En ce début d’été 2020, les espoirs nés de l’insurrection, qui a commencé le 17 octobre et a réussi à faire tomber un gouvernement, sont déjà loin. Le système politique, fondé sur un confessionnalisme clientéliste et maffieux, s’accroche. Un gouvernement fantoche a remplacé le précédent. La jeunesse libanaise – la propre fille de l’écrivain –, si viscéralement attachée à son pays, ne pense désormais plus qu’à partir. « Le régime souhaite la chute du peuple », résume un graffiti dans la rue au nom de ceux qui ont tant cru à la révolution et dont les rêves ont été, une fois de plus, trahis.
Les vies intimes sont rongées. Nayla, la femme de Majdalani, psychothérapeute, le constate tous les jours dans son cabinet et craint elle-même de perdre pied. Elle aussi se met à écrire pour tenter de comprendre ce qui lui arrive. « J’ai du mal à le dire, à l’écrire… Mais il s’agit de ce pays qui agonise, qui dépérit, il s’agit du deuil de tout ce que nous avons fait, de la splendeur de nos vies passées, de ce dont nous avons rêvé. Il s’agit de la peur de ces déchéances à venir, de la perte de notre dignité », rapporte-t-elle dans un journal en forme d’autothérapie que Majdalani intègre à son propre récit.
Beyrouth 2020, ce sont ces boutiques qui ferment les unes après les autres, les entreprises qui licencient, des vagues de suicides. Ce sont les réfugiés syriens qui mendient à presque chaque coin de rue et le Covid-19 qui rôde. « Cela ressemble à un deuil, un deuil feutré, presque en sourdine, répétitif, épuisant », insiste Majdalani, qui se souvient, par bribes, des « splendeurs passées » du pays.
Au chevet du pays à l’agonie, qui célèbre ses 100 ans cette année, il rappelle les grandes heures d’un Liban autrefois considéré comme « la Suisse du Moyen-Orient », prisé pour sa vie nocturne et culturelle, ses clubs et ses stations de ski si proches de la mer. Il convoque l’insouciance d’avant la guerre civile et l’ivresse de vivre qui l’a suivie dans les années 1990, des années aussi marquées par tous les excès de la spéculation immobilière et la destruction monstrueuse de l’environnement.
« Nous étions comme les habitants qui vivent au pied d’un volcan, qui cultivent leurs terres si fertiles, travaillent à s’enrichir, passent du bon temps en entendant les rugissements réguliers depuis les entrailles de la terre et les tremblements sous leurs pieds mais n’en ont cure, haussent les épaules, prétendent que cela a toujours été comme ça et que cela le sera encore longtemps. Jusqu’au jour où tout est emporté. »
Le volcan prendra la forme d’un énorme champignon de fumée, un souffle causé par l’explosion de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium abandonnées dans le port qui, le 4 août 2020, éventrera Beyrouth. Le journal, un temps arrêté, reprend, avec une écriture marquée par l’urgence. Il n’y a plus de place pour la nostalgie : on compte les amis blessés ou morts, les appartements détruits. On court les services d’urgences.
La ville se gonfle d’une foule nouvelle. « Jamais, depuis le début de l’insurrection d’octobre passé, un tel mouvement spontané n’avait poussé tant de monde dans les rues, et jamais des rues sinistrées n’avaient été aussi encombrées, envahies par une marée de gens portant balais, pelles, masques, casques, offrant boisson et nourriture comme une rage de s’occuper, de refuser de laisser abattre, dans une sorte de liesse du désespoir […], comme la preuve que nous ne sommes pas à genoux. »
Un peuple debout dans les ruines. Des pelles à la main, encore une fois.
Lucie Delaporte
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