Sommaire d’ensemble :
• Introduction
• Un carrefour d’influences historiques
• XXe siècle, guerres et révolutions modernes (I)
• XXe siècle, guerres et révolutions modernes (II)
• Géopolitique contemporaine : l’Asie du Sud-Est dans la mondialisation capitaliste
• La crise écologique et les catastrophes humanitaires
• L’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est
• Des régimes de plus en plus autoritaires
• Dynamiques religieuses et culturelles
Ce chapitre ne traite pas de théologie ou de spiritualité religieuse. Il concerne pour l’essentiel la période contemporaine et non pas l’histoire des religions. Notons simplement que les religions dont nous parlons ici ont connu des périodes d’ouverture et de fermeture, de (relative) tolérance et d’intolérance. Il n’y a pas d’un côté celles qui seraient intrinsèquement démocratiques et pacifistes et, de l’autre, celles qui seraient intrinsèquement totalitaires et guerrières.
Ce chapitre traite avant tout de la façon dont les courants religieux agissent – avec la difficulté propre à l’Asie du Sud-Est : sa très grande diversité. Il est organisé selon des « sphères » culturelles, sachant que toute communauté possède des identités multiples (sociales, ethniques, nationales, culturelles…). Les mouvements se définissent et opèrent en référence aux traditions historiques propres à leurs sociétés, ils en portent la marque. Cependant, ces traditions (y compris religieuses) ne déterminent pas leurs orientations. En règle générale, il existe, dans un même pays et une même période, une pluralité de courants qui se réclament d’une même religion, mais présentent des orientations différentes, voire opposées. La religion ne détermine pas la politique, des autorités religieuses le font.
Les conflits religieux renvoient généralement à des enjeux très matériels (contrôle de territoires, de ressources, de centres de pouvoir…). Certains courants religieux n’ont pas d’ambitions universalistes (mais peuvent être conquérant dans leur aire de référence), d’autres si. La réussite de ces derniers se comprend difficilement si on ne prend pas en compte leurs ressources matérielles : puissance marchande et militaire, colonisation, pétrodollars... Au sein même des religions universalistes, il existe des courants agressivement prosélytes et d’autres qui s’y opposent.
Durant la période contemporaine, deux grands facteurs (au moins) ont modifié la dynamique des courants religieux :
• La défaite internationale subie par la gauche dite radicale et les mouvements de libération dans les années 1980-1990 (ainsi que l’expérience stalinienne) a affaibli le dynamisme des courants progressistes, vivaces dans années 1960-1970.
• La mondialisation néolibérale a miné les cadres collectifs de citoyenneté au profit d’identités excluantes, favorisant l’expansion de fondamentalismes (qui existaient préalablement).
Christianisme
Les Philippines sont le seul pays d’Asie du Sud-Est majoritairement chrétien (à 90 %, dont 80 % catholiques). Héritier de la colonisation espagnole, le catholicisme est placé sous l’autorité du Vatican ; mais la naissance d’églises catholiques se disant indépendantes, « philippines », remonte à la fin du XIXe, avec la formation d’un clergé nationaliste à l’approche de la révolution anticoloniale de 1998. Puis la colonisation états-unienne a facilité le développement d’églises protestantes et évangéliques. De nombreux ordres religieux (congrégations de moines…), souvent d’origine européenne, sont depuis longtemps présents dans l’archipel.
Sous la dictature de Ferdinand Marcos (1972-1986), un fort courant progressiste a pris forme au sein des églises catholiques (incluant des évêques) et protestantes. Des prêtres et religieuses ont fondé les Chrétiens pour la libération nationale, rejoignant dans la clandestinité le Front démocratique national et la lutte armée (dirigée par le PCP). Ils ont promu une « théologie de la lutte », équivalent philippin de la théologie de la libération latino-américaine, dont le père Ed dela Torre a été la figure la plus connue. Par ailleurs, une théologienne, la sœur Mary-John Mananzan, a inscrit cet engagement auprès des pauvres dans un combat féministe.
