Depuis le mois de mars, des milliers de paysans de la province du Shandong ont été expropriés pour être relogés dans des appartements neufs et modernes. Ceux qui ont refusé de signer l’autorisation de démolition de leur maison ont été placés en détention. Et comme les travaux ont commencé avant le relogement, beaucoup ont été contraints de chercher un hébergement temporaire, voire de se construire un abri de fortune en bordure de leur champ.
Cette situation au Shandong est un exemple extrême des mesures mises en œuvre pour moderniser les zones rurales de la Chine. Le gouvernement planifie la construction de communes plus grandes et organisées afin de permettre aux paysans d’avoir accès à de meilleurs services publics et de libérer des terres pour l’agriculture ou d’autres usages.
Des décennies de réforme en vain
Les indemnités étant généralement faibles et les nouveaux logements onéreux, les paysans doivent contracter d’énormes dettes pour vivre plus à l’étroit dans des immeubles où il n’y a pas d’espace pour ranger leur matériel agricole. Certains paysans sont relogés si loin de leur ferme qu’ils sont contraints d’abandonner l’agriculture et de chercher un emploi dans un autre secteur ou, s’ils sont âgés, de vivre sur leur maigre pension et sur les envois de fonds de leurs enfants travaillant en ville.
Les malheurs des paysans du Shandong sont révélateurs des problèmes qui affectent les zones rurales, problèmes sur lesquels des décennies de réformes n’ont pas eu les effets escomptés. Ces dix-sept dernières années, le Document central n° 1 du gouvernement n’a cessé de mettre l’accent sur les sannong wenti, ces “trois problèmes ruraux” identifiés comme suit : l’urgence d’améliorer la production agricole, d’aménager des infrastructures de base dans les campagnes et d’accroître les revenus des paysans. Le fait qu’ils demeurent la priorité gouvernementale depuis dix-sept ans montre à quel point ils sont difficiles à résoudre. Preuve, également, selon certains, que la politique gouvernementale n’a pas atteint son but.
Victoire dans la lutte contre la pauvreté absolue
Au cours des quarante dernières années, la Chine a, certes, sorti de la pauvreté des centaines de millions d’habitants, y compris des paysans. Mais les disparités entre les villes et les campagnes restent importantes. [Plus de 58 % de la population chinoise vit dans les centres urbains.] D’ici la fin de l’année, le gouvernement chinois devrait proclamer sa victoire dans la lutte contre la pauvreté absolue et dans l’édification d’une société modérément prospère. Cependant, s’il veut réaliser son rêve de redynamiser le pays et éviter le piège [des pays] à revenu intermédiaire, il devrait, selon des observateurs, prendre des mesures plus énergiques pour combler le fossé béant qui subsiste entre les zones urbaines et rurales.
La tâche est monumentale. Les premières réformes chinoises pour passer d’une économie planifiée à une économie de marché ont vu le jour en [novembre] 1978 dans les campagnes, quand les paysans affamés d’un village [Xiaogang, dans la province de l’Anhui] ont secrètement divisé les terres communales en parcelles pour pouvoir vivre des denrées qu’ils y cultivaient. C’était le début du système de responsabilité des ménages, une réforme rurale permettant aux paysans de cultiver leurs propres terres et de vendre leurs excédents de production sur des marchés privés une fois les quotas gouvernementaux atteints.
Les ruraux, premiers Chinois à s’enrichir
Les paysans ont été les premiers Chinois à “s’enrichir” dans les années 1980. Même si leurs revenus sont restés inférieurs à ceux des citadins, la première décennie de réformes a permis de réduire la pauvreté dans les campagnes. Mais la situation s’est inversée à partir des années 1990, quand le gouvernement a axé les réformes économiques sur le développement industriel et l’entrepreneuriat, ce qui a enrichi les villes du littoral. Les réformes rurales se sont poursuivies, mais les changements dans les campagnes ont été moins rapides que dans les zones urbaines et les disparités de développement ont contribué à accroître les écarts de richesse.
En 1990, le revenu annuel disponible par habitant dans les villes était deux fois plus important que dans les campagnes (1 510 yuans [193 euros] contre 686 yuans [87 euros]). En 2000, il était 2,78 fois plus important et en 2010, 3,23 fois plus important. Cet écart a été ramené à 2,68 en 2018, avec 39 250 yuans [5 000 euros] pour les villes et 14 617 [1 860 euros] pour les campagnes. Mais le revenu des paysans était composé à 90 % des envois de fonds des travailleurs migrants ayant quitté la campagne pour la ville.
Baisse constante du revenu rural
Selon certaines estimations, si l’on ne tient pas compte de ces envois, le revenu rural n’a cessé de baisser depuis 2014. Le cabinet de conseil Beijing Orient Agribusiness Consultant a calculé, en se fondant sur les chiffres officiels, que ce revenu était tombé à 809 yuans [103 euros] fin juin 2019 contre 1 209 yuans [155 euros] fin 2018.
De nombreuses raisons ont été avancées pour expliquer ce fossé. Les principales sont les problèmes fonciers, le système de hukou [certificat de résidence], qui limite les déplacements des ruraux, et l’inégalité d’accès à l’enseignement, aux soins médicaux, à la retraite et à d’autres avantages sociaux dont bénéficient les citadins.
Le système de responsabilité des ménages issu des premières réformes rurales chinoises a accordé aux paysans le droit d’exploiter des terres agricoles, mais celles-ci sont restées la propriété des communes. Avec l’accélération de l’industrialisation et de l’urbanisation et l’accroissement de la pression foncière, les collectivités locales ont commencé à exproprier les paysans pour pouvoir utiliser leurs terres à des fins industrielles ou résidentielles. Elles ont tiré profit de la vente des droits d’exploitation en indemnisant faiblement – voire pas du tout – les paysans et en réclamant des sommes importantes aux promoteurs.
