Introduction aux trois parties : 1960 est l’année du passage du Ghana au statut de république, Kwame Nkrumah en devenant le président. Soixante ans plus tard, il demeure en Afrique une référence majeure. Cependant, il y a cinq décennies déjà, le philosophe Paulin Hountondji avait lancé un appel : « L’échec de Nkrumah mérite d’être médité ». C’est à une compréhension de cet échec que veut, modestement, contribuer ce texte.
DU CPP DE NKRUMAH À L’ANC DE MANDELA : COMME UNE TRISTE REPETITION HISTORIQUE
En fait, derrière la « crise de la connaissance » sous forme de persistance post-coloniale du nationalisme culturel, issu en grande partie de la « bibliothèque coloniale », derrière les masques négro-africains (African personality, socialisme africain, etc.), parfois amalgamés au “socialisme scientifique”, s’exprimaient bien, dans le cas du CPP de Nkrumah – comme d’autres en Afrique post-coloniale – les intérêts sociaux petits-bourgeois de la fraction dominante au sein du Parti-État (CPP). Ceci a logiquement abouti au premier échec retentissant de ladite « révolution africaine » [1]. C’est ainsi que dans les classes populaires ghanéennes, il n’y avait pas eu de mobilisation assez déterminée contre les putschistes, pour défendre un régime certes confronté à la baisse du cours du cacao (un des deux principaux produits d’exportation), à un surendettement, au gel des prêts britanniques, états-uniens, en guise de chantage, etc. Mais un régime qui les avait aussi délaissées socialement, avait muselé les syndicats des salarié·e·s, etc., brisé l’élan du mouvement des femmes (All African Women’s League, Federation of Gold Coast Women, etc.) en le réduisant à un rouage bureaucratisé (National Council of Ghana Women) du CPP [2]. Pourquoi défendre un régime dont les ténors se préoccupaient surtout de la conservation de leurs privilèges matériels – Nkrumah étant personnellement considéré comme une des exceptions –, voire de leur métamorphose en bourgeois, sous le couvert dudit socialisme africain ?
« L’échec de Nkrumah mérite d’être médité » avait dit P. Hountondji au moment où l’Afrique connaissait ses premiers États dirigés par des partis se proclamant “marxistes-léninistes”, constructeurs du socialisme scientifique. Mais, il s’est finalement avéré, dans les cas du Congo-Brazzaville et du Bénin – valable aussi pour les quelques autres (malgré une certaine désinformation anti-marxiste/anticommuniste, il n’étaient pas bien nombreux au cours des années 1970-1980 pouvant être considérés comme tels : Angola, Cap-Vert, Ethiopie post-impériale, Guinée-Bissau, Mozambique, Somalie, Zimbabwe) – qu’il s’agissait d’un « marxisme de façade […] idéologie d’une bourgeoisie administrative et compradore, d’une véritable sorcellerie, aux antipodes de la “science” » [3]. La méditation sur le cas ghanéen (sous Nkrumah), entre autres, n’ayant pas été effectivement à l’ordre du jour, ces régimes ont été emportés par le vent de la démocratisation (porté par la réaction sociale populaire aux conséquences nocives des programmes d’ajustement structurel néolibéral censés remédier à la crise de la dette publique extérieure des États, entre autres expressions d’une crise des économies néocoloniales) ayant soufflé sur nombre de régimes africains structurellement néocoloniaux, sans distinction d’idéologie (proclamée ou non), à partir de la fin des années 1980. Au cours de laquelle se négociait la fin de l’apartheid constitutionnel en Afrique du Sud (institué en 1948), dont la concrétisation initiée par la libération de Nelson Mandela (1990) a été accueillie avec une grande joie par nombre de panafricanistes progressistes, considérant cette victoire sur l’apartheid constitutionnel comme le prodrome d’une Afrique du Sud de la justice sociale. Ce qui ne manquerait pas de répercussions ailleurs en Afrique. D’autant plus que le pouvoir de l’ANC – hormis les deux ans de transition – va être celui d’une Alliance Tripartite, avec le Parti communiste sud-africain (SACP) et le Congrès des syndicats d’Afrique du Sud (COSATU). Mais cela s’est assez vite avéré par la suite comme du « Talk left, walk right » [4]. Une répétition historique, en quelque sorte, dans un contexte international de marche triomphale du néolibéralisme, au cours duquel la cote politique du progressisme social était au plus bas.
