Gulbahar Jalilova sort une pile de documents de son sac. Il y a là une lettre des autorités chinoises annonçant à sa famille qu’elle est « une terroriste », et des images glanées sur Internet « pour nous donner une idée » : une minuscule cellule surpeuplée de détenues, une chaise d’interrogatoire métallique appelée « chaise du tigre » qui sert d’instrument de torture en Chine et qui fait la fierté de policiers chinois sur Douyin (la version chinoise originale de TikTok, le réseau social prisé par des milliards d’adolescents à travers le monde).
Elle exhibe aussi un petit cahier qu’elle serre contre sa poitrine, il contient « le cauchemar de [sa] vie ». Elle l’a méticuleusement noirci de 67 noms. Les visages de ses « sœurs dans l’horreur ». 67 femmes ouïghoures entre 14 et 80 ans avec lesquelles elle a vécu « en enfer » : un an, trois mois et dix jours dans un camp d’internement chinois dans le Xinjiang, à l’extrême ouest de la Chine, de mai 2017 à septembre 2018.
« Toutes ces femmes m’ont fait jurer que si je sortais un jour vivante de cet enfer, je devais porter leur voix, je devais dénoncer. » Gulbahar Jalilova lutte contre l’émotion, les larmes. Elle est un peu fébrile, resserre son foulard fleuri noir et gris, culpabilise d’être « celle qui a eu de la chance dans le malheur », elle se dit qu’elle a été libérée parce que la Chine n’avait pas le choix : elle est une Ouïghoure du Kazakhstan voisin, pas une ressortissante chinoise.
Gulbahar Jalilova ne se sépare plus du petit cahier où elle a inscrit le nom des 67 « sœurs dans l’horreur » avec lesquelles elle a été détenue dans un camp à Ürümqi, dans le Xinjiang, entre mai 2017 et septembre 2018. © Mediapart
Le 12 octobre dernier, cette mère de trois enfants, âgée de 56 ans, a foulé le sol d’« une démocratie », d’un « pays de droits humains » : la France. Elle est tombée dans les bras de Dilnur Reyhan, une jeune sociologue devenue le visage de la cause ouïghoure dans l’Hexagone. Exilée depuis 16 ans à Paris, celle-ci se bat pour que le monde ouvre les yeux sur la persécution des siens. Voilà des mois que les deux femmes guettaient ce jour.
Après deux ans d’exil en Turquie, terre de refuge pour des milliers de Ouïghours, qu’elle a fuie sous pression d’agents à la solde de Pékin (qui ne craint pas de persécuter les Ouïghours à l’étranger), Gulbahar Jalilova demande l’asile en France. Elle espère y être en sécurité, même si la boule au ventre ne la quitte pas.
« Lorsqu’ils m’ont relâchée, ils m’ont menacée. “Si tu te tais et que tu ne dis rien, on va bien t’accueillir ici, si jamais tu oses raconter ce que tu as vécu ici, la Chine est le pays le plus puissant au monde, nous avons le bras très long, on va te retrouver là où tu es et on va te tuer.” »
Gulbahar Jalilova a été l’une des premières et rares victimes à témoigner il y a deux ans de l’enfer concentrationnaire infligé aux minorités musulmanes en Chine, aux Ouïghours précisément, une ethnie turcophone, qui vit depuis des siècles dans le Xinjiang, aux portes de l’Asie centrale.
Emprisonnée dans 25 m2 avec une quarantaine d’autres détenues, une lourde chaîne aux pieds qui entaillera sa chair, Gulbahar Jalilova a survécu à 15 mois d’endoctrinement forcé dans un camp de « rééducation » pour femmes à Ürümqi, la capitale du Xinjiang.
Torturée, violée, soumise à une contraception forcée, elle montre combien les femmes sont les premières victimes de cette implacable répression. Attaquer leur corps, les humilier, les violer, c’est frapper, anéantir la dignité de tout un peuple.