Terres à l’abandon ou trop petites
En 2015, quelque 120 millions de paysans avaient perdu leurs terres et beaucoup d’entre eux avaient dû migrer vers les villes pour trouver du travail. Ceux qui étaient restés dans les campagnes avaient des parcelles trop petites pour pouvoir accroître leur production et donc leurs revenus. Beaucoup de terres étaient également à l’abandon, car les paysans qui les cultivaient étaient partis à la ville pour occuper des emplois mieux payés, mais en bas de l’échelle sociale, dans des usines ou dans le secteur informel.
Des amendements apportés à la législation foncière ont autorisé les paysans à louer les champs de leurs voisins pour accroître la taille de leur exploitation. Mais, dans le même temps, les campagnes se sont vidées de leurs jeunes et sont restées essentiellement peuplées de personnes âgées et d’enfants.
Dans le cadre d’un nouveau plan de revitalisation des zones rurales lancé par le président Xi Jinping en 2017, des réformes ont été mises en place pour encourager la création de grandes exploitations, plus rentables et plus modernes. Reste donc à savoir si ces réformes vont avoir l’effet souhaité.
L’entrave du “hukou”
En dehors du problème des terres, la situation des paysans chinois a pâti du système du hukou. Ce permis de résidence divise la population en deux – les habitants des campagnes et ceux des villes – et des universitaires le jugent discriminatoire vis-à-vis des ruraux. À ses débuts, en 1958, le système interdisait à ces derniers de migrer vers les villes. Il a été assoupli dans les années 1980 pour leur permettre de s’installer dans les zones urbaines où la demande de travailleurs était en hausse.
Cependant, dépourvus d’un permis de résident permanent, ces migrants ne peuvent bénéficier des mêmes avantages sociaux que les citadins, si bien qu’ils ont du mal à accéder au logement, aux soins médicaux et à l’enseignement. Beaucoup d’entre eux laissent de ce fait leurs enfants dans leur village, à la charge des grands-parents.
Un enseignement médiocre
Les précédentes réformes ont eu peu d’effet sur la discrimination sociale vis-à-vis des travailleurs migrants. En 2016, une nouvelle campagne a donc été lancée pour accorder le hukou urbain à 100 millions d’entre eux d’ici la fin de 2020. L’objectif était d’accroître la population urbaine et d’élargir la classe moyenne afin de permettre à la Chine de passer d’une économie axée sur les exportations à une économie tirée par la consommation.
Cependant, la levée gouvernementale des restrictions dans les petites villes, qui vise à encourager les travailleurs migrants à s’y installer, ne correspond pas au désir de ces derniers de migrer vers les grandes villes, où les emplois et les services tels que soins médicaux et enseignement sont meilleurs.
Un autre paramètre qui a empêché les paysans de rattraper leurs cousins des villes est l’enseignement. Selon l’économiste américain du développement Scott Rozelle, de l’université Stanford, le faible niveau de l’enseignement secondaire pose un problème dans les zones rurales, où seulement 50 % des jeunes vont au lycée, contre 90 % dans les villes. Dans un récent séminaire en ligne, il notait que moins de 5 % des étudiants des universités les plus prestigieuses ont aujourd’hui des racines rurales. Beaucoup de jeunes issus des campagnes n’ont pas acquis les capacités nécessaires pour poursuivre des études, et “ils ne pourront pas bénéficier des nouvelles perspectives économiques de la Chine” créées par les nouvelles technologies, prédisait l’universitaire.
Améliorer le pouvoir d’achat des ménages ruraux
Les conséquences sont particulièrement dramatiques pour les travailleurs migrants, car le nombre des emplois les mieux payés du secteur manufacturé diminue avec l’automatisation des usines et leur délocalisation vers l’étranger. Et ils n’ont pas la possibilité de décrocher un emploi, même peu rémunéré, dans le secteur des services.
Ceux qui veulent travailler dans une grosse exploitation agricole ou créer leur propre ferme doivent avoir accès à un meilleur enseignement pour se doter des compétences nécessaires. Pour certains analystes, il est essentiel que le gouvernement augmente le nombre d’écoles en zone rurale, qu’il améliore la qualité de leur enseignement et qu’il encourage les enfants des campagnes à poursuivre leur scolarisation au-delà des neuf années obligatoires.
Le prochain plan quinquennal devrait inclure davantage de réformes destinées à accroître le revenu des ménages ruraux et des travailleurs migrants et à améliorer leur pouvoir d’achat. Selon un rapport de la banque HSBC, la réforme foncière devrait être accélérée pour permettre aux ruraux de tirer davantage de profits de la réévaluation des terres en vue de stimuler la consommation des 551 millions d’habitants des campagnes.
Semer des graines
Ce rapport encourage également une accélération des amendements au hukou pour permettre aux 290 millions de travailleurs migrants d’accéder aux avantages sociaux dont bénéficient les citadins. Cette mesure aurait pour effet de réduire leur épargne, une réserve en cas de coup dur, aujourd’hui deux fois plus importante que celle de la population urbaine, et ainsi leur permettre de consommer davantage.
De telles mesures – qui devraient également inclure l’accès à un enseignement de meilleure qualité – seront-elles suffisamment radicales pour réduire l’écart des richesses entre les villes et les campagnes ? À l’instar des paysans auxquels il cherche à venir en aide, le gouvernement doit commencer par semer des graines, sachant qu’en politique comme en agriculture, il y a souvent un fossé entre les souhaits et les résultats.
Goh Sui Noi
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