ANC, FIN DE L’APARTHEID ET “POST-APARTHEID APARTHEID”
Ainsi, il s’est assez vite avéré que les intérêts réellement défendus par l’ANC (membre de l’Internationale socialiste dont les organisations membres s’accommodent généralement du néolibéralisme, une fois au pouvoir, voire avant) sont principalement ceux de la petite bourgeoisie noire, une composante en croissance du capital local qui, dans ce cas sud-africain, est le plus ancien et le plus développé d’Afrique. Pour le développement duquel, faut-il rappeler, avait été constitutionnalisé la suprématie blanche (apartheid), pendant quatre décennies. Au fil des années, la fin de l’apartheid constitutionnel a principalement signifié, en matière sociale, une consolidation de la classe capitaliste sud-africaine (dont une fraction “éclairée” avait considéré, dans les années 1980, que le régime d’apartheid constitutionnel devenait caduc), grâce à, entre autres, plus de participation des Noir·e·s [5] à la dite classe, à partir d’une production volontariste de capitalistes noir·e·s (le Black Economic Empowerment, BEE), en partie lié·e·s à l’ANC. Autrement dit, plus de participation de Noir·e·s d’une part à la domination capitaliste, à l’exploitation, à la surexploitation de la force de travail en Afrique du Sud. Celle-ci y est très majoritairement noire, sud-africaine, mais aussi originaire d’ailleurs en Afrique, principalement de certains pays voisins, et dans une moindre mesure d’autres sous-régions du continent. D’autre part, ce capital noir participe au sous-impérialisme sud-africain dans la sous-région australe (dans la continuation du capital de l’apartheid constitutionnel), voire hors d’Afrique australe. À l’instar de la tentative de rivaliser avec l’impérialisme français en Centrafrique (2007-2013), que le renversement du président François Bozizé a enterrée, avec 13 membres des forces armées sud-africaines en RCA. Il est fort probable que ce capital noir participe aussi à l’expansion extra-africaine du capital sud-africain.
En même temps que cette « rapacious elite black bourgeoisie » [6], née sous la présidence du héros de la lutte anti-apartheid, Nelson Mandela – ainsi loué par Achille Mbembe, s’inspirant du philosophe Hegel : « En lui, l’Afrique du Sud, cet accident géographique qui peine à se faire concept, aura trouvé son Idée » [7] –, se sont développées les inégalités sociales, à propos desquelles l’Afrique du Sud est devenue ces dernières années une championne mondiale [8]. L’ANC, ayant renié son “programme minimum”, la Charte de la Liberté (1955) – marquée aussi bien par le contexte keynésien post-Seconde Guerre mondiale que par la stratégie de la révolution nationale démocratique et populaire, l’“étapisme” de son principal allié historique, le SACP – en arrivant au pouvoir (1994-1996), voire avant (c’est en 1991 que Mandela, a fait son chemin de Davos), et embrassé le néolibéralisme [9], a ainsi produit une « post-apartheid apartheid South Africa » (Percy More). Une nouvelle forme de société d’apartheid où l’on retrouve des vives séquelles de l’apartheid constitutionnel (blanc/noir) ainsi qu’un élargissement du fossé entre les classes sociales parmi les Noir·e·s.