L’Eglise catholique n’a pas condamné la dictature Marcos et la majorité des évêques est restée liés aux élites, mais elle a – ainsi que des ordres religieux – protégé des militant.es menacé.es par la dictature. Les polarisations politico-religieuses ont pris des formes parfois extrêmes, les militaires utilisant la religion et des croyances locales (protection par amulettes) pour créer des groupes armés anticommunistes semant la terreur en mutilant leurs victimes.
La Constitution des Philippines garantit en principe la séparation de l’Etat et de l’Eglise, ainsi que la liberté de culte. Dans les faits, cette séparation est incomplète. Le divorce n’est pas légalement reconnu, l’avortement est criminalisé. Des campagnes de prévention en matière de santé (l’usage du préservatif notamment) sont très difficiles à mener. La gauche politique hésite à dénoncer l’influence de l’Eglise, car elle peut protéger de la répression, une « timidité » que dénoncent divers mouvements féministes.
Un homme se recueille dans l’église de Simala, Philippine @Adam Cohn (CC BY-NC-ND 2.0) [1]
Il n’y a pas actuellement, aux Philippines, de développement significatif de courants chrétiens d’extrême droite à l’image de ce qui se passe en Amérique latine (notamment au Brésil). Certaines églises entrent certes en politique, mais elles le font dans le cadre du système « clientéliste » dominant. L’Eglise du Christ (Iglesia ni Cristo, catholique indépendante), par exemple, commande le vote de ses quelque 2 millions de membres, très discipliné.es – et grâce à cela négocie des positions d’influence à l’occasion des élections.
Les groupes évangélistes, pentecôtistes, ou catholiques charismatiques se sont multipliés, dont bon nombre soutiennent Rodrigo Duterte, notamment dans l’immigration philippine en Europe. En revanche, l’Eglise catholique « officielle » entretient des rapports très tendus avec ce dernier qui la dénonce de façon récurrente (la côte de popularité du président n’en reste pas moins fort haute dans ce pays censé être très religieux). Il manque au régime un réseau d’organisations civiles locales, mobilisables selon les besoins. Il peut chercher à le constituer en faisant appel à des mouvements religieux, en s’inspirant d’exemples latino-américains. L’avenir est incertain.
En Indonésie, les chrétien.nes seraient 10 %, en majorité protestant.es. Après l’indépendance, Soekarno avait promu les cinq principes des pancasila, à la fois sociaux et théistes (une manière de reconnaître l’existence du fait religieux sans favoriser une religion d’Etat [2]). Sous la dictature anticommuniste de Suharto, il est devenu interdit ( ! ) d’être athée (tout athée étant suspect d’être marxiste) – une interdiction qui n’a été levée qu’en 2015, l’usage d’un vocabulaire « marxiste » restant criminalisable.
L’Indonésie a connu de virulents conflits prenant souvent un caractère à la fois ethnique et religieux dans certains des territoires, iles et provinces où vivent des communautés chrétiennes… Bien entendu, les exemples de « bonne entente » existent aussi. Les causes d’un conflit local peuvent être multiples, souvent ponctuellement liées à des mouvements migratoires et à la défense d’un territoire. Cependant, des facteurs généraux opèrent en arrière-plan comme l’héritage de la dictature de Suharto et les effets dévastateurs des réformes imposées par le FMI en 1997-98.
L’Indonésie connaît aujourd’hui une montée spectaculaire du fondamentalisme musulman, mais aussi, pour une part en réaction, d’un fondamentalisme chrétien. Il est le fait, depuis les années 1970, d’évangélismes prosélytes comme l’Église de Béthanie ou la congrégation du Carmel. Les Témoins de Jéhovah interviennent aussi.
Plus que les Philippines, l’Indonésie offre donc des exemples de « radicalisation » chrétienne. Ces développements inquiètent les Églises établies. La Conférence épiscopale (catholique) et le Conseil indonésien des Églises (protestantes, PGI), se plaignent des provocations orchestrées par les sectes et craignent leur impact sur l’opinion. [3]
Islam
La grande majorité des musulman.nes vivent en Asie du Sud (Pakistan, Bangladesh et même Inde) et en Asie du Sud-Est : l’Indonésie, la Malaisie, le sud de la Thaïlande et des Philippines. Le développement de l’islam s’est fait progressivement sans laisser dans les mémoires de traumatisme « colonial » (à la différence du christianisme) ; il correspond dans une large mesure au peuplement malais.