Longtemps, la communauté internationale a fermé les yeux sur la persécution de cette minorité qui pratique l’islam sunnite. Mais elle ne peut plus continuer de le faire aujourd’hui : d’après les ONG et chercheurs qui documentent la répression dans le Xinjiang, un à trois millions de Ouïghours seraient parqués dans des camps, hors de tout cadre judiciaire, sous couvert de lutte contre l’extrémisme, le terrorisme et le séparatisme. Soit le plus grand internement de masse du XXIe siècle.
Tortures, déportations, campagne de « rééducation », travail forcé, enfants arrachés aux parents, violences sexuelles, stérilisations et avortements massifs sous la contrainte, c’est-à-dire entrave à la naissance, l’un des critères du crime de génocide, interdiction de pratiquer la religion musulmane, destructions de mosquées et de cimetières… Les informations et les images qui parviennent à filtrer à l’extérieur du pays révèlent l’ampleur et la sophistication des politiques répressives dans cette « région autonome » (il en existe quatre autres, le Guangxi, la Mongolie-Intérieure, le Ningxia et le Tibet, où vivent des minorités ethniques), grande comme trois fois la France.
Dénommée « Turkestan oriental » par les Ouïghours, la région, entre montagnes et déserts, peuplée d’ethnies majoritairement musulmanes (des Ouïghours mais aussi des Kazakhs, Kirghizes, Ouzbeks, Tadjiks), fait l’objet d’une campagne de sinisation forcée depuis le milieu du XXe siècle. Une politique d’assimilation féroce, doublée d’une colonisation intérieure massive des Hans, l’ethnie majoritaire en Chine (plus de 92 % de la population).
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les Hans représentaient à peine 6 % des habitants de la province en 1949. Aujourd’hui, ils ne sont pas loin de dépasser les Ouïghours, estimés à quelque 11 millions et installés là depuis le VIIIe siècle. Souvent pauvres et paysans, la Chine leur offre terres et logements gratuits pour coloniser la province.
Rebaptisée Xinjiang (qui signifie en chinois « nouvelle frontière ») par l’empire chinois qui l’a annexée au milieu du XVIIIe siècle, la région, qui a toujours été un espace sensible, couvre près d’un sixième de la Chine. Depuis son annexion par la Chine, les révoltes et les insurrections indépendantistes y sont récurrentes.
Éminemment stratégique par son emplacement (frontalière de huit pays) et par son sous-sol riche en ressources naturelles (or, pétrole, uranium, gaz), la province séparatiste est au carrefour des anciennes routes commerciales de la Soie et au cœur du projet pharaonique des « Nouvelles routes de la soie » dans la partie terrestre, une initiative géopolitique et économique du président chinois Xi Jinping pour relier la Chine au reste du monde et lier le reste du monde à la Chine.
« Depuis son arrivée au pouvoir [fin 2012 – ndlr], Xi Jinping développe le concept de “rêve chinois” et il compte sur le projet gigantesque de nouvelle route de la soie pour y parvenir, explique Dilnur Reyhan qui préside l’Institut ouïghour d’Europe et enseigne à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales). Ce projet passe d’abord par la région ouïghoure. Aux yeux du pouvoir chinois, notamment de Xi Jinping, la différence culturelle, ethnique, religieuse des Ouïghours qui ne veulent pas se siniser devient un obstacle absolu dans le succès de son projet. Voilà pourquoi le régime mène cette politique d’anéantissement de la population ouïghoure. »
Derrière les murs étroits des cellules où elle a échoué, où jamais la lumière du jour n’a filtré car les fenêtres sont inexistantes ou condamnées, Gulbahar Jalilova a vu « des femmes mourir, d’autres devenir folles ».
Son témoignage détaille quinze mois et dix jours de privation des droits humains les plus élémentaires, de crimes contre l’humanité, de méthodes totalitaires pour réprimer une ethnie, une langue, une religion.
Sa vie bascule un matin de mai 2017. Depuis une vingtaine d’années, Gulbahar Jalilova commerce dans l’import-export entre Almaty au Kazakhstan, où elle vit, et Ürümqi, où elle se rend régulièrement pour son business, quand des policiers l’interpellent à son hôtel et la conduisent dans un bâtiment de la Sécurité d’État. Le début du cauchemar. On lui confisque son passeport kazakh, lui crée une carte d’identité chinoise, l’interroge sur sa pratique de l’islam, celle de ses enfants, l’accuse d’avoir versé 17 000 yuans (environ 2 200 euros) à un Ouïghour à l’étranger, une histoire montée de toutes pièces, s’indigne-t-elle.