En guise d’auréole de ce « post-apartheid apartheid », a été réactivée, instrumentalisée, une version sud-africaine/zimbabwéenne de l’african personality : l’Ubuntu. Cette prétendue philosophie traditionnelle (sud-africaine, par la suite considérée comme celle de toute l’Afrique dite noire), dont le supposé principe (en nguni/zulu) « umuntu ngumuntu ngabantu » (en anglais : « a person is a person through others persons » ; traduction littérale en français : « une personne ne l’est que grâce à/à travers d’autres personnes » ; traduction courante : « je suis, parce que nous sommes ») [10] ne fait qu’exprimer le communautarisme/communalisme supposé caractériser essentiellement les (négro-)Africain·e·s, les Noir·e·s. Par opposition évidemment – comme dans la négritude, la philosophie bantoue (présentée par le révérend père Placide Tempels, missionnaire belge au Congo belge), le consciencisme, le communautarisme – à l’individualisme supposé caractériser essentiellement, les Blancs/Blanches Européen·ne·s, les Occidentaux/Occidentales. Il s’agit d’une mise à jour de l’ignorance historique, assez satisfaite, héritée de la « bibliothèque coloniale », déjà mentionnée plus haut, et de la compatibilité de ce nationalisme culturel (porteur, dans l’Afrique du Sud de Nelson Mandela, de Thabo Mbeki, d’une supposée « Renaissance africaine » ; Jacob Zuma ayant plus été considéré comme « 100 % Zulu Boy ») avec le capitalisme.
Ainsi, ladite philosophie traditionnelle (négro-)africaine après avoir, par exemple, été invoquée pour la réconciliation nationale sud-africaine, a été intégrée, à partir de 2002, dans le vade-mecum du capital sud-africain (sous hégémonie blanche), le King Report on Corporate for Governance for South Africa qui recommande en son point 38, la nécessité de l’« observation et la prise en compte de la vision du monde et de la culture africaine dans la gouvernance des entreprises en Afrique du Sud », avec une mention explicite à « l’Ubuntu (humanité) ». Cette recommandation était suivie de l’indication de supposés particularismes africains, parmi lesquels une préférence pour le consensus plutôt que pour la discorde (entendre le conflit de classe, rejeté, à l’époque déjà, aussi bien par le conscienciste Nkrumah que par le fabien Arthur Lewis) [11]. Participent alors à la publicité de l’Ubuntu, des intérêts de classe hostiles à toute idéologie débarrassée des « mythologies opposées de l’impérialisme et du nationalisme des peuples coloniaux » (Adiele Eberechukuwu Afigbo, op. cit.). Les intérêts du capital convergent avec ceux du nationalisme petit-bourgeois post-colonial qui s’avère assez sensible aux opportunités de mutation sociale ascendante individuelle/individualiste.
Cela avait déjà été illustré dans le Ghana nouvellement indépendant, par exemple, par la trajectoire d’un D.-K. Foevie : au départ un dirigeant très combatif du syndicat des mineurs, la Mine Employees Union, pendant la période coloniale, puis du Trade Unions Congress (TUC), allié du CPP au pouvoir. Par la suite, il « accepta en 1958 des conditions restrictives d’une nouvelle structure du TUC, et, tout en restant à la tête du syndicat, rejoignit la direction de la State Gold Mining Corporation, et en prenant même la direction quelque temps après » (F. Cooper, p. 443). Le CPP étant alors hostile à la lutte de classe prolétarienne en période post-coloniale. Quatre décennies plus tard, en Afrique du Sud, c’est l’ancien dirigeant de la National Union of Mineworkers pendant la période d’apartheid, président de l’Assemblée constituante (1994), et, à l’époque, présumé dauphin de Mandela à la présidence de la République, numéro 2 de l’ANC sous la présidence de Jacob Zuma, Cyril Ramaphosa qui accède en 2018 à la présidence de la République. Et, ce qui n’est pas un détail, après avoir amassé une fortune colossale – comme quelque autre ancien dirigeant syndical noir – en tant que, entre autres, actionnaire important de la LonMin (entreprise minière ayant fait massacrer une trentaine de ses mineurs en grève, à Marikana, en août 2012, suite à un appel à la répression policière par, entre autres, lui-même), patron de Mc Do en Afrique du Sud et membre du conseil consultatif international de Coca-Cola. Peut-il encore promouvoir la lutte de classe des exploité·e·s, le renversement du capitalisme, toy-toyer en chantant “I am a socialist” ? Quant à son ex-rival et vainqueur pour la succession de Mandela, à la tête de l’État sud-africain, Thabo Mbeki (membre du bureau politique du SACP jusqu’en 1990), il partage avec le numéro 1 du capital africain, Aliko Dangote, la co-présidence des AfroChampions. Derrière la corruption exposée de Zuma, il y a la constitution d’un très large réseau familial d’entreprises (privées) dans différents secteurs dit « Zuma Incorporated » [12]]. L’avidité accumulatrice y est telle que des dirigeants de l’ANC ont, pendant la crise sanitaire et sociale actuelle, surfacturé la vente à l’État de matériel sanitaire (masques, gel hydro-alcoolique), des denrées de première nécessité destinée aux très démuni·e·s, au titre de l’aide sociale pendant le confinement. Denrées alimentaires que d’autres dirigeants de l’ANC ont partiellement détournées et revendues. Des manifestations locales de la profitabilité pour les riches que constitue aussi la lutte contre la pandémie.
