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- Un révélateur des inégalités
- Gouvernance déficiente, (…)
- Fragilités du capitalisme ?
- Un pouvoir sur le fil, en (…)
- PARTIE II : imposture du (…)
- Critique nécessaire, manipulat
- Misère imaginative, entourloup
- Alimenter la peur pour faire
- Des complicités douteuses, (…)
- Dans notre jardin
- Difficultés et ressorts du (…)
- Les discours complotistes (…)
- BONUS. La responsabilité (…)
PARTIE I : Capitalisme et macronisme à l’épreuve d’une pandémie résistible
Plus de 27 millions de personnes affectées par le Covid-19 sur les cinq continents (environ 330.000 dépistées positives en France) et une hausse de 1 million de cas tous les six jours [Rappel : cet article date du 11 septembre 2020]. Près de 900.000 décès comptabilisés (dont 30.000 en France), sans parler de beaucoup d’autres qui ne sont pas pris en considération faute de systèmes de comptage efficaces dans de nombreux pays. Cela répond à la définition d’une pandémie telle que la formule l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : il s’agit de la propagation mondiale d’une maladie. D’ailleurs, le 11 mars dernier, lorsque l’OMS a utilisé ce vocable, les systèmes épidémiologiques comptaient 125.000 personnes porteuses du virus au sein de 118 pays et territoires. Caractéristique notable : à l’inverse d’autres maladies liées à la pauvreté (tuberculose) et/ou à certaines conditions climatiques qui stimulent les infections liées à la profusion de parasites (paludisme), qui touchent surtout certaines régions du monde (Afrique subsaharienne, Inde...), celle-ci est présente partout et atteint massivement les pays riches.
Une pandémie massive mais résistible
La pandémie touche aujourd’hui officiellement 188 des 198 pays et territoires reconnus par l’Organisation des Nations Unies (ONU) [1]. Et sa dynamique est loin d’être terminée, contrairement à ce que veulent croire certains optimistes. Dans les faits, si le taux de reproduction de base, c’est-à-dire le nombre de sujets qu’une personne malade contamine pendant la durée de sa maladie, est supérieur à 1, comme c’est le cas aujourd’hui en France, le nombre de personnes touchées est en hausse exponentielle. De plus, épidémiologistes et infectiologues redoutent maintenant l’arrivée de l’hiver dans l’hémisphère nord.
Des millions de vie bouleversées à l’échelle de la planète, celles des malades ayant des séquelles graves, celles des familles et celles des proches des personnes disparues. Sans qu’on s’attache à établir un douteux classement des pires fléaux sanitaires, la pandémie du Covid-19 est déjà une des graves catastrophe sanitaires des cent dernières années. La contagiosité du virus et ses modes de diffusion préoccupent, et certaines études viennent de montrer que même des personnes asymptomatiques peuvent avoir de sérieux dommages cardiaques. 9 personnes touchées sur 10 s’en sortent bien ? Certes, mais vu l’échelle planétaire de la pandémie, les populations fragiles – personnes âgées, mais aussi personnes ayant des pathologies que le virus peut stimuler gravement – sont des centaines de millions à l’échelle de la planète.
Encore ces chiffres globaux ne sont-ils pas le résultat d’une pandémie que les États auraient laissé galoper. Soulignons que ce sont les données constatées alors que le monde entier s’est mobilisé, de façons variées, parfois tardives, mais souvent fortes. De fait, son ampleur aurait d’ores-et-déjà pu être bien plus considérable, sachant qu’on a vu que dans plusieurs pays européens, dont la France, les hôpitaux et leurs services de réanimation ont été poussés au-delà de leurs capacités de prise en charge. Au fil des mois, les soignants ont certes cheminé, dans l’action, notamment avec des traitements préventifs des infections connexes et des pratiques moins invasives et traumatisantes pour les personnes ayant des complications respiratoires. Mais il n’existe pas à ce jour de traitements permettant d’éradiquer le virus.
