Ces derniers mois, suite à la nouvelle explosion du mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, nous avons assisté à une série de mobilisations et de manifestations antiracistes dans plusieurs villes européennes. Si les luttes contre le racisme structurel et systémique sont nécessaires, il faut également se demander à quel point (et comment) ces revendications s’articulent en Europe.
Cela interroge aussi les effets potentiels d’un éventuel copié-collé en Europe de modèles, cadres d’analyses et d’action issus des débats américains sur la fracture raciale constitutive de cette société.
Assistons-nous réellement à la mondialisation d’un nouveau mouvement antiraciste ?
Tous les pays du monde n’ont pas été touchés par le mouvement. En Europe, la mobilisation a été variable d’un pays à l’autre.
En même temps, il serait insensé, voire tendancieux, d’affirmer que les mobilisations en Europe ne sont rien d’autre qu’une importation d’une question raciale spécifique au contexte américain. Cela revendrait à nier l’existence du racisme structurel dans nos sociétés et partant, à tenter d’affaiblir, voire de délégitimiser le combat antiraciste.
Une nécessaire contextualisation
Les revendications d’un mouvement complexe et hétérogène tel que Black Lives Matter (BLM) doivent être contextualisées dans des sociétés profondément différentes de la société américaine, et pas seulement du point de vue de la relation entre la composition ethnoraciale de la population et l’appareil de sécurité de l’état.
Soyons clairs, nous parlons, aux USA comme en Europe, de sociétés qui présentent depuis très longtemps des sérieux problèmes d’inégalité et de discrimination déterminés par les caractéristiques personnelles des individus. Mais la couleur de peau est l’une de ces caractéristiques, à côté d’autres éléments tels que la nationalité, le genre, le statut socio-économique, etc., avec lesquels elle interagit.
La police tue beaucoup plus fréquemment aux États-Unis qu’en Europe
Prenons la violence policière, le facteur qui a déclenché des mobilisations et des manifestations dans différentes régions du monde au cours des derniers mois. C’est un phénomène interpellant, qui existe indéniablement aussi dans le contexte européen. Cependant, les chiffres montrent que la police tue beaucoup plus fréquemment aux États-Unis qu’en Europe, et cela même si on neutralisait la variable ethnoraciale.
Par exemple, les données disponibles s les plus récentes montrent qu’il y a 3,42 tirs de police mortels par million d’habitants aux États-Unis, contre 0,187 au Danemark, 0,17 en France et 0,133 en Suède, pour citer les trois premiers pays européens dans ce classement.
Si on la prend en compte, on peut dire que les Noirs des États-Unis ont plus de probabilité que les Noirs d’Europe de subir des violences policières.
Bien sûr, le problème de profilage racial et de harcèlement de communautés spécifiques existe aussi en Europe. Mais en Europe, en général, la violence policière est perçue dans le débat public comme étant moins lié à la « race » qu’au sens américain.
Les cas de brutalités policières envers les minorités racisées restent une horrible récurrence dans nos sociétés, et elles ne touchent pas que les afrodescendants ou les descendants des immigrés maghrébins.
Des brutalités policières très diverses
De nombreuses tragédies le prouvent, comme l’affaire Mawda, fillette kurde de 2 ans tuée par un policier en mai 2018 en Belgique, ou encore le décès de Jozef Chovanec suite à une intervention de la police de l’aéroport de Charleroi, toujours en Belgique.
À cette occasion une policière impliquée fut filmée faisant fièrement le salut nazi à côté de la victime qui agonisait sous le genou d’un autre policier.
En France, si les jeunes d’origine africaine (Maghrébins ou Noirs) sont particulièrement ciblés par la police comme le rapportait le défenseur des droits en juin 2020, la brutalité policière s’est aussi exercée contre les « gilets jaunes », et même contre le personnel hospitalier lors de leurs grandes manifestations de 2019.
La police est donc violente et tue aussi en Europe, mais le phénomène est vécu de manière plus transversale qu’aux USA. Cela vaut non seulement pour l’opinion publique, mais aussi pour les milieux militants et la société civile.
L’accent est plus souvent mis sur la question de la répression du droit de manifester ou, en tout cas, sur l’usage illégitime de la force envers des classes sociales spécifiques, plutôt qu’exclusivement envers des populations définies par l’origine ethnique ou raciale. Dans ce sens, le débat européen est historiquement plus articulé sur le plan idéologique, car il concerne d’une manière générale le rôle de la police dans la société capitaliste.
Il manque encore un leadership noir structuré en Europe
Il faut aussi tenir compte du fait qu’il y a une nette différence dans la composition ethnoraciale des élites aux USA et en Europe. L’une des grandes contradictions des États-Unis est précisément d’être un pays où la ségrégation raciale de fait reste très importante en dépit de son abolition légale, tout en affichant des élites noires dans différents secteurs de la société, ce qui est moins courant ailleurs en Europe.