CONNAISSANCE ET EMANCIPATION
Cette flagrante dérive de l’organisation leader du mouvement sud-africain d’émancipation (la plus ancienne organisation et parmi les plus prestigieuses d’Afrique, dont l’érosion de l’électorat ne fait que progresser d’une élection à l’autre, malgré sa maestria en matière de clientélisme [13]]), mérite d’être méditée hors d’Afrique du Sud aussi, plus sérieusement sans doute que les “échecs” précédents. Surtout par celles et ceux qui mettent encore l’accent essentiellement que sur la commune identité raciale comme facteur de la « révolution africaine ». Car celle-ci ne pourra être entreprise avec efficience sans, entre autres, une culture de l’« analyse lucide » – dépourvue évidemment de biais racialiste ou géoculturaliste, héritage de l’ethnologie coloniale fructifié aussi de la petite-bourgeoisie politicienne autant qu’intellectuelle, celle-ci alimentant celle-là –, c’est-à-dire une culture de la « connaissance concrète de la réalité de chaque pays et de l’Afrique ainsi que des expériences concernant d’autres peuples », et de la « critique juste » (Amilcar Cabral, « Une crise de connaissance »).
Par exemple, la « révolution africaine » ne devrait être envisagée ou pensée ni en se focalisant sur une seule identité (chaque être humain étant toujours une imbrication ou un complexe d’identités, appartenant ainsi en même temps à plusieurs catégories sociales), mais en articulant les identités de classe, de genre [14], voire d’ethnie ou de race [15] dans le cadre de la société capitaliste généralement néocoloniale, ni dans l’isolement national ou même continental, ni sans articulation du socio-économique et de l’écologique. Ceci s’avère particulièrement exigeant en matière de connaissance – l’écologie reposant le problème de l’articulation de la connaissance de la nature avec celle des sociétés –, vu l’unité de l’identité et de la diversité des sociétés humaines, la très grande diversité de toute la vie extra-humaine, les problèmes créés par le Progrès et ceux qui pourront découler de la “transition écologique” dans chaque formation sociale en articulation avec le reste du monde (totalité plus concrète dans la phase actuelle de la mondialisation qu’auparavant, comme nous le rappelle le nouveau virus corona, avec sa pandémie), les imprévus et incertitudes de l’histoire humaine. Comme le disait déjà en son temps Mehdi Ben Barka : « Les problèmes qui se posent maintenant et qui se poseront dans l’avenir deviennent de plus en plus complexes et ne peuvent être affrontés que par une étude sérieuse et approfondie » [16]. Ce qui exige une démocratisation dans la mesure du possible, de la production des connaissances, de leur diffusion/circulation, leur libre discussion et leur amélioration, en articulant la théorie et la pratique (les luttes sociales, les expérimentations alternatives, etc.), la quête du vrai et le sens du bien commun (écologique et social). À l’opposé du sort fait actuellement, par les classes dirigeantes, au développement de la connaissance des et dans les sociétés africaines.
