En 1960, une dizaine de colonies européennes d’Afrique accédaient à l’indépendance, rejoignant ainsi les huit États africains existant alors. Parmi lesquels, le dernier à avoir acquis son indépendance, en 1957 : l’État du Ghana, avec Kwame Nkrumah, dirigeant du Convention People’s Party (CPP), comme Premier ministre, mais en restant néanmoins sous l’autorité de la couronne d’Angleterre, au sein du Commonwealth. 1960 est l’année du passage du Ghana au statut de république, K. Nkrumah en devenant le président. Avec le projet de construction d’un Ghana socialiste, appelé à être un fer de lance de la décolonisation intégrale de l’Afrique, de la « révolution africaine », pour la construction de l’unité africaine. Comme le prônaient aussi au même moment, avec quelques différences, d’autres activistes et idéologues africains, à l’instar de Mehdi Ben Barka, Amilcar Cabral, Frantz Fanon.
Soixante ans après, dans une Afrique qui demeure prisonnière du néocolonialisme, comme forme de la domination capitaliste, sur lequel il a mis l’accent (Le Néocolonialisme dernier stade de l’impérialisme), K. Nkrumah demeure une référence majeure pour nombre de partisan·e·s de l’émancipation des peuples africains. Mais ceux-là demeurent le plus souvent installé·e·s dans ce que l’historien Adiele Eberechukuwu Afigbo a nommé « les mythologies opposées de l’impérialisme et du nationalisme des peuples coloniaux [1] », plutôt que procédant à un examen des rapports entre les idéaux proclamés (socialisme, panafricanisme) les pratiques du régime de Nkrumah (et son parti) et l’esprit de ce temps-là. Comme l’expression d’une surdité à l’appel lancé il y a cinq décennies par le philosophe Paulin Hountondji : « L’échec de Nkrumah mérite d’être médité » [2]).
C’est à une compréhension de cet échec que veut, modestement, contribuer ce texte, à la suite d’autres, plutôt contemporains de Nkrumah. Mais aussi, brièvement, à la lumière de deux décennies de gestion du pouvoir par l’African National Congress de Nelson Mandela, ayant promis une « Renaissance africaine » en se référant à, entre autres, l’Ubuntu, cette version locale de l’african personality, ce concept africaniste ayant inspiré le consciencisme de Nkrumah et par lequel va commencer ce texte.
NKRUMAH SUR LES PAS DE BLYDEN : AFRICAN PERSONALITY ET CONSCIENCISME
Partisan de la “révolution africaine”, d’une émancipation de l’Afrique non seulement du colonialisme mais aussi du néocolonialisme [3], Nkrumah, militant et intellectuel anticolonialiste, puis dirigeant de l’État ghanéen (à partir de 1957), s’est abreuvé intellectuellement à, entre autres, ce que Valentin Mudimbe a nommé la « bibliothèque coloniale » . Il s’agit, grosso modo, des connaissances sur les peuples ou sociétés colonisées d’Afrique produites pendant la domination coloniale par des administrateurs, des militaires, des missionnaires religieux, des savants, des entrepreneurs, des aventuriers. Connaissances qui se caractérisent généralement par une essentialisation des différences culturelles, résultant de la combinaison d’une observation superficielle, d’une compréhension a-historique, voire fantasmatique, influencées par les différences biologiques apparentes dites raciales, des dits peuples ou sociétés. La pensée originelle de Nkrumah, tout comme celle l’ayant précédée, de Léopold Sédar Senghor, chantre de la négritude, peut alors être considéré comme une illustration du fait que « ce qui finit par être textualisé comme la vérité de la culture indigène est une part qui finit par être incorporée de façon ambivalente dans les archives du savoir colonial [4] », légué à, ou assumé d’une certaine façon par, une grande partie de l’élite post-coloniale/néocoloniale. Celle-ci arrivait, du fait aussi d’un certain empirisme, à oublier que son interprétation, essentialisée, de ladite culture – négro-africaine en l’occurrence – découlait en fait de ce savoir colonial, la posant dès lors faussement comme authenticité. Ainsi, il en est du discours de Nkrumah sur l’émancipation de l’Afrique, fondé sur l’African personality.
