L’oligarchie militaro-monarchiste qui contrôle les institutions thaïlandaises aimerait bien mettre un terme définitif aux mobilisations prodémocratie en cours depuis des mois [1]. Las, les journées du 17-18 novembre ont montré qu’il n’était pas si facile de le faire. La confrontation à Bangkok entre forces de police et activistes a duré près de 6 heures [2]. Malgré les puissants canons à eau (colorées et comprenant parfois des produits chimiques irritants), les blindés antiémeutes, les lacrymogènes, les barbelés, la présence d’ultra-monarchistes armées et au prix d’au moins 55 blessés (dont 6 par balles), les manifestant.es ont percé les barrages et ont pu se rassembler devant le Parlement (les forces de l’ordre se repliant derrière ses grilles).
Les tirs par balles réelles contre les activistes du mouvement démocratique représentent une très inquiétante escalade de la violence. Elle est notamment suscitée par l’intervention, encouragée par le pouvoir, de groupes armés ultra-royalistes, souvent paramilitaires, dont les Thaïs loyaux (Loyal Thais, Thai Phakdi group) ou les Chemises jaunes (couleur de la royauté en Thaïlande) qui prenaient il y a 10 ans déjà pour cible les Chemises rouges, soutiens du gouvernement élu de Thaksin Shinawara [3].
Signe des temps, de jeunes moines ont formé le « Groupe Réforme Nouvelle Religion » (New Religion Reform Group) qui réclame la séparation de l’Eglise et de l’Etat et l’arrêt de l’implication de la religion dans des activités économiques à but lucratif. Il défie ainsi l’autorité officielle du clergé bouddhiste, le Conseil suprême de la Sangha (Sangha Supreme Council), qui forme le troisième pilier de l’ordre conservateur en Thaïlande, avec la famille royale et l’armée [4].
Face à l’évolution de la situation et au scandale provoqué en Allemagne par son action, le roi absentéiste Rama X et la reine ont quitté leur résidence en Bavière pour revenir durablement cette fois, du moins il semble, à Bangkok – ce que le couple royal avait refusé de faire quand l’épidémie Covid avait frappé le royaume et que l’économie s’effondrait (une indifférence qui a beaucoup choqué).
Le recours au redoutable « crime » de lèse-majesté n’avait pas été utilisé depuis un certain temps [5]. Premier ministre, le général Prayuth, a annoncé le 19 novembre qu’il va à nouveau y recourir. Une annonce qui sonne comme une déclaration de guerre quand il affirme que « toutes les lois existantes » pourront être utilisées contre le mouvement prodémocratie.
Le régime tente de diviser le front du rejet auquel il est confronté en évoquant, par exemple, des réformes aux collégien.nes et lycéen.es qui sont aujourd’hui vent debout contre l’archaïsme du système éducatif – sans succès, pour l’heure.
De plus en plus d’élèves s’insurgent en effet contre le corset moral auquel elles et ils sont soumis, la hiérarchie rigide et l’autoritarisme professoral, l’absence de liberté d’expression et le conservatisme étouffant des programmes. Un groupe, qui s’est nommé le Mauvais élève (Bad Student), ajoute aux revendications centrales du mouvement démocratique l’exigence d’une refonte profonde du système d’éducation. Il dénonce le comportement abusif et humiliant d’enseignant.es (comme couper les cheveux par mesure de rétorsion) ou la poursuite de châtiments corporels malgré leur interdiction officielle. Il exige une meilleure protection des femmes et des étudiantes LGBT. Une élève, en uniforme scolaire, a manifesté, bouche scotchée, brandissant une pancarte : « J’ai été abusée sexuellement par des professeurs. L’école n’est pas un lieu sûr. » [6]
En plein développement, le mouvement démocratique thaïlandais a précisé ses revendications en matière juridique. Il présente dorénavant 10 amendements à la Constitution (avec le soutien de plus de cent mille personnes) en vue de garantir le caractère constitutionnel de la monarchie et la dépolitisation des forces armées. Il demande la convocation d’une Constituante. En réponse, le Parlement envisage un processus constitutionnel sous son propre contrôle, mais rejette les amendements.
L’une des grandes qualités du mouvement thaïlandais est de permettre à de nombreuses « compétences » d’apporter leur pierre à la construction de l’édifice de la lutte. Ainsi, les amendements à la Constitution ont été écrits avec l’aide du Dialogue Internet sur la Réforme de la Loi (Internet Dialogue on Law Reform, iLaw) qui travaille depuis des années sur la rédaction d’une Constitution démocratique, et aujourd’hui le parraine.
Le mouvement prodémocratie a rejoint « l’alliance du thé au lait » (#MilkTeatAlliance), lancé sur Twitter par des activistes de Hong Kong, Taïwan et Thaïlande engagé.es dans le combat démocratique [7]. Dans ces trois pays en effet, le thé se boit avec du lait – mais ce n’est pas le cas en Chine. Des liens se tissent dans toute la région pour résister aux logiques passéistes de la guerre froide et au risque de dépendance (en l’occurrence chinoise). On assiste à la naissance d’un nouveau panasiatisme, un développement qui peut s’avérer très important. Il affirme aussi, au-delà de son identité régionale, sa communauté de lutte avec le peuple chilien et les combats, dans le monde entier, pour la démocratie et le pluralisme.
Envers et contre tout, le mouvement prodémocratie garde son humour. Le siège du Parlement se trouve sur la rive du fleuve Chao Phraya qui traverse Bangkok. Pour symboliser son « attaque », les activistes ont amené des canards gonflables géants, à l’image d’une bouée d’enfant, devenus leur « Flotte militaire ». Plus pratiquement, ils leur ont servi de barrage face au jet des canons à eaux de la police (comme les « tortues » formées par des rangées de parapluies héritées des manifestations à Hong Kong). Voilà les forces de l’ordre, tout de noir habillées, défiées par des murs de canards jaunes ! De même, jeu de symbole, des militants déguisés tyrannosaures se sont fait expulser d’un centre commercial : dans tyrannosaures, il y a « tyran »…
Le mouvement prodémocratie garde donc sa vivacité, son inventivité, sa joie. Les menaces auxquelles il doit faire face n’en sont pas moindres, comme en témoigne, les propos tenus le 30 octobre par un membre du Sénat, proche du Premier ministre qui n’a pas hésité à évoquer, à son encontre, l’assassinat de Samuel Paty : « Je ne sais pas si la situation va mener à quelque chose comme la décapitation en France. Mais il pourrait y avoir un fou, un parti tiers, ou un attentat planifié. »
Pierre Rousset