Arrivé plus tardivement que d’autres religions, l’islam s’est intégré aux cultures locales. Cependant, aujourd’hui, les centres d’autorité religieuse se trouvent au Moyen-Orient, dans la péninsule arabique et en Iran. [4]
Indonésie
Ce conflit entre l’intégration originelle de l’islam dans les cultures locales et l’imposition de normes en provenance tout particulièrement de l’Arabie saoudite est très sensible en Indonésie. La grande association musulmane Nahdlatul Ulama (NU) s’inscrivait dans la tradition syncrétique de l’islam abangan [traditionnel] et non santri [orthodoxe]. Abdurrahman Wahid, dit Gus Dur, qui la dirigeait, priait en référence à la reine de la Mer, Nyai Roro Kidul, qui appartient au folklore javanais, et buvait de l’alcool. Il n’y avait pas un corpus de textes imposant une orthodoxie. La NU a dû accepter le caractère laïque (séculier) de l’Etat. Sur le plan religieux, elle était très tolérante – il n’en allait pas nécessairement de même sur le plan politique : ses milices ont joué un rôle important dans les massacres anticommunistes de 1965.
Un groupe de femmes participe à des discussions sur la constuction de la paix en Indonésie depuis leurs communautés musulmanes @UN Women (CC BY-NC-ND 2.0) [5]
Le régime instauré après l’indépendance reconnaissait le pluralisme religieux (se référant officiellement à l’islam, au christianisme, à l’hindouisme, au bouddhisme et au confucianisme). Le Parti communiste indonésien (PKI) était au gouvernement et était lui-même issu de l’évolution d’un pan d’une organisation de masse à référence religieuse, le Sarekat Islam (l’Union islamique).
Dans le nouveau contexte politique – indonésien et mondial – l’islam dit orthodoxe, strictement codifié, s’impose. Mouvement structuré, la NU garde certes son identité propre, mais s’adapte à la montée du conservatisme religieux. L’influence des courants islamistes radicaux est devenue considérable. Ils exercent une pression constante pour faire disparaître de l’espace public tout ce qui n’est pas, à leurs yeux, « musulman » [6].
Philippines.
Des années 1970 à aujourd’hui, la question de la reconnaissance des droits des populations musulmanes dans le sud de l’archipel n’a cessé de se poser. Les mouvements « moros » qui ont combattu pour l’indépendance ou l’autonomie se sont diversifiés. Cette diversification exprime à la fois l’évolution de la conjoncture nationale et aux changements de période sur le plan international.
La lutte armée a repris forme au début des années 70 sous la dictature Marcos. Le terme de « moro » (maures) a été forgé pour doter d’une identité commune cette population composée de 13 groupes ethnolinguistiques distincts qui ne partagent ni le même territoire ni la même langue.
La résistance moro a connu de nombreux clivages [7]. Dans les années 1970-1980, elle était à dominante ethnonationaliste, laïc, de gauche avec pour principale organisation le Front de libération national moro (MNLF dans son sigle anglais), fondé en 1969 et dirigé par Nur Misuari. La Lybie lui assurait soutien politique et logistique (à l’époque, Khadafi apparaissait comme une figure anti-impérialiste). Il appelait à la création d’une République Bangsamoro [8] indépendante. Des accords de paix ont été signé avec le gouvernement en 1976 et 1996, accordant une autonomie régionale, mais leur mise en œuvre s’est heurtée aux manœuvres du régime philippin.
Le Front de libération islamique moro (MILF) est né en 1977 d’une scission du MNLF dirigée par Salamat Hashim (mort en 2003), un religieux. Le glissement sémantique de l’adjectif « national » à « islamique » a évidemment du sens, cependant Hashim n’était pas djihadiste.