Nkrumah n’en est pas l’initiateur. Car sans qu’il s’en réfère, ni dans son Autobiographie (1956) ni dans Le Consciencisme (1964, 1969) [5], c’est le Libérien Edward Blyden (1832-1912) – originaire de la Caraïbe danoise, ayant immigré aux États-Unis d’Amérique, puis arrivé au Libéria dans le cadre de l’American Colonization Society [6] – qui est considéré comme le premier à avoir parlé de l’African personality, dans la deuxième moitié des années 1800. C’est ainsi un prédécesseur aussi bien du négrisme haïtien [7], de la Renaissance noire de Harlem (New York, États-Unis) que de la négritude conçue à Paris dans les années 1930, par les Antillais·es Aimé Césaire, Suzanne Césaire, Paulette Nadal, le Guyanais Léon-Gontran Damas, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor (qui va aussi parler de la « personnalité africaine »), etc. Bien avant que l’anthropologue haïtien Anténor Firmin publie De l’égalité des races (1885), une critique de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) du Français Joseph-Arthur de Gobineau (1816-1882), Blyden avait rejeté l’idée d’une infériorité naturelle des Noir·e·s stipulant par exemple, selon lui, que « The Negro is the European in embryo – in the undevelopped stage – and that when, by and by, he shall enjoy the advantages of civilisation and culture, he will become like the European [8] », grâce à la “mission civilisatrice”. À cette hiérarchisation, il opposait le parallélisme des races : « they are distinct but equal […] Each race is endowed with peculiar talents, and watchful to the last degree is the great Creator over the individuality, the freedom and independance of each. In the music of the universe each shall give a different sound, but necessary to the grand symphony [9] ».
L’éducation coloniale des Négro-Africain·e·s, la prétendue « mission civilisatrice » par les colons européens (blancs), était ainsi selon Blyden, une entreprise de dénaturation de ladite African personality émanant de la culture négro-africaine authentique/traditionnelle, d’avant les contacts directs, post-médiévaux, avec la civilisation dite européenne ou blanche. Blyden alimentait ainsi le racialisme de l’ethnologie, alors en cours d’élaboration depuis quelque temps, essentialisant les différences culturelles sous forme de déterminisme géographique, voire biologique (racial), plutôt que de procéder à une analyse historique et comparée des différentes sociétés humaines, sans les lunettes raciales et hiérarchisantes des colons. Ces lunettes, l’anthropologue, philosophe et sociologue français Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), va continuer de les porter, avec une fière allure de savant. Celui des « sociétés inférieures » (1910) et de la « mentalité primitive » (1922) [10], qui ont particulièrement marqué l’ethnologie coloniale de la première moitié du XXe siècle.
De la fin des années 1950 au mitan des années 1960, Nkrumah met l’accent sur l’African personality – en parlant parfois en termes de « génie africain » – qu’il tient à distinguer de la négritude (dont les chantres ont longtemps ignoré l’existence de l’œuvre de Blyden [11]) : « When I speak of the African genius, I mean something different from negritude […] I mean something positive, our socialist conception of society, the efficiency and validity of our traditional statecraft, our highly developed code of morals, our hospitality and our purposal energy [12] ». Une définition qui n’aurait pas, pourtant, disconvenu à la négritude senghorienne (« ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des noirs ») qui s’était abreuvée, entre autres, aux mêmes sources que Blyden, la « bibliothèque coloniale », en la transfigurant (positivement), ainsi qu’au vécu, appréhendé a-historiquement, des sociétés négro-africaines (il n’y a pas, à l’époque de Blyden, puis de la naissance de la négritude, de production ethnologique négro-africaine, à proprement parler). Pourtant, l’année précédant celle de la définition ci-dessus citée, lors du 1er congrès international des africanistes (1962) – organisé sous ses auspices à Accra –, Nkrumah, particulièrement préoccupé par une riche connaissance de l’Afrique qu’il considérait comme une condition de son émancipation, avait appelé au remplacement de l’ethnologie/anthropologie par la sociologie « qui, plus que toute autre discipline, apporte les fondements les plus solides pour une politique sociale [13] ». Certes, en s’illusionnant implicitement sur la neutralité axiologique de ladite sociologie qui était déjà riche en courants pouvant être opposés, par exemple sur le choix de leurs objets (mettant en avant tel(s) aspect (s) de la réalité sociale ou l’(les) occultant), de leurs méthodes, etc. Toutefois, il ne se privait pas de demeurer, en même temps, attaché à l’affirmation de la supposée African personality qui pourtant ne se fondait pas théoriquement/gnoséologiquement sur une sociologie de l’Afrique d’avant l’intrusion européenne. Ainsi, ladite African personality est l’un des principes de sa « philosophie et idéologie pour la décolonisation et le développement avec une référence particulière à la révolution africaine » : le consciencisme, exposé dans l’ouvrage éponyme (1964), censé combler « l’absence d’idéologie » constatée et déplorée par Fanon (« Cette Afrique à venir », 1960, in Pour la révolution africaine), contribuer à la résolution de la « crise de la connaissance » hypothéquant la « révolution africaine » selon Cabral [14].