Elle finit à Sankan, une ancienne prison pour hommes reconvertie en centre de « rééducation politique » pour femmes. Elle découvre la torture, le lavage de cerveau, l’interdiction de parler ouïghour, de prier, le haut-parleur qui vocifère et intime plusieurs fois par jour de célébrer la superpuissance chinoise, Xi Jinping, le Parti communiste. Les punitions pour forcer aveux et repentance, comme lorsque la chaîne qui entrave leurs pieds nuit et jour est attachée à l’une de leurs mains par une menotte, les empêchant de se tenir totalement debout ou allongées.
Gulbahar Jalilova décrit la surveillance, la suspicion constante. Les multiples tests biométriques (reconnaissance faciale, prélèvements d’ADN, empreintes digitales). Les repas à base d’eau et de pain. Les maladies de peau à cause de l’hygiène impossible. L’odeur pestilentielle est permanente car elles sont réduites avec ses codétenues à faire leurs besoins dans un recoin sans porte de la cellule, au vu et au su de chacune et des caméras.
Elle replonge dans les traumatismes à vif, confie douloureusement comment un garde de 27 ans a introduit de force son sexe dans sa bouche parce qu’elle refusait de signer un document en mandarin, langue qu’elle ne sait pas lire. C’était dans une pièce en sous-sol sans caméras, lors d’un énième interrogatoire sur cette chaise du tigre dénoncée par les Nations unies, qui immobilise les bras, le buste, les jambes, maintenant les suppliciés dans une position intenable pendant des heures, des jours, quand ils ne sont pas soumis à des séances d’électrocution.
Stérilisations et avortements forcés des femmes dans les camps, soit une entrave aux naissances
« Nous ne sommes pas des êtres humains pour eux […]. Le plus choquant, pour moi, fut lorsqu’une jeune femme a été amenée dans notre cellule. Elle venait d’accoucher et d’être arrachée à son bébé. Elle ignorait où son bébé avait été amené. Du lait coulait de ses seins. Les policiers lui ont donné un médicament qui a stoppé son lait. »
Gulbahar Jalilova témoigne aussi d’un virage génocidaire de plus en plus documenté : l’entrave aux naissances. Dès son arrivée au camp, elle est soumise à des tests urinaires pour s’assurer qu’elle n’est pas enceinte. « J’ai vu des femmes forcées à être avortées. Tous les dix jours, ils venaient nous prendre du sang, on n’avait pas le droit de dire non ou de poser des questions. Ils nous donnaient des médicaments qu’on ne connaissait pas une fois par semaine. J’avais alors 52 ans et j’avais toujours mes règles. À partir du moment où j’ai pris ces médicaments, je n’ai plus jamais eu mes règles. Jusqu’à ma sortie, je n’ai vu aucune femme avoir ses règles. »
Ces derniers mois, malgré un contrôle poussé à l’extrême de la population et de l’information pour taire la vérité, les témoignages comme celui de Gulbahar Jalilova, les documents, les rapports, les enquêtes, les preuves s’accumulent et révèlent un système de terreur d’une violence inouïe orchestré par le gouvernement chinois.
Les révélations sur les stérilisations forcées massives des femmes dans et hors des camps, ainsi que plus largement le contrôle extrêmement coercitif des naissances, sonnent l’heure pour les ONG, les chercheurs, les activistes, de reconnaître un crime de génocide, l’entrave des naissances en étant, dans la Convention de 1948 des Nations unies, l’un des cinq critères.
L’ONU définit le génocide comme un crime commis « dans l’intention de détruire, ou tout, ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux », notamment par des mesures « visant à entraver les naissances au sein du groupe ».
