Théâtres et cinémas devaient rouvrir le 15 décembre, tout le pays se déconfiner, si le reflux de l’épidémie se confirmait. Hélas, le nombre de cas positifs se stabilise autour de 12 000 par jour en moyenne, loin de l’objectif de 5 000 contaminations fixé par le président de la République pour envisager un retour à une vie sociale et économique normale. Ce jeudi 10 décembre, à 18 heures, le premier ministre annoncera les derniers choix faits par l’exécutif à l’approche des fêtes.
Mais pourquoi le virus, après avoir cédé du terrain grâce au confinement, résiste-t-il désormais ? Alors que la vie des Français est toujours largement entravée ? Le professeur Renaud Piarroux, chercheur à l’institut Pierre-Louis d’épidémiologie et de santé publique et chef de service à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris (AP-HP), avance quelques explications : le froid et la faible efficacité du dispositif dépister-tracer-isoler, faute d’un réel accompagnement à l’isolement des cas positifs et contacts.
Lui milite pour des équipes mobiles sur tout le territoire, à l’image de celles déployées à son initiative par l’AP-HP en Île-de-France, avec le dispositif Covisan. Pour Renaud Piarroux, leur travail explique la situation plus favorable de l’Île-de-France dans cette deuxième vague.
Renaud Piarroux est un épidémiologiste de terrain. En 2010, il a été missionné pour enquêter sur l’épidémie de choléra qui a frappé Haïti, peu après le tremblement de terre qui a dévasté l’île. En traçant l’apparition des cas de choléra sur une carte, il a prouvé que l’épidémie a débuté aux abords d’un camp de Casques bleus. Les latrines à ciel ouvert du camp militaire se déversaient par temps de pluie dans le fleuve Artibonite.
Mais l’ONU a longtemps nié que ses soldats étaient à l’origine de l’épidémie. L’organisation s’appuyait sur la thèse de chercheurs de renommée internationale : pour eux, le choléra est présent de manière endémique, mais dormante, dans l’environnement haïtien, et se propage parmi les hommes à la faveur du réchauffement climatique. Il paraissait alors inutile de lutter contre le choléra.
Dans ce contexte catastrophique, Renaud Piarroux a travaillé, pendant plusieurs années, à développer des équipes mobiles qui luttent contre le choléra aux côtés des habitants. Petit à petit, l’épidémie a été enrayée, le dernier cas haïtien de choléra a été détecté le 4 février 2019.
Dans son dernier livre, La Vague (CNRS éditions), consacré à l’épidémie de Covid en France, Renaud Piarroux trace un « parallèle » avec son expérience haïtienne. On retrouve en effet un même cocktail désastreux : de la fausse science, des mensonges et des erreurs politiques.
L’épidémiologiste met aujourd’hui en garde le gouvernement français, tenté par la contrainte pour isoler les cas positifs de Covid. Par les équipes mobiles d’Île-de-France, lui remontent des informations alarmantes : la lassitude au dépistage d’une partie de la population, la crainte d’être enfermé en cas de test positif. En perdant ainsi la confiance de la population, le gouvernement prépare une troisième vague.
Caroline Coq-Chodorg : Dans votre livre La Vague, vous écrivez que la deuxième vague ne pouvait pas être plus importante que la première. Nous sommes pourtant à 55 000 morts, 25 000 morts au cours de cette deuxième vague. Que s’est-il passé ?
Renaud Piarroux : La deuxième vague sera finalement plus meurtrière que la première. Si le pic des admissions en réanimation a été plus bas, il s’est étalé sur une période plus longue. La pression sur l’hôpital a tout de même été très forte, mais à des endroits différents, comme Lille, Lyon ou Saint-Étienne. L’épidémie est montée moins vite, mais plus longtemps.
La principale surprise dans cette deuxième vague a été la réaction des autorités : je pensais qu’elles réagiraient plus tôt. Elles ont pourtant été averties de la reprise de l’épidémie dès le mois de juillet. Des mesures fortes ont été prises en octobre seulement, avec le couvre-feu à partir du 17 octobre, puis le confinement national à partir du 29 octobre. Cela a mis un frein à l’épidémie, et l’a fait baisser de 80 % : on avait 60 000 contaminations par jour mi-octobre, on en est à 12 000 aujourd’hui.
Aujourd’hui, la situation en France n’est pas pire qu’ailleurs. L’Allemagne est même au-dessus de nous, avec 20 000 contaminations par jour, mais eux ont longtemps gardé la maîtrise de l’épidémie, probablement grâce à un meilleur dépistage et traçage des cas contacts, et un meilleur respect de l’isolement. Mais cela ne suffit plus, les Allemands sont à leur tour contraints d’utiliser les mêmes outils que nous : le confinement, le couvre-feu, cet arsenal de restrictions de libertés.