CONSCIENCISME ET CLASSES SOCIALES
La dite idéologie, le consciencisme, dessine un horizon “socialiste”, notamment en conséquence d’une fréquentation par Nkrumah de la théorie marxiste, des activistes marxistes noir·e·s aux États-Unis et en Grande-Bretagne – à l’instar du Trinidadien Cyril Lionel Robert James –, des marxistes de la sous-région ouest-africaine. Socialiste se proclame le parti de Nkrumah, le Convention People’s Party (CPP) dans son programme : « Le Nkrumaïsme, fondé sur le socialisme scientifique, a une valeur universelle » [15]. Cependant ledit “socialisme” est néanmoins à considérer comme un syncrétisme, car le même programme parle d’« une adaptation des principes socialistes aux données africaines ». Il est question pour le théoricien du consciencisme de ré-enracinement dans la supposée tradition sociale africaine, considérée comme communaliste : « Dans la société africaine traditionnelle, en effet, aucun intérêt ne pouvait être considéré comme déterminant ; les pouvoirs législatif ou exécutif ne soutenaient les intérêts d’aucun groupe particulier. Le but suprême était le bien du peuple tout entier » [16]. Le consciencisme a donc pour but de « rendre à l’Afrique ses principes sociaux humanistes et égalitaires » (p. 96), de « reconstituer la société égalitaire » (p. 98). Néanmoins – comme cela apparaît déjà chez le théologien chrétien Blyden (manifestant un faible pour l’islam) [17] – l’Afrique va « assimiler les éléments occidentaux, musulmans et euro-chrétiens présents en Afrique et les transformer de façon à ce qu’ils s’insèrent dans la personnalité africaine. Celle-ci se définit elle-même par l’ensemble des principes humanistes sur quoi repose la société africaine traditionnelle » (idem). Ré-enracinement qu’exprimait en 1961 un des principaux dirigeants du CPP, Kofi Baako (ministre de l’Éducation et de l’Information, puis de la Défense, 1961-1966), l’un des principaux promoteurs du “nkrumaïsme” : « L’Afrique était d’ailleurs prédestinée au Nkrumaïsme : la société traditionnelle est présentée comme une société “communautaire, c’est-à-dire socialiste” (K. Baako). M. Baako ajoute : “Nous portons les vêtements de nos familles, nous mangeons ensemble et nous partageons en général avec autrui. C’est cela le socialisme et si un livre sur le socialisme devait être écrit, il l’aurait été en Afrique longtemps avant que Marx n’en ait eu l’idée” [18] », ou, un peu plus longuement : « La société africaine a toujours reposé sur la conscience des devoirs mutuels et l’individualisme n’a jamais fait partie de nos conceptions traditionnelles. L’égalitarisme et l’appartenance à une communauté ont été la base de la société africaine. Le socialisme a toujours été le trait essentiel de la société africaine, qui est fondée sur un point de vue spirituel (valeur de l’individu comme être spirituel) et un point de vue humaniste. Chaque individu est sacré et nous nous considérons tous comme ayant été créés de la même manière par le même Créateur […] Si nous sommes tous enfants de Dieu, alors étant frères et sœurs issus d’un même père, nous avons des devoirs mutuels, et la conscience du devoir de l’individu à l’égard de la société et à l’égard de tout autre être humain est la base même de tout socialisme [19] ». Nous pouvons souligner en passant que ces propos, en plus des traces de monothéisme chrétien ou musulman d’origine extra-africaine orientale, expriment une flagrante ignorance des cultures, de la vie du monde rural européen (du Moyen Âge au début du XXe siècle), assez caractéristique du culturalisme différentialiste négro-africain, maladroitement, asymétriquement comparatiste [20]. Étant en cela héritier non seulement du savoir colonial, mais aussi de l’urbanocentrisme, d’une espèce de honte moderniste à l’égard du monde rural historique européen/des cultures rurales européennes, dominant au sein de l’intelligentsia métropolitaine, européenne – ethnologues de l’ailleurs inclus·es –, se détournant généralement de la néanmoins riche production des folkloristes de l’Europe.
Certes, Le Consciencisme n’est nullement aveugle aux changements que le colonialisme a fait subir aux sociétés africaines, à l’instar du recyclage (“indirect rule”, gouvernement indirect colonial britannique), plutôt qu’une éradication, des hiérarchies traditionnelles – allant du roi à ses sujets, et à leurs esclaves –, des nouvelles hiérarchies sociales (modernes) parmi les colonisé·e·s. Ainsi, il y est question de tous ces colonisés (« cadres africains », « commerçants et négociants, des gens de loi, des médecins, des politiciens et des syndicalistes », « aussi des éléments à l’esprit féodal ») qui, bien avant l’indépendance, « formèrent quelque chose de parallèle à la bourgeoisie européenne […] une classe désormais associée au pouvoir social » (p. 87-88). Les intérêts sociaux, économiques, de ladite classe étant ainsi objectivement divergents de ceux des colonisé·e·s des autres classes sociales, les plus subalternes ; voire ils pouvaient leur être antagoniques. Malgré le changement qu’a constitué l’indépendance, cela n’avait pas été emporté avec le colonialisme (par la décolonisation).
