Les tensions les plus importantes concernant les rapports entre féminisme et laïcité se sont exacerbés tout particulièrement autour de la question du port du voile musulman dans les écoles, d’abord en 1989 et en 2004, à l’occasion du vote d’une loi contre les signes religieux « ostensibles » à l’école, adoptée par la majorité de droite de l’époque sous l’égide de J. Chirac et avec l’assentiment du PS. Nous y reviendrons. Mais dans cette analyse, on ne peut oublier deux acteurs majeurs dans la situation internationale : l’impérialisme américain et ses alliés occidentaux d’un côté et les fondamentalismes religieux de l’autre, sous l’influence notamment de l’Iran depuis 1979 et de l’Arabie saoudite, alliée privilégiée des Etats Unis ou … de la France.
Deux forces réactionnaires : l’impérialisme américain et les fondamentalismes religieux
Comme le rappelle Alcoy Philippe et Joseph Daher [2], pour contrer l’intervention de l’URSS en Afghanistan en 1979, « l’impérialisme américain a contribué à constituer l’aile la plus extrémiste du fondamentalisme islamique ». Toutes les interventions armées des USA avec ses alliés, avant puis après l’attentat du World Trade center en 2001 (en Irak 1991, en Afghanistan, puis en Irak à nouveau en 2003 ou en Lybie en 2011 [3]) [4] ont toutes abouti à semer le chaos dans ces régions contribuant à l’armement de bandes armées sous influence fondamentaliste et prêtes à toutes les exactions contre les civils, pour préserver leur pouvoir et tenter de mettre en place des sociétés conformes à la « Charia ».
Dans les décennies précédentes, l’obligation pour les femmes de porter un tchador en Iran, la fatwa contre l’écrivain Salman Rushdie en 1989 par Khomeiny, mais aussi les assassinats d’artistes et de féministes engagé.es dans la lutte pour les droits humains en Algérie pendant la « décennie noire », au cours des années 1990 [5], ont largement contribué à favoriser, en France, de nouvelles peurs et les amalgames, dans une grande partie de la population, entre musulmans, fondamentalistes religieux et terroristes, malgré l’action des associations antiracistes et des militant.es de la gauche alternative. Ces amalgames et ces peurs se réactualisent d’ailleurs à chaque nouvel attentat depuis 2015 et sont cultivées régulièrement par la droite et l’extrême droite dans une perspective électoraliste et pour justifier des lois liberticides, comme c’est le cas aujourd’hui, après l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty ou de l’attentat de Nice, tout récemment.
De nouveaux boucs-émissaires
Nostalgiques de l’ancien empire colonial français, l’extrême droite et la droite française n’ont jamais cessé, en effet, de désigner les « immigrés » et leurs enfants comme les responsables des problèmes économiques et sociaux de la France légitimant ainsi l’usage de la violence policière dans les quartiers populaires pour chasser la « racaille ». Mais ce discours anti-immigrés s’est transformé au fil des décennies en discours ouvertement islamophobe, tous jeunes de banlieue étant présumés musulmans et étant suspectés d’être des intégristes, voire des terroristes. L’extrême droite et la droite ont prétendu par ailleurs être les meilleurs défenseurs de la laïcité. Un comble ! Comme nous le constatons, ces lois qui se succèdent sur la question du voile, de la laïcité et contre le terrorisme ont toujours été des instruments pour faire diversion par rapport aux mobilisations sociales nombreuses contre les politiques néolibérales d’austérité et de mise en cause des acquis sociaux mises en œuvre par la gauche gouvernementale à partir de 1983 ou de la droite, dans le cadre de la mondialisation capitaliste. Comme c’est à nouveau le cas aujourd’hui.
Mais ceci ne doit pas nous dispenser d’analyser la montée du sentiment religieux chez les jeunes des milieux populaires d’un côté ou nous faire oublier l’influence de courants intégristes dans la société française. En France, face aux discriminations subies dans les quartiers populaires depuis des décennies, aux trahisons de la gauche gouvernementale et le ressentiment accumulé contre l’impérialisme américain et ses alliés occidentaux [6], de nombreux jeunes ont trouvé dans la foi musulmane un refuge et une fierté qui expliquent leur volonté de « ne plus raser les murs » et d’afficher leurs appartenances religieuses [7]. Rien de contraire, à ce stade au régime de la laïcité, qui tout en affirmant la séparation des Eglises et de l’Etat, garantit, en principe, la liberté religieuse et la « neutralité » de l’Etat face à toutes les religions.
Laïcité, féminisme et école publique
Mais là où cela devenait plus problématique, c’est au sein de l’Ecole publique : toute une génération d’enseignant.es vécurent très mal la montée du voile islamique chez des élèves de quartiers populaires. Pour de nombreuses enseignantes en poste au début des années 2000, et toute une génération de femmes influencées par les luttes féministes des années 1970, cela fut ressenti comme une véritable menace, voire une régression : pour elles, le voile n’était pas seulement un signe religieux comme un autre. Il était également porteur d’un modèle de société inégalitaire où les femmes sont censées faire preuve de « pudeur » pour ne pas « provoquer » chez les hommes des désirs « coupables » et « irrépressibles ». C’est un modèle de société qu’elles avaient combattu pendant des décennies en se heurtant à la résistance acharnée de l’Eglise catholique.