Dans une étude publiée en juin 2020 par la Jamestown Foundation sur la stérilisation forcée des femmes ouïghoures, l’anthropologue allemand Adrian Zenz, l’un des premiers chercheurs à alerter l’opinion sur la persécution des Ouïghours, a révélé l’ampleur de l’arme démographique en se basant en grande partie sur des documents internes au gouvernement chinois, qui ont fuité au cours de l’année 2019, et sur des témoignages de femmes.
Il parle d’une « vaste stratégie de domination ethno-raciale » et décrit en une trentaine de pages comment les femmes ouïghoures sont contraintes de se faire stériliser par différents moyens (pose forcée de stérilet, ligature des trompes de Fallope, etc.), sous peine d’être envoyées dans les camps d’internement. Il cite un district qui a planifié en une année la stérilisation de plus d’un tiers des femmes en âge de procréer, des préfectures qui programment des tests de grossesse obligatoires tous les 15 jours.
80 % des stérilets posés en Chine le seraient dans le Xinjiang, alors que la région représente moins de 2 % de la population chinoise. Ce qui explique la chute de 84 % en trois ans, entre 2015 et 2018, de la croissance démographique de la population ouïghoure, statistiques officielles révélées par la fuite de documents de l’État-parti chinois.
La Chine réfute « des allégations sans fondement », se félicitant d’un Xinjiang « stable et harmonieux ». Les diplomates chinois relaient cette parole sur les réseaux sociaux à l’étranger, diffusant ainsi sur Twitter des vidéos de Ouïghours dansant pour montrer à quel point ils vivent heureux sous le règne de l’État-parti.
En juillet, Qelbinur Sidik Beg, une enseignante ouïghoure d’une cinquantaine d’années, exilée en Europe, livrait un témoignage glaçant dans Libération sur les atrocités qui ont cours dans l’antre du goulag chinois (tortures à l’électricité, la chaise, le gant, le casque, le viol anal avec un bâton), femmes violées en réunion par les cadres hans, « parfois à l’aide de matraques électriques dans le vagin ou l’anus », « détenus si gravement torturés qu’on devait les amputer d’un bras ou d’une jambe ».
Elle expliquait notamment comment, en 2017, elle avait subi lors d’un rendez-vous médical obligatoire l’implantation d’un stérilet alors qu’elle se trouvait recrutée par les autorités chinoises pour enseigner à des pairs « non éduqués » le pinyin (transcription latine du mandarin) dans deux camps de « rééducation » à Ürümqi.
Selon plusieurs études fouillées de l’Institut politique stratégique (ASPI), un centre de recherche australien indépendant (qui reçoit des fonds du ministère de la défense, ce qui lui vaut les attaques de Pékin et de ses médias), le Xinjiang abriterait ainsi plus de 380 lieux de détention. Un chiffre qui ne cesse de prendre de l’ampleur, qui serait en hausse de 40 % par rapport aux précédentes estimations. D’autres sources les estiment entre 500 et 1 000.
Extrait du rapport du chercheur allemand Adrien Zenz sur les stérilisations forcées. © Capture d’écran The Jamestown Foundation
Ces camps, aux barbelés et miradors visibles pour certains depuis Google Earth, ont différentes fonctionnalités et dimensions. Certains servent de camps de « rééducation », notamment par le travail forcé, d’autres de détention, de prison. Certains se situent hors du Xinjiang, à l’autre bout du pays. On peut y rester des jours, des mois, des années ou indéfiniment.
À l’automne 2019, les China Cables, série de révélations du consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dans 17 médias internationaux, à partir d’une des plus grandes fuites de documents internes et directives secrètes dans l’histoire du Parti communiste chinois si impénétrable, ont précisé l’étendue et le fonctionnement de ces camps qui peuvent contenir jusqu’à 20 000 personnes et qui se remplissent grâce, notamment, à un fichage orwellien de la population.
