiste dans son appel aux « frères roumains du sud du Danube » quelques mois auparavant dans Adevarul.
“A la fois traditionaliste, réactionnaire et néo-fasciste mais aussi pro-Europa d’un point de vue financier, l’AUR est un parti d’extrême droite”
« L’AUR prône un nationalisme radical avec des promesses d’une société meilleure et un expansionnisme éventuellement impérial vers la République de Moldavie et la défense, sur un mode néo-impérial, des minorités roumaines à l’étranger. Dans son préambule il affirme représenter exclusivement les Roumains », explique l’historien Traian Sandu dans un entretien accordé à Petru Clej pour Radio France International en roumain. Certes, les références au discours et aux pratiques de la Légion, fondée en 1927, abondent, poursuit cet auteur du livre Un fascisme roumain : histoire de la Garde de fer (Perrin, 2014). Elles peuvent avoir un certain succès auprès des générations plus âgées et plus cultivées mais ce ne sont pas elles qui leur apportent le plus de suffrages. L’antisémitisme du Mouvement légionnaire a été remplacé par l’anti-magyarisme, même s’il subsiste dans les attaques contre George Soros par exemple. Pour Corneliu Zelea Codreanu, comme pour Ferenc Szalasi en Hongrie et Ante Pavelic en Croatie, l’emprise sur les masses passait par l’Eglise. Mais l’AUR se garde bien d’inscrire l’Eglise orthodoxe roumaine dans son programme pour éviter un éventuel démenti de la part de cette institution trop soumise à l’Etat et pour se lancer dans l’aventure.
Le parti a su tirer les leçons des échecs de Marine Le Pen et Matteo Salvini : il n’a pas un discours anti-européen, se présente comme pro-business, parce qu’il sait que l’argent vient de l’étranger grâce aux investissements étrangers, à l’argent de l’Union européenne et des Roumains qui travaillent à l’étranger. Plutôt qu’au discours néo-fasciste de Jobbik, celui de l’AUR ressemble au discours du Fidesz de Viktor Orban : ilibéral, pro-famille, pour la tradition, assez homophobe et antiféministe.
A la fois traditionaliste, réactionnaire et néo-fasciste mais aussi pro-Europa d’un point de vue financier, l’AUR est un parti d’extrême droite, conclut Traian Sandu tout en insistant sur le fait qu’il est à la fois d’extrême droite et néo-libéral, c’est-à-dire libéral du point de vue économique et autoritaire parce que, s’ils sont pour le marché libre, les néo-libéraux n’hésitent pas à imposer, parfois par la violence, certaines mesures dès lors qu’ils les estiment nécessaires.
Post Scriptum
Qu’elle prolonge le Mouvement légionnaire de l’entre-deux-guerres roumain ou qu’elle relève d’une extrême droite qui vient de faire son aggiornamento néo-libéral comme semble le penser Traian Sandu, l’Alliance pour l’union des Roumains n’a tout de même remporté qu’à peine 10 % des suffrages. Les idées malsaines dont ce nouveau parti est porteur - qu’il s’agisse du nationalisme agressif ou du conservatisme non moins agressif et des fantasmes qu’elles alimentent - imprègnent depuis un bon moment la plupart des formations de l’échiquier politique roumain. De ce point de vue, la percée de l’AUR qui exhibe ces idées au grand jour pourrait contribuer à clarifier le débat politique en Roumanie.
Nicolas Trifon
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