Cependant, en dépit d’une certaine volonté de distinguer le conciencisme de la négritude senghorienne, se constate chez Nkrumah une certaine adhésion à l’idée d’une rationalité négro-africaine caractérisée par son non-antagonisme, que Senghor opposait à la supposée rationalité antagonique blanche/européenne [21] – la lutte des classes pouvant être considérée comme une de ses manifestations. Selon l’un de ses proches collaborateurs d’alors, le marxiste (ayant cessé de l’être plus tard) nigérian Samuel Ikoku, le président Nkrumah « ne tenait pas suffisamment compte du rôle des classes » [22]. Il mettait plutôt l’accent sur le peuple, la nation, dont les intérêts sont considérés comme devant finir, en période post-coloniale, par transcender ceux des classes sociales. Il est, dès lors, question dans Le Consciencisme du « soutien qu’il [le CPP] reçoit de la nation entière » qui « lui permet de songer avec réalisme à introduire des changements fondamentaux dans l’imbroglio social qu’a laissé le colonialisme » (p. 123). Le soutien de la « nation entière » fait référence au choix majoritaire/populaire (lors du référendum de janvier 1964) d’instaurer le monopartisme. La nécessité d’un régime de parti unique était justifié, entre autres, par l’idée qu’« un système parlementaire à plusieurs partis […] ne serait en réalité qu’une ruse pour perpétuer de façon sournoise la lutte inévitable entre les “nantis” et les “dépossédés” » (p. 123) – clivage considéré comme produit que sous le colonialisme. Autrement dit ce n’est pas l’existence objective de ces classes sociales – aussi embryonnaires fussent certaines d’entre elles – qui constituait un problème pour le consciencisme de Nkrumah, mais l’expression politique de leurs intérêts objectivement divergents, leur conflictualité pourtant reconnue en même temps comme « inévitable ». Le consciencisme contribuait ainsi, théoriquement, à la justification à postériori de l’instauration du monopartisme par les nouveaux États africains. Ceux-ci ayant généralement prétexté de la nécessité de préserver l’unité nationale, face à la supposée menace de dislocation nationale qu’était censée représenter la pluralité des partis politiques, supposés user et abuser du clientélisme ethnique/tribal. Bref, Nkrumah, à l’instar de ses pairs, plaquait sur la société post-coloniale la grille de lecture ethnologique d’une supposée société traditionnelle pré-coloniale, communaliste dans laquelle « aucun intérêt » n’était « considéré comme déterminant ». La gouvernance conscienciste devant ainsi revitaliser l’African personality.
Cette conception invalidant la lutte des classes dans les sociétés africaines post-coloniales était assez courante à l’époque, y compris chez celles/ceux – aussi rares soient-elles/ils parmi les élites négro-africaines et leurs ami·e·s extra-africain·e·s – qui n’adhéraient pas à quelque variante du culturalisme négro-africain (négritude, African personality, l’ « ujaama » du Tanganyikais puis Tanzanien Julius Nyerere, etc.). Il en est ainsi, par exemple, du principal conseiller économique (1957-1958) du Premier ministre Nkrumah, l’Antillais britannique noir, originaire de Sainte-Lucie, William Arthur Lewis, spécialiste de l’économie du développement – capitaliste s’entend (lauréat, plus tard, en 1979, du Prix de la Banque Royale de Suède, couramment dit Prix Nobel d’économie).