« Tous les moyens technologiques de la Chine sont mis au service de cette surveillance, note dans un entretien au magazine Usbek et Rica la journaliste Sylvie Lasserre, qui a récemment publié Voyage au pays des Ouïghours (éditions Hesse). L’État a créé des bases de données énormes, gigantesques, où il recense les données ADN, les visages et les profils de chaque personne. Quand vous êtes dans une situation pareille, vous êtes comme pris dans un filet, vous ne pouvez rien faire, vous ne pouvez plus respirer. Il y a vraiment eu une escalade à ce niveau-là. »
Pour le journaliste allemand Kai Strittmatter, auteur de Dictature 2.0. Quand la Chine surveille son peuple (et demain le monde) (Tallandier), le Xinjiang est un laboratoire. « L’un des plus puissants instruments de surveillance de masse dans le Xinjiang est la “plateforme intégrée pour opérations communes” (IJOP), un système bâti sur l’intelligence artificielle, qui collecte des données sur tous les citoyens du Xinjiang et dont les algorithmes préviennent ensuite de la présence de suspects potentiels », écrit-il. Il cite l’ingénieur en chef de l’entreprise chargé d’approvisionner le système, qui expliquait en 2016 qu’il était « important, après un acte terroriste, d’étudier les causes possibles. Mais il est beaucoup plus important de prédire des activités futures ».
En février 2020, une nouvelle cascade de révélations, baptisées Karakax List, publiées par 12 médias occidentaux, a poursuivi la description de la mécanique arbitraire en place dans le Xinjiang.
En mars, le rapport des chercheurs australiens de l’ASPI – « Ouïghours à vendre : “Rééducation”, travail forcé et surveillance au-delà du Xinjiang » – a provoqué un choc durable.
Il révèle comment, entre 2017 et 2019, 83 entreprises internationales de l’industrie électronique, automobile et de la mode bénéficient du travail forcé dans des conditions inhumaines de plus de 80 000 Ouïghours à un moment ou à un autre dans leur chaîne de fabrication, des grandes marques qui font partie de notre quotidien. Parmi celles épinglées figurent, en effet, plusieurs grands noms de l’électronique (Apple, Sony, Samsung, Microsoft, Nokia), du textile (Zara, Adidas, Lacoste, Gap, Nike, Puma, Uniqlo, H&M) ou encore de l’automobile (BMW, Volkswagen, Mercedes-Benz, Land Rover, Jaguar). Le groupe français Alstom est aussi cité aux côtés de fleurons technologiques chinois comme Haier ou Huawei.
Des milliers d’enfants ouïghours seraient séparés de leurs parents lorsque ces derniers sont déportés dans les camps de travail forcé, d’après une autre étude du chercheur allemand Adrian Zenz, là encore basée sur des documents officiels chinois, publiée il y a un an. Ils sont placés dans des orphelinats et pensionnats ultrasécurisés pour y recevoir un lavage de cerveau en mandarin et s’aligner sur l’idéologie du Parti communiste. Dès le CE2, parfois dès l’âge d’un an. Dans plusieurs villes, des enfants dont les parents sont libres sont aussi enfermés dans des internats.
Une enquête du journal Le Monde, parue en septembre, documente une autre folie, nommée « Union des ethnies en une seule famille » et lancée en 2016 : l’État chinois envoie des dizaines de milliers de fonctionnaires hans, l’ethnie majoritaire, dormir une semaine par mois dans des foyers ouïghours pour traquer leur intimité et s’assurer qu’ils ne sont pas « radicalisés ».
Les journalistes rapportent le cas de Hans proposant à des Ouïghours « de cuisiner ensemble des beignets vapeur à la viande, sans préciser laquelle », pour vérifier qu’ils ne soient pas contre manger du porc. Une ONG s’alarme de recevoir « de nombreux cas d’hommes hans envoyés dans des foyers ouïghours dans lesquels les maris, frères ou fils sont détenus, exposant les femmes seules à la maison à du harcèlement sexuel ou des viols ».
En juillet dernier, une vidéo de prisonniers ouïghours, réapparue sur les réseaux sociaux, a fait l’effet d’un électrochoc et remis encore un peu plus au centre de l’attention mondiale ce peuple méconnu qui est en train de devenir un enjeu international, le symbole de la répression pratiquée par l’une des premières puissances mondiales.
[BBC vidéo non reproduite ici.]