En effet, l’idéal d’une émancipation de l’Afrique souffre aussi particulièrement des conséquences de l’attaque menée, partout ailleurs aussi dans le monde, depuis les années 1980, par le volet École/Éducation des politiques d’ajustement structurel néolibéral imposées par les institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI). Attaque portée contre la “massification” dite parfois “démocratisation” post-coloniale de la scolarisation (au taux variant selon les pays ; plus masculine que féminine, plus urbaine que rurale …), revenant ainsi à une restriction de l’accès des jeunes issu·e·s des classes populaires, des familles pauvres, à l’instruction secondaire et supérieure qui avait été rendu possible par ladite massification (au lendemain de l’indépendance du Ghana « on lança le plan de réformes de l’enseignement probablement le plus ambitieux de toute l’Afrique. Les portes des écoles primaires, secondaires, et des universités furent largement ouvertes à tous […] Trois universités furent créées, au lieu d’une seule au départ. Le nombre d’étudiants s’éleva de quelques centaines [871 [17].] en 1957 à près de 7 000 en 1966 », selon S. Ikoku, op. cit., p. 20). Certes, il ne s’agissait pas d’une scolarisation usant de quelque pédagogie conscientisante, car elle était organisée selon la conception dominante, bourgeoise, de l’École – principalement, un appareil contribuant à la reproduction de l’ordre établi, dont le fonctionnement requiert aussi l’intégration de personnes issues des classes sociales, des milieux sociaux populaires, la production de transfuges de classe – adoptée et adaptée par les États néocoloniaux africains (dont nombre de dirigeant·e·s sont encore issu·e·s de familles appartenant aux couches sociales populaires). Par exemple, toujours au Ghana de Nkrumah, « Des universitaires occidentaux dont les vues sur l’organisation de l’enseignement supérieur étaient déjà dépassées dans leurs pays d’origine contrôlaient effectivement les universités ghanéennes. Ou bien, ce contrôle était remis à des Africains qui étaient soit inexpérimentés, soit nationalistes, mais d’une manière sentimentale, ou encore opportunistes […] Bref, les universités vivaient dans le style traditionnel de l’Angleterre du XVIIIe siècle, au lieu d’être des centres intellectuels de la nouvelle Afrique » (S. Ikoku, p. 21).
Cette école post-coloniale/néocoloniale s’est aussi caractérisée, se caractérise, par une forte sélection : sans pour autant fétichiser les diplômes, le taux de réussite à l’examen de fin du secondaire, baccalauréat, par exemple, est généralement inférieur à 50 % – voire jusqu’à 20 % – des candidat·e·s, succès minoritaire pour une minorité parvenue jusque là. Par exemple, au Maroc : « le taux d’analphabétisme stagne à plus de 43 % de la population. Si la scolarisation a considérablement augmenté, le taux de déperdition annuelle des élèves fait que seule 13 % d’une cohorte arrive au baccalauréat » [18]. Taux de déperdition qui est aussi très élevé en Afrique du Sud, avant la douzième année, celle du matric (équivalent du baccalauréat), surtout dans les couches sociales les plus défavorisées. Et, comme par application du « post-apartheid apartheid », il existe deux examens distincts du matric : l’un pour le secondaire privé, l’autre pour le secondaire public où ne sont pas généralement scolarisés les enfants des ex-dirigeant·e·s du mouvement anti-apartheid.