« Le système de dépistage est toujours notoirement insuffisant et les suites données à l’identification de cas positifs sont trop tardives et hypothétiques, alors que c’est là l’enjeu majeur de la période. »
On peut considérer, à la fois, que le Covid-19 est redoutable, capable de dommages humains considérables, et résistible, maîtrisable. Les moyens de s’en protéger (avec les gestes barrières et le port du masque), de le détecter, de le ralentir par l’isolement des personnes touchées et de leurs contacts les plus proches, et d’accompagner les maladies existent et ont des effets significatifs. Dès lors, les débats nécessaires et les affrontements avec le gouvernement devraient porter non sur la nécessité de détecter, de se protéger ou de traiter, mais sur la manière et les moyens de le faire efficacement et d’une manière acceptable par la société. On constate dans ce domaine qu’après des mois d’épidémie, le système de dépistage est toujours notoirement insuffisant et que les suites données à l’identification de cas positifs sont trop tardives et hypothétiques, alors que c’est là l’enjeu majeur de la période, comme l’a souligné à plusieurs reprises le Comité scientifique [2]. Dans son avis du 3 septembre (rendu public seulement le 9), ce dernier constate d’ailleurs l’échec de l’auto-confinement (massivement, les personnes contaminées ne s’isolent pas ou insuffisamment) et propose une série de mesures de compensation à prendre en charge par l’État (annulation du délai de carence en cas d’arrêt de travail, prime de compensation de perte de revenus pour les professions indépendantes, prise en charge à domicile des besoins de base). Combien de jours vont encore être perdus avant que le gouvernement donne suite ? Dans ces conditions, un relâchement de la vigilance - qui semble malheureusement déjà présent - serait une grave prise de risque pour les plus fragiles. Si certains discours alarmistes du gouvernement consistent à souligner les responsabilités de chacun pour cacher les siennes, cela ne justifie pas du tout qu’il faille céder aux discours faussement radicaux qui nient l’épidémie.
Un révélateur des inégalités et du manque de culture de la santé publique
La pandémie du Covid-19 agit comme un révélateur mondial de la faible prise en compte de la santé dans de nombreux pays, à laquelle s’ajoute l’absence de systèmes de protection sociale permettant une prise en charge solidaire des malades. De vastes régions voire des pays entiers sont dépourvus de structures de soins en dehors des grandes villes. Ils ne disposent pas des relais humains pour toucher les populations. Ils n’ont ni les moyens ni les compétences permettant de comprendre les phénomènes sanitaires, d’agir en prévention, d’accompagner les malades et leurs entourages familiaux et professionnels.
En France comme ailleurs de différentes manières, cette pandémie met à l’épreuve les malades et leurs familles, mais aussi les politiques et les structures sanitaires. Les hôpitaux, bien sûr, dont les capacités de prises en charge déterminent directement, en phase aigüe, les chances de survie des malades ayant des complications. La France fait partie des pays où, faute de matériels, de moyens, et de personnels formés, la prise en charge s’est transformée en mars et avril dernier en un gigantesque bricolage. Christophe Prudhomme, porte parole de l’Association des médecins urgentistes de France, souligne où nous en sommes à ce propos : « Après la crise, nous sommes revenus à notre nombre très réduit de lits de réanimation, soit 5500 nationalement. [... ] Sans vaccin, avec uniquement les masques et une capacité à tester insuffisante et désorganisée, il était évident qu’il fallait mettre nos hôpitaux en situation de pouvoir augmenter leurs capacités en cas de besoins. Or rien a été fait, aucune ouverture de lits, pas de recrutement de personnels et un Ségur de la santé qui a largement déçu les professionnels ».
Nous avons sous les yeux le résultat de nombreuses années d’austérité budgétaire sur fond de désintérêt pour la protection de la santé et le bien être des personnes : déficit d’investissement, manque de postes, dévalorisation des métiers du soin, rouleau compresseur de la logique comptable et désastre de la tarification à l’acte, suppressions massives de lits et alternatives à l’hospitalisation très insuffisantes, délabrement des services d’urgence. Nul ne peut dire qu’il ne savait pas car il y a des années que les soignants et leurs syndicats, dans l’indifférence des décideurs, alertaient sur l’état du système de santé. C’est toute une logique qui est en cause : « Un hôpital doit toujours disposer de capacités en réserve pour justement être prêt à gérer des situations de tension qui surviennent maintenant régulièrement, chaque hiver car il y a la grippe et chaque été car il fait chaud. La logique productiviste doit cesser et il faut accepter qu’il y ait des lits vides avec du personnel qui ait le temps de se former, de prendre ses vacances et aussi parfois de prendre des pauses » (Christophe Prudhomme).