Tournée par drone en août 2019, la vidéo a été authentifiée seulement récemment par un groupe d’experts qui attestent qu’il s’agit là d’un déplacement forcé de Ouïghours. Elle montre des prisonniers agenouillés à même le sol, crâne rasé, mains attachées, yeux bandés, qui attendent d’être embarqués dans des trains dans une gare du Xinjiang. Ils portent une veste bleue, siglée chacune d’un numéro.
Le 19 juillet, un journaliste de la chaîne britannique BBC a confronté l’ambassadeur de Pékin à Londres, Liu Xiaoming, à ces images. Désarçonné, le diplomate a argué d’un « banal transfert de prisonniers comme il y en a dans n’importe quel pays », préférant s’extasier sur la beauté des paysages du Xinjiang, puis il a remis en cause la véracité de la vidéo. Il a aussi assuré que la population ouïghoure avait « doublé » au Xinjiang en 40 ans. Le présentateur de la BBC lui a alors mis sous les yeux les chiffres officiels chinois qui ont fuité, annonçant une baisse de la population ouïghoure de 84 % entre 2015 et 2018.
« Ne montrer absolument aucune pitié », « rafler tous ceux qui doivent l’être »
La Chine a toujours hurlé à la calomnie, « aux fake news » et démenti l’existence de camps d’internement au Xinjiang. En 2018, elle a cependant opéré un virage à 180 degrés. De la négation, elle est passée à une communication offensive, ne pouvant plus ignorer les preuves. Elle affirme désormais qu’il s’agit de « centres d’éducation et de formation professionnelle », destinés à aider la population du Xinjiang à trouver un emploi et à l’éloigner du terrorisme, de l’extrémisme religieux, de l’islamisme, qu’elle assimile à un virus, « le virus de l’islam ».
Entre 2013 et 2014, la Chine avait subi une vague d’attentats sans précédent. Quatre – dont deux à Ürümqi, la capitale du Xinjiang – ont marqué les esprits : un attentat suicide à la voiture piégée sur la place Tiananmen à Pékin, le 28 octobre 2013 (deux morts et 40 blessés) ; une attaque au couteau à Kunming, dans le Yunnan, le 1er mars 2014 (31 morts et 94 blessés) ; une valise piégée à l’issue d’une visite du président Xi Jinping à Ürümqi, en avril 2014 (trois morts et 79 blessés) ; un double attentat suicide à la voiture piégée sur un marché d’Ürümqi le mois suivant (39 morts et 94 blessés).
« Ces attaques ont toutes été perpétrées par des militants ouïghours, et certaines d’entre elles ont été revendiquées par le Parti islamique du Turkestan (PIT), organisation séparatiste islamiste luttant pour l’indépendance du Xinjiang », retrace sur le site de Sciences-Po Marc Julienne, spécialiste de la politique intérieure et sécuritaire chinoise à l’Institut français de relations internationales (Ifri).
Dilnur Reyhan, sociologue, exilée ouïghoure depuis 16 ans en France. © Mediapart
« Le contexte qui explique cette soudaine recrudescence d’attaques en 2013-2014, poursuit le chercheur, est, d’une part, le climat de tensions régnant depuis les émeutes d’Ürümqi, la capitale du Xinjiang, en 2009, qui ont été violemment réprimées par les forces de l’ordre, et, d’autre part, l’émergence de l’État islamique en Irak et en Syrie (EI) à partir de 2012. Le Levant est alors devenu le nouveau centre d’attraction des combattants étrangers, y compris des Ouïghours de Chine et d’Asie centrale. »
À peine arrivé au pouvoir, Xi Jinping décide alors de durcir sa politique de répression contre le terrorisme et l’islamisme dans le Xinjiang. Plusieurs milliers de Ouïghours, soupçonnés d’être radicalisés, sont internés dans des camps pour y être « désextrémisés ». Dès 2014, une politique de planification méthodique d’internement des Ouïghours se précise.
Des discours secrets du président Xi Jinping appellent à « ne montrer absolument aucune pitié » contre « le terrorisme, l’infiltration, le séparatisme » et encouragent les cadres du parti « à être beaucoup plus durs », « à rafler tous ceux qui doivent l’être ».