W. ARTHUR LEWIS ET L’INAPPLICABILITE DU MARXISME EN AFRIQUE
De culture politique fabienne [23], et panafricaniste, Lewis considérait, au cours de l’année ayant suivi la publication de Le Consciencisme, que « la société ouest-africaine [espace auquel appartient le Ghana] n’entre pas dans les catégories marxiennes » [24], « L’Afrique occidentale n’est absolument pas une société de classe dans l’acception marxienne » (idem) « il n’y a pas là-bas de classes sociales » (p. 20). Il allait ainsi, apparemment, au delà du président Nkrumah qui reconnaissait néanmoins leur existence, de façon assez imprécise certes, tout en évacuant leur conflictualité (couramment considérée comme consubstantielle), prônant sa caducité après l’indépendance. Ce qui revient généralement à vouloir voiler la conflictualité, en faveur de la classe dominante. Et Lewis précisait que « Cela veut dire, non pas que la théorie marxienne soit fausse, mais que vraie ou fausse, elle ne s’applique pas à l’Afrique occidentale, et c’est un fait d’une importance énorme » (ibidem), « on essaie d’importer cette philosophie en Afrique occidentale, elle s’y révèle en grande partie inapplicable » (idem). Cette prétendue inapplicabilité du marxisme en Afrique ou son statut d’“idéologie importée” (exprimée aussi dans les rangs du CPP au pouvoir, malgré l’adhésion au « socialisme scientifique » proclamée dans son programme), relevait, comme dit précédemment, d’un sens commun politico-intellectuel pendant les années 1960, voire jusqu’à la décennie suivante. Cela à partir d’une compréhension de la « théorie marxienne » – l’usage de « marxien » dans l’ouvrage de Lewis ne relève pas de la distinction, assez courante en marxologie, avec “marxiste”, le premier censé renvoyer au texte de Marx, le second aux textes et pratiques de celles et ceux qui se réclament de lui/sa pensée (à commencer par Engels), non sans connotation péjorative – qui est évidemment problématique, plutôt simpliste, mécaniste, voire relevant comme du « ouï-dire [25] ».
En effet, la « théorie marxienne » est évoquée par Lewis dans un sens dont le rejet par Marx lui-même pouvait être connu, à l’époque, au sein de l’intelligentsia africaine ou panafricaniste. Par exemple, l’économiste et dirigeant politique sénégalais, Mamadou Dia [26], un socialisant non communiste, se disant même « marxiste sans l’athéisme [27] » (car musulman), faisait déjà référence, au cours des années 1950 [28], à la correspondance de Marx relative au sens de la dernière phrase du chapitre XXVI de la première édition du livre 1 de Le Capital (« Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement [que celui de l’Angleterre], bien que selon le milieu il change de couleur locale, ou se resserre dans un cercle plus étroit, ou présente un caractère moins fortement prononcé, ou suive un ordre de succession différent »). Dans une des lettres – auxquelles se réfère Mamadou Dia – adressée à Nikolaï Mikhailovski (1877), Marx avait précisé, à propos de cette phrase – concernant l’Europe occidentale, même pas toute l’Europe, et surtout pas le monde entier – qu’il ne s’agissait pas d’« une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés » ou « une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être supra-historique ». Il l’illustra par la suite, de façon plus précise, en réponse à une question de la populiste russe Vera Zassoulitch (1881), relative à la phrase de Marx, concernant la Russie dont le développement était assez différent de celui de l’Angleterre, des pays d’Europe occidentale : « en Russie grâce à une combinaison de circonstances unique, la commune rurale, encore établie sur une échelle nationale, peut graduellement se dégager de ses caractères primitifs et se développer directement comme élément de la production collective sur une échelle nationale » ou « cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie » [29]. Autrement dit, il ne s’agissait nullement d’ajuster la réalité russe d’alors à une sorte de lit de Procuste [30] marxiste qui consisterait en une soumission de la réalité russe aux différentes étapes par lesquelles s’était développé le capitalisme en Angleterre. Ce qui aurait plutôt relevé de la conception traditionnelle de la méthode (à laquelle n’adhéraient pas Marx et Engels) considérée comme un “outil” extérieur à l’objet ; tradition allant du philosophe grec antique Aristote au philosophe des Lumières, Emmanuel Kant, et à laquelle s’était opposé Hegel en définissant la méthode comme la structure du tout exposée dans son essentialité même (la dialectique). Le tout en question étant, selon lui, l’Esprit/Idée/la Raison en mouvement. Une conception de la méthode reprise de façon critique par ses disciples Engels et Marx, l’ayant traduite de façon matérialiste (la dialectique dite matérialiste ou de la totalité concrète), en rejetant l’Esprit ou la Raison comme principe de l’histoire, en considérant plutôt les humains « comme les auteurs et acteurs de leur propre drame […] comme les acteurs et les auteurs de leur propre histoire » (Marx, Misère de la philosophie, 1847). Il s’agissait ainsi, selon Marx, concernant la Russie, de partir de la dynamique de la société russe, comme formation sociale précise, distincte et articulée à d’autres, déjà embarquée dans l’histoire du capitalisme mais bien différemment de l’Angleterre, de la France, de la Hollande, etc. – où n’existaient plus, au XIXe siècle, les propriétés communales, les communs, dont on reparle abondamment depuis quelques années –, et des possibilités qu’offrait son état réel : la coexistence dans ce pays de « tous les degrés du développement social […] depuis la commune primitive jusqu’à la grande industrie et à la haute finance moderne » considérée par Engels, cette fois-ci, dans une lettre (avril 1885) à la même Zassoulitch, comme ce qui allait rythmer et déterminer la nature d’une éventuelle révolution en Russie. La « théorie marxienne » consistant ici non pas à se soumettre la réalité, mais à déterminer le possible souhaité à partir de la compréhension de la réalité comme totalité dynamique et complexe. Ce qui faisait dire à Lukacs, concernant une supposée orthodoxie marxiste : « Le marxisme orthodoxe ne signifie donc pas une adhésion sans critique aux résultats de la recherche de Marx, ne signifie pas une “foi” en une thèse ou en une autre, ni l’exégèse d’un livre “sacré”. L’orthodoxie en matière de marxisme se réfère bien au contraire et exclusivement à la méthode [31] ». Sans, en même temps, du fait de l’historicité, de la dynamique du réel, de la totalité concrète, que soit fixée une orthodoxie dialectique du type “diamat” stalinien. Ainsi, la « distension » du marxisme, à laquelle Fanon invite dans un passage assez célèbre de Les damnés de la terre – concernant l’analyse du problème colonial (« les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial ») –, et que nombreux présentent encore comme une originalité fanonienne, avait déjà été pratiquée par Marx et Engels dans leurs réponses à Zassoulitch.