Par ailleurs, l’école post-coloniale/néocoloniale africaine se caractérise aussi, presque partout, par une trop faible dotation en structures de documentation, de recherche. Comme l’affirmait, à juste titre Jean-Marc Éla, en se limitant à l’Afrique dite subsaharienne : « En Afrique noire, mettre de l’argent pour équiper un laboratoire est une absurdité pour de nombreux chefs d’État qui ont bien d’autres préoccupations […]les priorités sont ailleurs que dans la recherche et l’activité scientifique au sein d’une société en devenir […] À l’évidence, les contraintes de l’ajustement structurel ne sauraient servir d’alibi pour expliquer l’absence des infrastructures de recherche dans les universités africaines. Bien avant la crise économique qui s’est aggravée dans les années 80, les budgets de répression ou de répression et ceux de la Présidence de la République ont toujours été supérieurs aux ressources consacrées à l’enseignement supérieur et à la recherche en Afrique noire » [19]. La part moyenne actuellement affichée de presque 17 % consacrée à l’Éducation dans les budgets nationaux (dans la partie dite subsaharienne) s’avère concrètement très inférieure aux besoins de ces sociétés à la population majoritairement jeune.
Pire, cette attaque néolibérale pousse d’une part à la hausse des frais d’inscription dans les établissements supérieurs publics, de l’autre à favoriser l’enseignement privé, l’une et l’autre étant en conformité avec la discrimination par l’argent, ce fétiche de la société capitaliste, dont le culte est universellement en intensification. Les objectifs dans l’enseignement supérieur surtout sont désormais appelés à être établis « en étroite collaboration avec l’industrie et le commerce » [20]– fondations philanthrocapitalistes et firmes transnationales interviennent ainsi dans l’organisation de la recherche académique en Afrique, aussi à travers le financement du NEPAD devenu l’agence de développement de l’Union Africaine, voire avec le soutien des Nations unies – marginalisant et dépréciant les savoirs ou disciplines qui ne s’avèrent pas assez intéressantes pour le Capital.
Face à cette agression néolibérale de l’École, pourtant néocoloniale, il y a au niveau académique africain, censé haut lieu du savoir, inexistence de débats de fonds, quasi-inexistence des réflexions sur ce qui a été traditionnellement nommé École, comme un des facteurs de l’émancipation collective [21]. Celle-ci est d’ailleurs de plus en plus considérée comme un projet désuet par l’“élite” intellectuelle davantage embarquée aussi dans l’individualisme néolibéral, chaque jour un peu plus sous le charme des doux chants du monstre capitaliste dit néolibéral. Pour le philosophe sud-africain Michael Neocosmos, « What seems to be underlying the thinking of intellectuals today in Africa is fundamentally a ‘fear of the masses’, what Rancière [La haine de la démocratie, 2005] refers to as ‘demophobia’ » [22]. Il n’y a pas en effet dans l’Afrique actuelle des intellectuel·le·s de grande réputation pouvant être considéré·e·s comme des compagnons/compagnes de route radicaux/radicales des classes populaires – la préoccupation première de celles-ci n’étant pas généralement l’Identité (raciale s’entend) ou le géoculturalisme, à la mode. Hors de ce monde académique, il y a trop peu – en proportionnalité inverse de l’ampleur du travail à accomplir – d’organisations, de réseaux, de centres, s’avérant producteurs, à partir de différents secteurs de la société, de connaissances critiques, alternatives, pour l’émancipation des damné·e·s de la terre. Par ailleurs, il fait un peu plus que planer sur bon nombre de ces réseaux et organisations, spécialisées sur tel ou tel fragment de la réalité/totalité, la tentation de considérer chacune que son « fragment est “plus complet” que les autres » [23], d’opter pour une approche supposée apolitique/non politique – surtout quand des fondations philanthropiques du capital contribuent à leur financement. Cette carence dans la production des connaissances, participant de la lutte pour l’émancipation collective, provient aussi du fait que les organisations politiques, les organisations syndicales (des travailleurs/travailleuses) africaines pouvant être porteuses d’une alternative au capitalisme, pouvant interagir avec d’autres secteurs de la “société civile”, sont devenues, comme jamais auparavant, quasiment invisibles [24], voire sont actuellement inexistantes dans la grande majorité des sociétés africaines.