En amont de la prise en charge, il devrait en principe y avoir des politiques de prévention et d’éducation à la santé dont l’impact devrait être déterminant pour protéger le plus grand nombre, et en particulier les personnes ayant une santé fragile. Or, elles sont depuis toujours gravement déficientes en France, en qualité et en quantité. On peut citer le déficit de politique de prévention de l’alcoolisme, du tabagisme et des addictions en général, la faiblesse de la réduction des risques liées aux usagers de psychotropes (licites et illicites), les très graves insuffisances des dispositifs d’accompagnement des personnes âgées dépendantes, l’abandon du secteur psychiatrique ou encore la faiblesse du soutien et de la prise en charge des personnes en situations de handicap. Or, ce déficit structurel n’est aucunement pris en compte par un discours gouvernemental qui changent du tout au tout au gré de l’actualité, erratique et peu cohérent.
Plus largement, lorsque les pays sont contraints de s’arrêter – interruption des mobilités, fermetures des entreprises, confinement… –, toutes les inégalités socioéconomiques sautent aux yeux. Elles condamnent une bonne partie de l’humanité – et la France parmi tous les autres – à bricoler des solutions provisoires, ou à bénéficier de dispositifs transitoires (tel le chômage partiel) dont l’interruption plongerait des millions de personnes dans la galère. Sur le même plan, la faiblesse de l’offre de soins dans les territoires qui accueillent les populations les plus précaires se double de difficultés considérables pour leur accès aux soins, toujours plus tardif et incertain. Pendant ce temps, les privilégiés jouissent de tous les avantages : accès aux soins, conditions de vie optimales, revenus permettant de faire face.
« Il existe une méconnaissance assez générale par les dirigeants politiques des fondamentaux de la santé publique, avec souvent une vision ancienne de la santé réduite aux actes médicaux à visée curative administrés par des médecins tout puissants. »
Gouvernance déficiente, capitalisme au pied d’argile ?
La crise sanitaire a révélé à la fois un défaut d’anticipation (alors qu’on sait depuis plusieurs années que des virus peuvent survenir et mettre en danger les populations) et une impréparation générale. Seules font exception les instances internationales dédiées à la santé, dont les plaidoyers ne sont pas écoutés et dont les moyens sont notoirement insuffisants. À ce propos, on entend certains se scandaliser de la dépendance de l’OMS à l’égard de fondations privées, telle celle de Bill et Mélinda Gates, au lieu de se plaindre du manque d’investissement des États les plus riches pour qu’il en soit autrement. Et au lieu de se battre pour conforter les organismes internationaux en les rendant plus transparents et en les ouvrant davantage à la société civile. Dans le même temps, il existe une méconnaissance assez générale par les dirigeants politiques des fondamentaux de la santé publique, avec souvent une vision ancienne de la santé réduite aux actes médicaux à visée curative administrés par des médecins tout puissants.
Outre la lourde problématique des moyens financiers, c’est donc aussi une culture politique qui est en cause : celle qui omet que les moyens consacrés à la prévention et à la santé sont un investissement ; celle du temps court où chaque problème est censé être traitée à flux tendu, rapidement, alors que par exemple la recherche a besoin de s’inscrire sur le temps long ; celle qui considère que prévoir serait inutile voire impossible. On a pourtant là, à la même échelle planétaire, les mêmes constats que ceux formulés dans la lutte contre le réchauffement climatique : l’économie ne peut ni tout régler ni tout régenter, le politique ne peut pas avoir comme seule mission de réparer les dégâts ou de s’assurer que l’ordre règne pour maintenir le désordre de l’économie néolibérale, des mesures massives - notamment préventives - peuvent seules endiguer (ou limiter) les drames sociaux. La faible conscience du pouvoir de l’ampleur de ces enjeux a récemment accouché d’une souris, la nomination de François Bayrou comme Haut commissaire au plan, sauf qu’encore une fois il s’agit à l’évidence plus d’une opération politicienne que d’une conversion sincère à la prospective.
Fragilités du capitalisme ?
Au-delà de ces aspects, nous avons aussi sous les yeux une certaine précarité du système économique qui domine le monde et la grande fragilité de décisions réputées pourtant intangibles. Précarité du système économique, avec les risques majeurs d’effondrement des marchés, de faillites bancaires… dont des économistes évoquaient déjà la possibilité avant même l’épidémie. Difficultés à venir, avec des millions de personnes qui vont perdre leurs emplois ou leurs moyens de subsistance, auxquels s’ajoutent les phénomènes de précarisation et l’accentuation du chômage des jeunes. Fragilités des décisions politiques, comme la sacro-sainte règle des 3% de déficit budgétaire des États de l’Union européenne, qui a explosé en vol, et avec elles les intentions (et les illusions) de maîtrise des dépenses publiques.