Ces ordres au plus haut sommet de l’État ont été révélés par le New York Times à l’automne 2019 et exfiltrés par « une personnalité de l’establishment chinois » qui, selon le quotidien, veut empêcher les dirigeants communistes, dont l’empereur rouge, « d’échapper à leurs responsabilités »...
Le journal, qui a disséqué des centaines de pages de discours inédits de Xi Jinping, de cadres du parti, de directives et de rapports sur la surveillance des citoyens, d’enquêtes internes, évoque « la plus vaste campagne d’internement du pays depuis l’ère Mao ».
Comme l’a révélé en 2018 un long rapport de l’ONG Human Rights Watch, l’une des principales organisations de défense des droits humains dans le monde, la machine répressive s’est encore un peu plus emballée en 2016 après la nomination de Chen Quanguo, un des membres du bureau politique du parti, au poste de secrétaire du Parti communiste du Xinjiang, plus puissant que le président de la région autonome, un Ouïghour, Shohrat Zakir.
Chen Quanguo avait occupé, avec la même fermeté, le même poste au Tibet, où est également appliquée une politique d’assimilation et de répression vis-à-vis de la minorité tibétaine. « Un poste très important, stratégique, remarque la sociologue Dilnur Reyhan, car celui qui l’occupe peut devenir un probable dirigeant de la Chine. »
Pour Dilnur Reyhan, le terrorisme islamiste, que la Chine invoque pour justifier ces camps, relève d’une « construction » : « Dans toute relation entre colons et colonisés, il y a des tensions. Depuis 70 ans, les Ouïghours subissent des politiques discriminatoires quotidiennes. Dans ce contexte, des contestations éclatent. On conteste parce qu’on est réprimé. Cependant, après les attentats du 11-Septembre 2001 aux États-Unis, les termes et la stratégie envers les Ouïghours ont changé. Une organisation inconnue des Ouïghours a été inventée par les Chinois, le Mouvement islamique du Turkestan oriental (Etim). En échange du soutien de la Chine dans leur invasion de l’Afghanistan, les Américains ont classé Etim sur leur liste des organisations terroristes (en 2004). C’est à partir de là que la Chine a désigné comme terroriste toute action individuelle ou collective contre son pouvoir. »
Début novembre, à la fureur de la Chine, les États-Unis ont retiré de leur liste des organisations terroristes Etim, ce groupe régulièrement cité par Pékin pour justifier la répression massive dans le Xinjiang, 16 ans après l’y avoir inscrit. « Cela fait plus de dix ans qu’il n’y a pas de preuve crédible que ce groupe existe encore », a plaidé le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo.
La décision doit être aussi lue à l’aune de la rivalité croissante entre les deux puissances mondiales et de la volonté de Trump de désigner Pékin comme un ennemi dans une nouvelle « guerre froide ».
Elle a en tout cas été célébrée par les ONG défendant les Ouïghours, pour lesquelles « la menace imaginaire d’Etim a provoqué 20 ans de terrorisme d’État contre les Ouïghours ».
Gulbahar Jalilova, 56 ans, internée dans un camp d’endoctrinement forcé à Ürümqi dans le Xinjiang entre mai 2017 et septembre 2018, montre le courrier envoyé à sa famille par les autorités chinoises l’accusant d’être une terroriste. © Mediapart
Dilnur Reyhan n’est pas la seule à pointer « l’opportunité de l’islamisme et du terrorisme » pour mettre au pas un peuple colonisé qui refuse d’être sinisé par la force.