Ainsi, par exemple, la jeunesse africaine scolarisée – partie déterminante d’un avenir d’émancipation – se trouve, comme jamais auparavant, généralement à la merci de l’hégémonie idéologique du Capital, en campagne de promotion, ces dernières années, de certaines filières de formation les plus favorables à sa reproduction. À l’instar de l’ouverture dans plusieurs pays africains – de Maurice au Maroc, en passant par le Sénégal, la République démocratique du Congo, le Kenya – des succursales des business schools d’Europe et des États-Unis, ou qui s’en inspirent, de la supposée générosité de Huawei offrant des bourses d’études concernant le numérique – bien plus nocif que les « scénarios des films d’Hollywood » que Nkrumah considérait comme des « armes » de la domination néocoloniale –, dont l’emprise devrait être combattue, y compris pour raison écologique. Des structures de reproduction de la domination, relayant la diffusion de la culture d’une certaine inculture, ne pouvant que consolider l’« absence d’idéologie » (Fanon, Cabral), « le défaut idéologique » (Cabral), que renforcer l’hégémonie du capitalisme dont l’ « idéologie est devenue un sens commun, donnant le sentiment qu’il n’y a pas d’alternative » [25]. Quant à la grande partie de cette jeunesse, issue des classes populaires, et ne pouvant accéder à ces formations considérées comme privilégiées, sans toutefois échapper aux influences de l’idéologie dominante, aussi calibrée pour les différentes catégories sociales, elle est destinée à y demeurer, à être exposée soit aux emplois qui s’avèrent davantage flexibles, précaires, soit au chômage massif – la reproduction du prolétariat, de l’armée de réserve – ainsi qu’aux fléaux sociaux que les sociétés capitalistes sont habiles à produire ou entretenir pour la diversion des victimes du système.
Autrement dit, cette offensive néolibérale sur le terrain de l’École est une promesse d’aggravation au sein des sociétés africaines de la conception de la connaissance (mondialement établie) dont la dynamique, ayant contribué à rendre le capital « comme maître et possesseur de la nature » (grâce à la technoscience pouvant être définie comme la capture de la science par la technique pour les besoins de l’industrie, capitaliste en l’occurrence), s’avère de nos jours écocidaire (avec son culte de la croissance économique, du progrès, de l’innovation, etc.), reproductrice/productrice universellement des injustices sociales, avec laquelle il est, par conséquent, nécessaire – d’une « nécessité contingente » [26] s’entend – de préparer la rupture. Sans, toutefois, que soit envisagé, en Afrique, au nom de quelque supposée épistémologie racialisée ou géoculturelle, de faire table rase du savoir produit en quatre à trois siècles de sciences modernes (dites occidentales). En dépit du fait qu’elles ont aussi été généralement, sont encore instrumentalisées dans l’organisation, la justification de l’exploitation, de l’oppression des humains par d’autres, des inégalités à travers le monde. Car en même temps ont été et sont produites, à la marge ou ouvertement contre ce système écocidaire, des connaissances – Fanon parlait de tenir compte aussi des « thèses quelques fois prodigieuses soutenues [en] Europe » (Les damnés de la terre, Conclusion [27]) mais qui n’ont pu être concrétisées – pouvant, tout comme des savoirs couramment dits endogènes, servir de points d’appui pour le développement, sans lequel il n’y aura pas d’émancipation (ne pouvant être que collective), d’une autre dynamique de la connaissance, articulée aux luttes sociales, en lien avec le principe d’une émancipation à l’égard aussi bien de la maltraitance de la nature extra-humaine [28], que de l’exploitation des humains (classes dominées, majoritaires) par d’autres (classes dominantes, minoritaires), ou encore des oppressions (celles postérieures au capitalisme et qu’il a recyclées – la phallocratie, par exemple –, ainsi que les nouvelles qu’il a produites)… Autrement dit, « il faut [en effet] plus que la seule connaissance. Il faut un bouleversement complet de tout notre mode de production passé, et avec lui, de tout notre régime social actuel ».
2 octobre 2020
Jean Nanga
Je remercie Michel Cahen pour ses observations. Mais je suis seul responsable des imperfections du texte.