Autrement dit, considérée ainsi non pas comme « supra-historique » ou « philosophico-historique », il ne saurait être question d’inapplicabilité de la « théorie marxienne » dans les sociétés africaines, en général, ouest-africaines en l’occurrence, alors nouvellement sorties du joug colonial direct. Celui-ci, faut-il le rappeler, a succédé à un plus long embarquement, différencié, dans l’odyssée du capital, la genèse du capitalisme, la constitution du capitalisme historique, à partir de la traite Atlantique, aussi bien que par l’esclavage dans les îles africaines de l’océan Indien, voire l’escale du Cap de Bonne espérance sur la route des Indes orientales. Processus, de la traite à la colonisation, au cours duquel ont été produites certaines des dites « données africaines », « spécificités africaines », ont été inventées certaines « traditions africaines ».
Les sociétés coloniales d’Afrique, tout comme celles post-coloniales d’alors sont ainsi déjà marquées par le mouvement du capital, mais différemment, évidemment, des sociétés ouest-européennes, nord-américaines, asiatiques, desdites latino-américaines, avec aussi des différences entre sociétés africaines (dans leur rapports au capital), comme il en existe aussi ordinairement entre les sociétés d’un même continent, les régions d’un même pays. Identité et différences donc dans la structuration des sociétés par le capital. Comme l’exprime d’ailleurs Lewis, en s’attachant aux faits.
W. A. LEWIS : DE L’IDEOLOGIE A LA REALITE
En effet, malgré la supposée inapplicabilité, Lewis constatait néanmoins l’effectivité dans les sociétés ouest-africaines post-coloniales de certaines catégories couramment considérées comme marxistes. Ainsi, indique t-il que « la possession du sol ne pose pas de problème politique. Le capitalisme non plus. Il n’y a dans cette partie du monde qu’une poignée de capitalistes, dont les plus gros sont des sociétés étrangères. Le pourcentage des salariés est insignifiant et, dans presque tous les États, le gouvernement est le plus gros employeur de main d’œuvre » (p. 19), « la bourgeoisie est véritablement importante au Ghana et encore plus au Nigeria. Là où elle existe, elle tend à s’allier avec les chefs et à s’attirer l’hostilité des éléments plus radicaux » (p. 23) [32] . Existence de la propriété privée de la terre, de capitalistes (étrangers et autochtones), du salariat, d’alliances entre fractions autochtones socialement dominantes, inimitié ou conflictualité entre groupes/classes sociales, comme cela existait déjà généralement partout ailleurs, en ces années 1960. Mais, avec des particularités, exprimant, par exemple, leur structuration sociale ou leurs degrés de développement au moment des intrusions européennes et ce qui a découlé de celles-ci, selon les degrés de résistance ou/et de la soumission/collaboration. Ainsi, selon le non marxiste, voire l’anti-marxiste Lewis, « S’il n’y a pas une classe de possesseurs des moyens de production qui monopolisent le pouvoir politique, en revanche la société y est divisée à la fois verticalement et horizontalement » (p. 20).