Coprésident de la délégation française transpartisane de l’Ipac, une coalition internationale de parlementaires occidentaux créée en juin pour faire bouger les gouvernements sur la question ouïghoure, le sénateur français LREM André Gattolin s’interroge auprès de Mediapart : « Il ne s’agit pas de justifier les attentats meurtriers perpétrés par les Ouïghours en Chine ces dernières années. Bien sûr qu’une minorité a pu se radicaliser, mais comment de tels attentats peuvent se produire dans un État qui a fait de la surveillance et du contrôle total de la population sa doctrine ? On n’est pas à Vienne, on n’est pas à Paris. Dès le premier attentat, la capacité d’internement était déjà totale. »
Dilnur Reyhan abonde : « La Chine ne parle pas de virus de l’islamisme mais de virus de l’islam. En chinois, le terme “islamisme” n’existe pas. C’est bien la religion qui est visée. Les musulmans sont considérés comme des malades atteints d’un virus. »
Dans un entretien au Monde, il y a un an, le chercheur allemand Adrian Zenz, devenu la bête noire de Pékin, constatait qu’il existe « très peu de distinctions entre la véritable idéologie radicale et ce qui serait considéré comme une expression normale de la religiosité ».
« La crainte de l’influence islamiste radicale est au cœur d’une peur plus profonde, d’une influence culturelle générale [extérieure],analysait-il. Une peur que les Ouïgours soient plus généralement influencés par la culture islamique dominante d’autres pays et régions. C’est la raison pour laquelle beaucoup des expressions traditionnelles de l’islam au Xinjiang sont interdites et constituent un motif d’envoi en camp. » Porter un voile, une barbe, faire le ramadan, prier, donner un prénom à son enfant inspiré du Coran, ne pas manger de porc, ne pas boire d’alcool…
Un an plus tard, Adrian Zenz poursuit sa réflexion dans un entretien à Mediapart : « Les régimes communistes ont souvent cherché à rééduquer les gens, à les changer de force afin de changer leur vision idéologique et de briser les anciennes loyautés aux traditions et aux activités spirituelles. Les régimes communistes sont presque toujours antireligieux. Les goulags soviétiques étaient des mécanismes très rudimentaires pour briser les gens, les laissant même mourir en masse exprès. Les camps de rééducation de Pékin au Xinjiang sont plus sophistiqués. Ils sont plus conçus pour changer complètement les gens, les briser et les modeler, puis les renvoyer dans la société. »
Cette politique brutale s’applique également à la culture. Les autorités chinoises se sont engagées dans une réécriture de l’histoire, affirmant en particulier que la culture chinoise des Hans prédominait et que les Ouïghours n’étaient pas des descendants des Turcs, mais des « membres de la famille chinoise ».
Dans un article publié à l’automne 2019 dans la revue spécialisée Perspectives chinoises, deux chercheurs, Amy Anderson et Darren Byler, ont montré comment dans le domaine de la musique « les ministères successifs de la culture ont démultiplié leurs tentatives pour détacher la musique ouïghoure de ses origines soufies islamiques, dans le but de produire une “différence autorisée” non menaçante » : « La musique traditionnelle han est en train de remplacer la musique traditionnelle ouïghoure, témoignant d’une intensification de la violence symbolique exercée à l’égard du savoir traditionnel et de l’esthétique ouïghours. »
L’histoire de Gulbahar Jalilova, citoyenne kazakh, détenue pendant 15 mois et marquée « terroriste » parce que ouïghoure, atteste de cette peur de la « contagion ». Finalement, à l’été 2018, des policières ont fait irruption dans sa cellule et crié son nom. Elle s’est avancée, en soulevant sa robe, pensant à une énième fouille intime. « On m’a annoncé que j’étais acquittée des accusations de terrorisme, faute de preuves. On m’a mis un sac noir sur la tête et on m’a emmenée. » D’abord à l’hôpital pour la soigner, car elle était très affaiblie. Puis dans un bâtiment de la Sécurité d’État, où elle fut menacée de représailles, si jamais elle osait parler.
Elle est ensuite conduite chez un coiffeur qui lui teint les cheveux complètement en blanc et la maquille, avant d’être mise dans un avion pour le Kazakhstan. De retour dans sa famille, elle s’enferme dans une pièce pendant des jours : « Je ne voulais voir personne. J’avais trop honte de ce que j’ai vécu. » Elle serre un petit cahier contre sa poitrine, noirci des noms de ses 67 « sœurs dans l’horreur ». La voici deux ans plus tard en France, à prier pour que des agents de Pékin ne viennent pas la traquer et l’abattre…
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Rachida El Azzouzi