Nous savons toutes et tous que le voile peut avoir des sens très différents en fonction des jeunes filles qui le portent, mais rien n’y fera, le désarroi était grand et le gouvernement sut parfaitement en profiter pour faire passer sa loi en 2004, censée interdire tous les signes religieux « ostensibles » dans les classes. Cette loi, indépendamment de ses formulations, ne pouvait être ressentie par les personnes musulmanes, voilées ou non, que comme loi discriminatoire. Face à cette réalité complexe, une autre issue aurait été possible en termes d’« accommodements raisonnables » : en 1989 le Conseil d’Etat et une circulaire de Lionel Jospin, alors premier ministre, autorisait le port en classe de signes religieux à la condition qu’ils ne soient ni « ostentatoires » ni accompagnés de « prosélytisme ». Cela avait d’ailleurs réussi dans certaines classes. Mais, au plan national, cela aurait nécessité une vaste mobilisation unitaire du mouvement social (syndicats, militants de la gauche institutionnelle ou de la gauche radicale) pour défendre une vision commune de la laïcité et… des droits des femmes. Ce qui ne fut pas le cas malheureusement.
Face à cette loi, les associations féministes, le mouvement social et l’opinion publique plus largement, se divisa en trois courants : le premier constitué par des personnalités membres de la droite ou proches du PS comme E. Badinter, A. Finkielkraut ou encore l’association Ni putes, Ni soumises (NPNS) qui apportèrent un soutien résolu à cette loi censée protéger les jeunes et la France d’une vague fondamentaliste islamiste prétendument irrésistible. Un deuxième courant porté par des universitaires comme C. Delphy, F. Gaspard, la LDH etc. et l’Association « Une école pour toutes et tous » apportèrent un soutien inconditionnel aux jeunes filles voilées considérées comme de simples victimes de discriminations racistes et dénoncèrent la manœuvre de diversion exercée par le pouvoir ; un troisième courant, minoritaire, porté par des militantes du Collectif National pour les Droits des Femmes refusa de se prononcer pour ou contre cette loi de division et préféra appeler les femmes et les militant.es à se mobiliser pour mener de front plusieurs luttes : contre le racisme et contre les discriminations dans les quartier populaires, pour le droit des musuman.es à pratiquer dignement leur religion ; contre la politique d’austérité du gouvernement et pour des équipements collectifs dans les quartiers les plus démunis et pour les droits des femmes en refusant un modèle de société inégalitaire fondé sur l’apartheid sexuel porté dans les messages religieux les plus conservateurs et symbolisé par le voile [8].
Depuis, s’il n’y a pas eu dans les écoles publiques, une forme d’insurrection que nous annonçaient les soutiens les plus résolus aux élèves voilées, le racisme, lui, a continué de se traduire par des crimes impunis dans les quartiers populaires. L’Etat français renforce, quant à lui, son caractère autoritaire, suscitant en réponse, une convergence des luttes, en progression, pour la défense des libertés individuelles, contre la pauvreté et la précarité et contre le racisme.
La lutte pour la séparation des Eglises et de l’Etat, un combat d’une très grande actualité
Les crises multiples auxquelles sont confrontées les populations dans le monde et notamment en France, rendent les situations politiques instables, voire explosives. On peut s’en réjouir en espérant ainsi pouvoir se débarrasser de tous les partisans des politiques néolibérales mais n’oublions pas les forces plus puissantes que nous qui savent tirer profit des peurs que suscitent ce genre de situations : en particulier la droite et l’extrême droite racistes d’un côté, mais également les fondamentalistes religieux qui sont au pouvoir ou accompagnent le pouvoir dans la quasi-totalité des continents, comme en Inde, en Amérique Latine, aux USA, en Arabie Saoudite ou en Iran etc.
Ces forces se retrouvent pour défendre le capitalisme néolibéral contre les droits des salarié.es et des chômeurs, hommes et femmes, pour alimenter le racisme, pour mettre en cause les luttes féministes et celle de toutes les minorités sexuelles et de genre. Mais dans cette affaire, il n’y a pas qu’un seul ennemi (un ennemi principal) comme le rappelle Joseph Daher [9] : il y a de multiples adversaires parmi lesquels les fondamentalistes religieux islamistes et tous les autres comme les évangélistes aux USA, au Brésil et ailleurs, les intégristes catholiques et bien d’autres encore . De ce point de vue la lutte pour la séparation des Eglises et de l’Etat, la liberté de conscience et le droit au blasphème font partie de la lutte pour les libertés fondamentales et celles des femmes en particulier et reste un combat d’une très grande actualité dans le monde entier.
Josette Trat