L’horizontalité renvoie à la distinction par « la tribu, la langue, l’habitat, ou tout autre différence pouvant créer une solidarité de groupe ». Quant à la verticalité, « avant l’arrivée des Britanniques et des Français, la plus ancienne division verticale était entre chefs et anciens d’une part, et membres de la tribu de l’autre ». Tout cela fut restructuré par l’autorité coloniale selon ses intérêts, en transformant, en général, – malgré d’héroïques résistances, finalement vaincues, généralement – les « chefs et anciens », y trouvant leurs intérêts, en collaborateurs (surtout sous la forme de l’“indirect rule”, dont on trouve aussi une variante dans les colonies françaises, voire dans la « colonisation portugaise “ultra-directe” » selon Michel Cahen), sans lesquels l’administration coloniale n’aurait pas été efficace, auxquels se sont joints à partir d’un moment des « politiciens » indigènes, “modernes” ou “évolués”. Il y a, par ailleurs, dans la nouvelle verticalité, « la nouvelle “bourgeoisie”, composée de commerçants, fermiers, membres de professions libérales et autres personnes instruites. Cette classe est très peu nombreuse […] Cette nouvelle bourgeoisie composée de commerçants, de riches fermiers et de gens instruits de formation secondaire ou supérieure, sans avoir d’homogénéité politique, est unie par une assez grande solidarité » (p. 23).
Autrement dit, il existe une conscience de classe, certes dans le contexte de l’héritage de la « situation coloniale » (Georges Balandier, 1951), avec ses hiérarchies sociales pouvant être marquées par la démographie impériale, ladite conscience de classe peut être aussi marquée par le fractionnement ethno-national. Ainsi la concurrence, interne à la classe, entre les autochtones et ceux qui, arrivés sous le colonialisme, sont demeurés après les indépendances : la concurrence avec les « Syriens, Libanais, Indiens, Européens », les « petits commerçants africains à qui des concurrents libanais ou africains des autres parties du continent mènent la vie dure ». Avec pour conséquence en certains pays, selon Frantz Fanon : « Du nationalisme nous sommes passés à l’ultra-nationalisme, au chauvinisme, au racisme » (Les damnés de la terre) Comme autre expression de la verticalité, il y a les « mécontents […] plus nombreux que les bourgeois », mais constituant aussi une « petite minorité », par rapport à « la grande masse du peuple […] constituée par les paysans qui vivent de la terre et n’accordent à la politique qu’une attention marginale ». Participent de ces « mécontents », non seulement des petits commerçants, mais aussi des jeunes diplômés de l’enseignement primaire en quête d’emploi, les instituteurs se considérant mal rémunérés, des salariés en attente d’une augmentation des salaires, des « fermiers qui réclament des prix plus élevés », des syndicalistes, etc. Des manifestations de la conscience de classe, contrairement à ce que laissait entendre l’un des premiers articles de référence concernant la question de l’existence ou non des classes sociales en Afrique post-coloniale, par l’africaniste français Jacques Binet, selon lequel était inexistante la conscience de classe en Afrique dite noire (réduite aux ex-AEF et AOF) [33]. Ce, malgré l’existence des syndicats à l’instar de celui des planteurs africains en Côte d’Ivoire coloniale (dirigé par Félix Houphouët-Boigny) qui en s’opposant au travail forcé des indigènes, comme privilège accordé aux planteurs blancs, revendiquait, en tant que fraction indigène des gros planteurs (bourgeoisie agraire/paysannerie riche), un droit égalitaire à l’exploitation de la main d’œuvre agricole indigène. Quant au syndicalisme des travailleurs, on en trouve les premières traces – hors Afrique du Sud – dès la deuxième décennie du 20e siècle, même s’il ne va être légalisé par les États coloniaux qu’à partir des années 1930 et se développer surtout à partir des années 1940 [34]]. Certes, avec une « conscience trade-unioniste » généralement dépourvue de « conscience social-démocrate » ou socialiste/communiste, selon la distinction léninienne (Que faire ?, 1902). Mais non sans jouer un rôle dans l’essor du nationalisme anticolonial, avec « deux tendances assez nettes. L’une conduit à exiger une égalité de traitement avec les Européens et l’accession aux mêmes droits. L’autre consiste à exiger plus directement la reconnaissance de droits propres aux Africains, indépendamment de la situation des Blancs, ou plus exactement contre la situation qui découle de la présence dominatrice des Européens.