Pour donner un exemple, les institutions de l’UE sont en grande majorité blanches. Il n’y a pas de membres noirs à la Commission, et il n’y a que trois députés noirs sur 751 au Parlement.
En ce qui concerne plus particulièrement le leadership politique, il existe depuis longtemps aux USA, héritage du civil rights movement et de ses dérivés, comme l’illustrent parmi tant d’autres les figures de Al Sharpton ou de John Lewis disparu en août dernier.
Mais il n’est pas encore très présent les sociétés européennes où la représentation politique au sens large des minorités racisées n’en est qu’à ses débuts.
Les communautés d’origine subsaharienne, en particulier, restent tristement invisibles et rencontrent d’énormes résistances, parfois même des réactions violentes, lorsqu’elles tentent de s’organiser politiquement, comme l’a démontré, il y a quelques années, le cas tragique des travailleurs agricoles de Rosarno en Italie du Sud.
De nouvelles forces politiques en formation
Cependant, bien qu’il ne soit pas encore structuré, un nouveau leadership est en formation. Des femmes noires jouant actuellement un rôle moteur en n’hésitant pas à manier un langage radical et parfois provocant pour tenter de gagner une visibilité et d’exercer une influence sur l’agenda politique. On pense ainsi à Mireille Tsheusi-Robert en Belgique.
Mais ce leadership n’occupe pas encore des positions de pouvoir dans les institutions politiques, et les élites traditionnelles rechignent à leur faire de la place.
Par ailleurs, un ensemble de forces politiques insensibles à certaines questions, voire explicitement racistes, est présent et vivant presque partout en Europe. Du Rassemblement national français à la Lega italienne, les partis de la droite populiste et xénophobe sont désormais bien établis dans tous les états européens, ou même majoritaires comme dans le cas de Viktor Orban en Hongrie.
Leur influence a un impact important sur le débat public, ce qui conduit parfois à minimiser la question des discriminations raciales.
En Italie, par exemple, les masses sont peu sensibilisées à ces questions, et les leaders de la droite qui critiquent les mouvements ont la partie facile en proposant le contre-slogan « all lives matter ». Ce sont les mêmes qui, paradoxalement, étaient prêts il y a quelques mois à abandonner des milliers de migrants en haute mer, et de les priver de leurs droits fondamentaux sur la vague du nationalisme la plus exclusiviste.
Dans d’autres contextes nationaux ou régionaux, la sensibilité aux questions de discrimination raciale est plus grande et le leadership noir en formation a enfin plus d’écho.
Une réouverture des débats
En Belgique, la mobilisation qui a résulté du mouvement BLM a conduit à la réouverture du débat sur l’histoire coloniale du pays, une question toujours latente, mais jamais résolue dans la sphère publique et politique. Le débat sur la période coloniale et sur la situation post-coloniale a longtemps été impossible.
Il est devenu aujourd’hui inévitable à un point tel que suite aux manifestations dans la foulée de BLM et aux mobilisations des militants décoloniaux, une commission parlementaire sur le passé colonial a vu le jour. Elle rassemble tant des experts académiques que des militants.
On remarque un scénario similaire en France et au Royaume-Uni, où le mouvement a eu pour effet de remettre en cause les perspectives ethnocentriques, avec des manifestations fortement iconoclastes.
Certains mouvements antiracistes et décoloniaux, portés par des leaders plus ou moins influents dans le débat public européen ont été certes rendus plus visibles par les différentes manifestations qui ont agité l’espace nord-américain depuis quelques années.
Cependant, y voir un simple copié-collé du mouvement américain pose des problèmes fondamentaux.
Aller au-delà de la rhétorique de l’intersectionnalité
Tout d’abord, le phénomène risque d’occulter la pensée antiraciste qui s’est développée dans le contexte européen au cours des trois dernières décennies. Or il est nécessaire de repenser les principes du mouvement BLM en revoyant les concepts de domination et de discrimination non pas individuellement, mais dans leur intersection.
Il nous parait indispensable de pouvoir représenter réellement les différents facteurs de discrimination d’ordre individuel, physique, culturel ou socio-économique et en même temps éviter toute hiérarchie entre eux. Soit, aller au-delà de l’intersectionnalité comme simple rhétorique pour englober réellement toutes les variables (race, classe, genre) tant dans les analyses que dans les modes d’action et de revendication.
Si cet effort ne persiste pas, la portée politique globale d’un mouvement tel que BLM risque d’être fortement affaiblie et il deviendra difficile de mobiliser une masse critique qui puisse avoir un impact structurel et durable sur les inégalités qui affectent nos sociétés et sur le racisme structurel en Europe.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Marco Martiniello, Research Director FNRS Director, Centre d’Etude et des Migrations (CEDEM) Directeur de l’IRSS,Faculté des Sciences Sociales, Université de Liège, Université de Liège et Alessandro Mazzola, Post-doc Research Fellow, Sociologist, Guildhall School, City of London Corporation, Université de Liège