La guerre d’Afghanistan contre l’occupation soviétique, soutenue par les Etats-Unis, a été le creuset international du djihadisme. Le MILF a ainsi établi des contacts avec la mouvance djihadistes. Le groupe Abu Sayyaf, mêlant extrémisme religieux et kidnapping crapuleux, s’est constitué en 1991. Des années 1990 au début des années 2000, un courant islamiste radical, djihadiste et terroriste, s’est donc développé, provoquant un débat au sein de la direction du MILF. Ce dernier a finalement rompu avec les djihadistes, les expulsant de ses camps, pour normaliser ses rapports avec les Etats-Unis.
Le mouvement moro a connu à partir de 2007 deux développements majeurs et opposés :
— D’une part, le MILF s’est engagé à son tour dans de longues négociations de paix avec le gouvernement philippin débouchant, après bien des échecs, sur la signature d’un accord préparant la création d’une nouvelle entité Bangsamoro qui sera dotée d’importants pouvoirs et ressources financières. De même que le MNLF, le MILF est dirigé par de riches familles commerçantes opérant dans l’ensemble de l’archipel. La religion ne doit pas faire obstacle aux affaires pour peu que Manille cesse d’attiser les conflits à des fins politiques internes.
— D’autre part, en lien avec l’Etat islamique, de nouvelles organisations djihadiste, très agressives, se sont constituées et ont engagé en 2017 une bataille frontale avec le gouvernement à Marawi, la capitale symbolique des Moros. La guerre a été subie et non pas soutenue par la population locale qui a fuit en masse les combats (quelque 700.000 réfugié.es). Bien que majoritairement wahhabite (une version très rigoriste de l’islam promue par l’Arabie saoudite), elle ne se reconnaissait pas dans les organisations djihadistes.
Cependant, la pauvreté et la décomposition sociale offrent un terreau favorable à l’extrémisme religieux. La « radicalisation » fondamentaliste reste minoritaire, mais ne va probablement pas disparaître.
Les lois islamiques (charia). La question des « lois islamiques », des droits des musulman.nes et des autres communautés se pose partout où l’islam est religion dominante. Précisons qu’il n’y a pas un code juridique islamique de référence (« la » charia), mais des interprétations juridiques (et politiques) des textes religieux. Une logique de surenchère est à l’œuvre, notamment à Aceh, qui possède une sorte d’indépendance de fait en Indonésie, tendant à imposer la séparation des sexes en dehors des lieux de résidence, au restaurant par exemple (sauf pour les membres d’une même famille).
En Malaisie, l’Islam est religion d’Etat, mais la Constitution fédérale stipule que la libre pratique des autres religions doit être garantie. Il y a un double système juridique, l’un relevant du droit commun et l’autre de la loi islamique. Ce dernier ne concerne que la population musulmane (majoritaire) et seulement certaines questions : mariage, héritage, condamnation de la conversion et de l’apostasie. En pratique, cela implique que les femmes musulmanes ont moins de droits que les autres. [9] Des Etats où dominent des partis religieux tentent d’imposer des conceptions drastiques de la charia allant bien au-delà des lois fédérales (obligation du port du voile au travail pour toutes les femmes, châtiments corporels aggravés…).
L’organisation Sisters in Islam (Sœurs en Islam) veut promouvoir une compréhension de cette religion qui reconnait les principes de justice, égalité, liberté et dignité au sein d’un Etat nation démocratique [10]. Cela implique nécessairement une lecture historique du Coran : le mariage à 14 ans n’avait pas le même sens au VIIe siècle et aujourd’hui. La montée des courants conservateurs s’appuie au contraire sur une lecture littéraliste (donc fausse) des textes religieux. Tout dialogue devient alors impossible.
Hindouisme
La culture hindoue est très prégnante en Thaïlande bouddhiste ; mais c’est en Malaisie que vit la plus grosse communauté indienne (8 % de la population), en majorité hindoue. Jusqu’à récemment, le régime indien ne s’intéressait pas particulièrement à elle.