En France, le confinement est à peine desserré, avec la réouverture des magasins, et le reflux de l’épidémie est déjà stoppé net : le nombre de cas positifs stagne, il repart même à la hausse dans quelques départements. Comment l’expliquez-vous ?
Le desserrement du confinement joue un rôle. Le virus est aussi très sensible à l’hiver : dès que les températures baissent, l’épidémie remonte. Les régions les plus froides sont les plus sévèrement touchées, on le voit dans les Alpes : l’Autriche, la Suisse, le Piémont en Italie, la Savoie et la Haute-Savoie en France ont connu une vague importante et comparable cet automne. Pourquoi les virus respiratoires sont-ils plus contagieux en hiver ? Il y a un faisceau d’explications : nos comportements changent, nous sommes plus souvent à l’intérieur, fenêtres fermées, nos muqueuses sont aussi plus irritées.
On ne va pas atteindre l’objectif de 5 000 contaminations par jour. Il existe même un risque de remontée dans les prochains jours. Dans plusieurs grandes métropoles, l’incidence reste très supérieure à 100 cas pour 100 000 habitants : Lyon, Grenoble, Nice, Dijon. Paris a plus de marge de manœuvre, avec moins de 100 cas pour 100 000 habitants. C’est pourtant la ville la plus dense d’Europe, elle reste très vulnérable face au virus.
Voyez-vous à Paris un effet de l’immunité collective ?
La Belgique, qui est le territoire européen le plus touché, est confrontée à une deuxième vague tout aussi meurtrière que la première. Le Piémont et la Lombardie, dans le nord de l’Italie, sont aussi fortement touchés cet automne. Ces territoires restent vulnérables malgré une première vague très intense. L’immunité joue peut-être un peu, mais à la marge.
Paris s’est comportée différemment du reste de la France dans cette deuxième vague : l’épidémie a repris plus tôt, et elle est redescendue plus tôt, et plus vite. C’est probablement en partie grâce au dispositif Covisan.
On a besoin d’équipes mobiles dans toute la France, casser 5 % des chaînes de contamination suffit
Vous avez inspiré et participé à la création du dispositif Covisan, qui est une adaptation des équipes mobiles déployées à votre initiative en Haïti, contre le choléra. Quelle est la philosophie de cette forme de lutte contre les épidémies ?
En Haïti, on était dans une situation de crise de confiance : des Casques bleus népalais étaient à l’origine de l’épidémie, la population le savait, mais l’ONU l’a longtemps nié. Avec le Covid, en France, c’est un peu pareil. Dans une telle situation, mettre des amendes ne sert à rien. Il vaut mieux aider les gens à bien s’isoler. Personne n’a envie de propager une maladie. Mais un appel de l’assurance-maladie ne suffit pas toujours.
Avec le choléra, on ne voit qu’une partie des cas, de nombreuses personnes développent peu ou pas de symptômes, tandis que les malades les plus graves meurent de déshydratation à la suite de diarrhées. Quand on trouve un cas, il faut agir très vite autour pour aider à protéger les proches du malade. C’est pareil avec le Covid, seule une partie des cas nous est visible.
Une personne positive, quand elle est identifiée, est déjà contagieuse depuis plusieurs jours. Les personnes de son entourage nous intéressent encore plus, car, avec elles, on peut agir avant qu’elles deviennent contagieuses, pour casser les chaînes de contamination. Il faut donc travailler avec chaque patient, trouver les arguments pour les convaincre de prévenir leurs contacts, et chercher avec eux des solutions acceptables, qui ne passent jamais par la contrainte. S’il y a un risque de contrainte, beaucoup ne nous communiqueront pas leurs contacts.
Cela implique un entretien, une véritable discussion, une analyse de la situation. Il y a beaucoup d’obstacles à identifier : certaines personnes ne peuvent pas arrêter de travailler, d’autres ont des enfants, vivent dans de petits logements, etc. Il faut de la pédagogie sur la manière de partager un logement entre une personne positive et des personnes négatives. Il faut aussi faire comprendre que les personnes contacts doivent se comporter, à l’extérieur du logement, comme si elles étaient contagieuses, jusqu’au test, qui doit être fait au bon moment. On peut aussi proposer une aide pour les courses, un hôtel, mais les personnes acceptent rarement de quitter leur logement.
À l’initiative de l’AP-HP, il y a aujourd’hui une dizaine d’antennes Covisan en Île-de-France où environ 100 personnes travaillent tous les jours. Mais le financement de Covisan risque d’être réduit, en raison de la baisse du nombre de cas. Ce n’est pourtant pas le moment. Mais le message a du mal à passer auprès des autorités.