Les deux tendances ne sont d’ailleurs pas contradictoires, car la première peut mener à la seconde. Traduites en langage politique, elles signifient que la revendication de l’égalité de traitement conduit à la revendication d’indépendance [35] ». Par ironie de l’histoire, ces revendications ne vont plus être soutenues quelques années plus tard, en période post-coloniale par des leaders nationalistes devenus chefs d’État. Par exemple, à la fin des années 1950, au début du post-colonial ghanéen, « Nkrumah très désireux maintenant de montrer que le Ghana offrait de bonnes conditions pour l’investissement extérieur, se rangea du côté de la Chambre des Mines pour combattre les militants syndicaux […] Nkrumah s’évertuait à persuader les mineurs de ce que “leurs anciens rôles de lutteurs contre les capitalistes était passé de mode” et qu’ils devaient maintenant “inculquer à nos travailleurs l’amour du travail et de la croissance” […] « Comme Sékou Touré [ancien dirigeant syndical] au même moment, Nkrumah témoigna de peu d’intérêt pour les travailleurs en tant que tels, pour l’égalité des salaires entre races, pour leur longue lutte en faveur des conditions décentes de vie et de la reconnaissance qu’ils demandaient, comme d’autres groupes de la société, vis-à-vis de leurs droits à s’organiser pour leur propre défense [36] »
Il s’avère ainsi que l’idée de la non pertinence du marxisme ou qu’il soit « en grande partie inapplicable » relève chez Lewis du choix idéologique, plutôt que d’une supposée neutralité axiologique sous-entendue dans le propos, cité plus haut, sur la fausseté ou non du marxisme. Car il y a finalement une certaine reconnaissance de l’existence des classes sociales. Certes, elles sont autrement configurées que dans la représentation courante des sociétés capitalistes, réduites à celles du capitalisme dit développé. Reconnaître l’existence des classes sociales revient à reconnaître celle, consubstantielle, de la lutte entre elles. Il est évident que, pour son accumulation, la croissance de son profit, le capital dans sa diversité (d’origines nationales) indiquée par Lewis, est condamné à mener la lutte de classe, contre la classe dont l’exploitation, l’extorsion de la plus-value, produit et reproduit l’enrichissement des capitalistes, au Ghana post-colonial comme partout ailleurs, grâce aussi à la législation. En fait, le problème ici est celui que Lewis ne pose pas comme tel, de l’articulation de la lutte contre les verticalités de classe et nationale/ethnique (particularismes existant non seulement dans les colonies entre travailleurs européens et indigènes/africains, mais aussi, par exemple, aux États-Unis entre force de travail blanche d’un côté et celle latina et noire de l’autre, au Japon entre force de travail japonaise et celle des “coréens-au-Japon”, etc.) ainsi que d’autres n’ayant pas attiré son attention, à l’instar de celle entre les genres que le capitalisme colonial avait recyclée et léguée, aussi comme arrière-plan de l’exploitation de la force de travail salariée, participant à la reproduction de celle-ci. Par exemple, dit-il, parmi les « mécontents » il y a les « citoyens qui n’admettent pas l’autorité des chefs » (Lewis, p. 24), c’est-à-dire qui considèrent que les intérêts des chefferies traditionnelles (“ethniques”/“nationales”) – en général, complices du pouvoir colonial, puis un composant de l’ordre néo-colonial, y compris dans les oppositions manifestant plus d’allégeance à l’égard des puissances impérialistes – ne sont pas les leurs, malgré une commune appartenance tribale/ethnique/nationale. Lesdits intérêts étaient déterminants ou prétendaient à l’être, aux dépens de ceux des autres membres (les « mécontents ») de la tribu/ethnie/nation. Penser à une articulation des différentes appartenances sociales, des formes de conscience sociale, complexes, voire ambiguës [37], Paris, Karthala/ORSTOM, 1987. ]], a été exclu par cet économiste “socialiste” fabien. Ce qui est généralement une acceptation implicite de la domination de classe bourgeoise.
Ainsi, cette allergie s’explique aussi par la contribution de l’ouvrage à la guerre froide, sous les auspices du Congrès pour la liberté de la culture (s’étant avéré, par la suite, créé et entretenu discrètement par l’états-unienne CIA, pour la défense du “monde libre”, c’est-à-dire du “camp” capitaliste [38]), comme l’indique Lewis dans l’« Avant-propos » de l’ouvrage : « en juillet 1964, il [le Congrès pour La liberté de la culture] a réuni à King’s College, Cambridge, une douzaine de spécialistes de l’Afrique occidentale d’après l’indépendance, à qui j’ai soumis un premier jet de ces conférences et qui ont passé trois jours autour d’une table à les critiquer. La moitié environ d’entre eux ont accepté ma thèse fondamentale, les autres étant d’un avis différent, ce qui nous a permis d’avoir un échange de vues très profitable qui m’a conduit à une trentaine d’amendements, d’importance diverse » [39]. Ce qui n’était pas le cas de Le Consciencisme qui, en dépit de la frayeur anticommuniste davantage suscitée dans certains milieux par l’accentuation des relations de l’État ghanéen avec les États dits socialistes, par exemple, relevait encore de la croyance de Nkrumah au non-alignement concernant la guerre dite froide. En effet, si la Yougoslavie co-fondatrice du mouvement des États non-alignés, à Belgrade, en 1961, était dirigée par le Parti communiste de Josip Broz dit Tito, le Ghana de Nkrumah, comme l’Égypte de Gamal Abdel Nasser, l’Inde de Jawaharlal Nehru, autres co-fondatrices dudit mouvement, n’étaient pas communistes.
Jean Nanga
A suivre : parties II et III.