Aujourd’hui cependant, le Premier ministre Narendra Modi et l’organisation d’extrême droite RSS promeuvent une conception identitaire de l’hindouïté, de l’hindutva, un nationalisme au contenu culturel essentialiste, rompant avec les conceptions laïques de l’Etat indien.
Il cherche à organiser dans cette perspective la diaspora indienne, ce qui pourrait avoir de lourdes conséquences en Malaisie.
Bouddhisme
En Asie du Sud-Est, le bouddhisme est la religion majoritaire en Thaïlande et en Birmanie [11]. Il existerait deux conceptions du bouddhisme. L’une considérant que les moines doivent se préserver du monde, l’autre qu’ils ne peuvent lui échapper. « Du Dalaï-Lama aux bonzes militants du Sri Lanka, en passant par la “révolution safran” en Birmanie en 2007, il est clair que dans le monde réel, bouddhisme et engagement politique vont souvent de pair ». [12]
De fait, le développement de courants bouddhistes sectaires, violents et xénophobes, illustre à quel point le gouffre entre la religion proclamée (le respect de toute forme de vies) et la réalité politique peut-être profond.
En Thaïlande, le bouddhisme est intimement lié à l’Etat, la monarchie et l’armée. Il s’est clivé au moment des grandes crises de société. Ainsi, des moines ont silencieusement manifesté leur soutien au soulèvement étudiant et populaire de 1973, mais lors du coup d’Etat sanglant de 1976, Phra Kittiwutho, célèbre prédicateur, affirmait que “tuer un communiste n’était pas un péché”. Lors des manifestations populaires de mars à avril 2010, des centaines de moines ont rejoint les Chemises rouges, provenant des mêmes régions et milieux sociaux. Le temple de Dhammakaya a soutenu Thaksin Shinawara (et trempé dans ses affaires financières), alors que le groupe ascétique Santi Asoke s’est allié aux Chemises jaunes et aux élites traditionnelles, ainsi que l’abbé Phra Buddha Isara en 2014. Les congrégations bouddhistes se retrouvent aujourd’hui au milieu des luttes de fraction au sein du Palais Royal et entre la monarchie et l’armée.
Birmanie. En 2007, à l’occasion de la « révolution safran », les bonzes se sont dressés contre la junte du général Than Shwe après une hausse brutale des prix. Dépendant des dons de nourriture de la population pour se nourrir, ils étaient sensibles à la profondeur de la crise sociale. Aujourd’hui cependant, le « bouddhisme engagé » exacerbe les tensions religieuses.
La vague de terreur qui a frappé en 2016 les Rohingya a été précédée d’une campagne de haine pilotée via les réseaux sociaux par U Wirathu, un moine raciste et xénophobe pour qui le bouddhisme autorise (voire prône) l’assassinat des musulman.nes qui menaceraient « l’identité » et la « race » birmane (bien qu’ils ne représentent que quelque 4% de la population totale). Condamné à la prison, puis amnistié, il a créé diverses organisations, dont l’association pour la protection de la Race et de la Religion.
Le moine U Wirathu est à l’origine de nombreux appels à la haine et la violence contre la minorité musulmane Rohingya en Birmanie. Via wikicommons @Hugo thomason (CC BY-SA 4.0) [13]
La hiérarchie bouddhique s’est opposée à ses thèses, ce qui n’a pas empêché Wirathu d’influencer le régime qui a, en 2015, adopté des lois discriminatoires à l’encontre des musulman.nes. Peut-être serait-il plus juste de dire que le régime, dans sa composante militaire aussi bien que civile, a utilisé la campagne de haine menée par Wirathu pour préparer une vaste opération d’épuration ethnico-religieuse dans la région côtière de l’Arakan (appelée officiellement l’Etat Rakhine), promise à d’importants projets d’investissements économiques.
Les Rohingyas ne sont pas les seuls Arakanais à être menacés par la « mise en valeur » autoritaire du territoire et par les grands projets d’investissements étrangers (portés notamment par la Chine et l’Inde). Début 2019, une organisation séparatiste bouddhiste, l’Armée de l’Arakan (AA), a engagé des opérations d’envergure contre les forces gouvernementales et l’Etat birman. Fondée en 2009, l’AA compterait aujourd’hui plusieurs milliers d’hommes. Elle pourrait utiliser des bases arrière dans les Etats voisins des minorités ethniques Chin et Kachin.