On a besoin d’équipes mobiles dans toute la France, cela représente quelques milliers de personnes, pas des dizaines de milliers. Nous n’avons pas besoin d’agir sur tous les cas positifs : si on parvient à casser 5 % des chaînes de contamination, au bout de 15 semaines, on a enlevé la moitié de l’épidémie. Si on casse 3 % des chaînes de contamination, on en enlève un tiers. Avec Covisan, on a accompagné près de 50 000 personnes en Île-de-France, bien plus si on ajoute leurs proches. Je suis convaincu qu’on a ainsi cassé une partie des chaînes de contamination et limité la deuxième vague.
Qu’est-ce qui ne fonctionne pas aujourd’hui dans la politique « dépister-tracer-isoler » en France ?
Avec les tests pratiqués en pharmacie, on a multiplié les personnes intervenant dans le dépistage, mais sans les mobiliser dans l’accompagnement de ceux qui sont positifs. C’est l’assurance-maladie qui les appelle pour leur dire : « Isolez-vous. » Mais le message à faire passer est plus complexe. Il ne s’agit pas de s’enfermer chez soi, surtout quand on y vit à plusieurs.
Les nouveaux tests antigéniques ne sont pas non plus très fiables. À l’hôpital, personne ne les prescrit. Lorsqu’on compare leurs résultats avec les tests PCR classiques, sur un même patient, on trouve des faux négatifs. En fait, un test antigénique négatif chez un cas contact ne veut rien dire si on ne tient pas compte du délai depuis le contact et des signes cliniques. Il faudrait que ces tests soient prescrits au bon moment, et que leur résultat soit interprété. Or ils sont accessibles sans prescription ni interprétation dans les pharmacies.
Ces derniers temps, les messages remontant du terrain montrent des signes de lassitude par rapport aux opérations de dépistage menées en Île-de-France. Les barnums mis à disposition du public sont peu fréquentés. Dans les lycées, seulement une minorité de lycéens et d’enseignants se font dépister lorsqu’un dépistage leur est proposé. C’est pareil dans les cités universitaires. Il semble que les étudiants craignent, s’ils sont positifs, d’avoir des problèmes avec leur hébergement, dans leur travail, pour passer leurs examens.
La même désaffection a été constatée à Rungis, auprès de travailleurs précaires : ils craignent le non-respect du secret médical vis-à-vis de l’employeur. En Seine-Saint-Denis, les équipes font face à un contexte social tendu. La réticence au dépistage est fréquente chez les personnes précaires qui ne peuvent pas cesser leur travail. Ceux qui vivent dans des habitats collectifs ne veulent pas donner leurs contacts, par peur d’être mis à la porte. Certaines personnes craignent même d’être contraintes à l’enfermement si elles sont testées positives, en raison de ce qu’elles ont entendu dans les médias.
Le président de la République a annoncé un isolement « plus contraignant », le gouvernement a promis un projet de loi, le député Olivier Becht (Agir) a écrit une proposition de loi qui prévoit une amende de 1 500 euros en cas de non-respect de l’isolement. Rien n’est encore arrêté, mais le message dans l’opinion est déjà passé ?
C’est effectivement ce qu’on ressent sur le terrain. La situation est complexe et la contrainte n’aidera pas. La confiance de la population diminuera encore, beaucoup ne se feront plus dépister. Poursuivre dans cette direction serait une erreur.
Des opérations de dépistage de masse se préparent au Havre, à Tourcoing et Saint-Étienne. L’épidémiologiste Catherine Hill explique que c’est ainsi que les pays asiatiques ont vaincu le virus. Laurent Wauquiez promet 1000 centres de dépistage dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Qu’en pensez-vous ?
J’ai des doutes… En Europe, les dépistages de masse faits sur quelques jours n’ont pas bien fonctionné. Une opération de ce genre a été mise en place à Liverpool, mais la participation a été mineure. Et quand on compare la situation de Liverpool avec celle de Manchester, qui n’a pas organisé de dépistage massif, il n’y a aucune différence. La Slovaquie a fait une opération de dépistage massif avec des tests antigéniques : qui a regardé les résultats ? Il y a eu une baisse du nombre de cas pendant trois semaines, moins forte qu’en France, puis l’épidémie est repartie depuis la fin du mois de novembre. Le dépistage de masse n’a rien réglé.
Qu’allez-vous faire pour Noël ?
La période des fêtes est critique. Il y a Noël puis le jour de l’An, à une semaine d’intervalle : ceux qui ont été contaminés à Noël risquent de contaminer le jour de l’An. Si je décide de fêter Noël en famille, je prendrai beaucoup de précautions. Je ne crois pas au masque pendant le repas. Dix jours avant, ma femme et moi allons réduire au maximum nos contacts. J’arrêterai par exemple de déjeuner avec mes collègues.
La fin de l’épidémie, c’est pour quand ?
Mes collègues semblent optimistes sur les vaccins, mais je ne peux rien en dire, je ne suis pas spécialiste. J’espère que le printemps, avec les vaccins et le retour des beaux jours, sera une période plus facile.