Sphère culturelle confucéenne
Le Vietnam est le seul pays d’Asie du Sud-Est appartenant à la sphère culturelle confucéenne. Le confucianisme n’est pas une religion, mais plutôt une philosophie, une sociologie, une morale et un culte des ancêtres définissant la place de l’individu, de la famille et de l’Etat.
Les divisions pour nous classiques entre religion, philosophie, sciences sociales issue de la « pensée occidentale » n’opèrent pas de la même façon, semble-t-il, dans la sphère culturelle confucéenne (incluant, en Chine notamment, une vision de l’histoire et de la dialectique propre au taoïsme).
Le confucianisme a été pendant 10 siècles la doctrine officielle des concours de mandarinat permettant d’accéder aux postes supérieurs de fonctionnaire et d’entrer dans la caste des mandarins. La bureaucratie mandarinale assurait le fonctionnement d’un Etat centralisé, à même de réaliser notamment de grands travaux hydrauliques (digues prévenant les inondations, canaux d’irrigation pour la riziculture). Si l’Etat ne remplissait pas ses obligations (et l’Empereur son devoir d’exemplarité), des révoltes paysannes éclataient, soutenues par des Lettrés de village. Le bouddhisme a perdu ses positions autrefois dominantes et n’a pas aujourd’hui la même présence qu’en Chine. Le Vietnam est devenu une société largement laïcisée (ou sécularisée), mais avec ses rituels et croyances.
Peuples autochtones
Les peuples autochtones, au sens où nous l’entendons ici, ne sont pas identifiés par leur religion – qui peut être dans cette partie du monde chrétienne, musulmane ou animiste –, mais par leurs structures sociales (différentiations de classe faible ou absente) et leur rapport à l’environnement, en particulier la forêt. Leurs communautés sont condamnées par la « mise en valeur » (à savoir le développement capitaliste) de leurs territoires ancestraux. Ils luttent pour leur survie.
Ce combat a longtemps été jugé passéiste. Comme en Amérique latine, la crise écologique aidant, le regard des courants progressistes a changé. Les peuples autochtones protègent leurs territoires de l’extractivisme, évitent l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre [14] et la déforestation (donc le lessivage des sols et les inondations afférentes). Ils produisent des valeurs d’usage, plutôt que des marchandises. Ils ont souvent des formes collectives de propriétés.
En conclusion
Une conclusion frappante s’impose à l’issue de ce tour d’horizon, nécessairement discutable. Quelle que soit l’aire culturelle considérée, l’histoire des mouvements religieux est étroitement intégrée à l’histoire politique et sociale du pays considéré. Ils peuvent se rattacher aux luttes populaires (comme dans le cas de la théologie de la libération) ou, plus souvent, aux diverses composantes des élites et sont en fait partie prenante des conflits qui traversent ces dernières.
Dans les aires culturelles musulmane, bouddhiste et évangélistes (en Indonésie), la tendance dominante est aujourd’hui à la montée des conservatismes, des fondamentalismes et des « identités excluantes ». Ceci dit, il faut éviter les généralisations. A Mindanao (Philippines), le djihadisme est certes dorénavant ancré, mais les grands clans musulmans associés au MNLF et au MILF ne s’inscrivent pas dans cette logique (il en va de même des principales églises chrétiennes de l’archipel).
L’ombre de l’Hinduvat plane sur la minorité indienne de Malaisie, mais ne semble pas avoir pour l’heure de grand succès. Le Vietnam reste, pour sa part, étranger au radicalisme religieux.
Tout doit être fait pour renforcer les solidarités intercommunautaires. L’avenir est en effet menaçant, avec la montée des régimes autoritaires dans la région, la crise sociale récurrente nourrie par la mondialisation capitaliste et les effets dévastateurs de la crise écologique. Les solidarités peuvent se renforcer face à l’adversité – ou au contraire se déliter.
Pierre Rousset