Nous en sommes au stade où les apôtres du néolibéralisme ne considèrent plus le mot nationalisation comme un tabou – du moment, il est vrai, qu’en fait celle-ci a pour objet de socialiser les pertes des entreprises. Tout le monde, ou presque, soutient le chômage partiel pour les salariés, en lieu et place de la politique consistant à laisser régner la main aveugle du marché tout en subventionnant continuellement le privé. Pour l’action des États, les services publics et les fonctionnaires, c’est la grande réhabilitation (provisoire, peut-être, mais bonne à prendre) de ceux qui, avec d’autres, permettent à la société de garder la tête hors de l’eau. Force est de constater que la dictature du marché aura ainsi été ébranlé cette fois non du fait de l’influence de contre-pouvoirs exprimant des exigences émancipatrices, mais par un phénomène épidémique qui met tout le monde dos au mur. C’est dire si une refondation démocratique est nécessaire.
Les leçons positives vont au-delà de ces aspects. On découvre qu’aucun pays ne peut faire abstraction de la situation au-delà de ses frontières, que la solidarité internationale est incontournable et cela aussi bien dans le domaine sanitaire que dans le domaine économique. La mise en circulation de la notion de biens communs, concernant aussi bien les traitements contre le Covid-19 que les futurs vaccins, dépasse largement le microcosme des organismes internationaux spécialisés et des militants des forces de la gauche radicale. Bien sûr, on sait que les gouvernants ne vont pas se convertir aux valeurs des antilibéraux, ni à leurs propositions habituellement dénigrées : mais ils sont contraints par la situation à manœuvrer en recul sur certains points qui sont au cœur de l’actualité (même si, dans le même temps ils s’efforcent de mettre sur le devant de la scène les questions sécuritaires et autres diversions).
Reste que rien du fonctionnement préexistant du système n’est en réalité durablement transformé. Pour le pouvoir, il faut sauver les banques et les actionnaires le temps de retrouver la situation d’avant. Il faut jouer continuellement la compétition sans pitié (non libre et parfaitement faussée) entre les mastodontes du médicament afin d’occuper les marchés nouveaux qui s’ouvrent. Il faut préparer l’étape d’après, à savoir la poursuite des politiques austéritaires dans les hôpitaux, comme on le voit en France, où les comptables annoncent déjà la reprise des fermetures de lits et des fusions d’établissements. Comme d’habitude, le pouvoir sèche vite ses larmes de crocodiles et les actes s’apprêtent, si toutefois la situation le permet et si la pression sociale n’est pas trop forte, à démentir les engagements.
Un pouvoir sur le fil, en difficulté permanente
Plusieurs éléments peuvent soutenir la critique des dirigeants. Le premier est l’incapacité du pouvoir à élaborer et à tenir des positions claires. Certes, la situation actuelle est à de nombreux égards inédites, et des décisions fortes ont dû être prises, au fil des semaines, pour faire face au risque sanitaire. Personne ne peut dire que cette situation est simple, et considérer que, dans de telles circonstances, les décisions politiques seraient faciles à prendre serait de mauvaise foi. Mais, comment expliquer, après huit mois passés au feu, que le gouvernement laisse toujours une impression de flou, de ballotement, de contradictions successives et même, dans le champ scolaire aussi bien que dans le champ sanitaire, d’impréparation ?
On ne peut pas excuser le gouvernement en prétendant qu’il serait mal orienté par les avis du Conseil scientifique ou par le travail considérable de Santé Publique France. Il y a manifestement un autre problème, du côté proprement politique, et c’est peut-être que le logiciel des décideurs – et notamment du Président du directeur général de la France – n’est tout simplement pas opérationnel dans la situation présente.
L’idéologie macroniste, c’est précisément l’absence de vue globale des enjeux sociétaux, à force de focalisation sur la question économique, le déficit de culture de la santé publique, pour la même raison, et un certain isolement du pouvoir là où il faudrait s’appuyer et soutenir la société. À la clef, le gouvernement doit faire avec un déficit de confiance des forces vives du pays (élus locaux, soignants, associations...) et avec une défiance massive et toujours croissante des citoyens.
« Les mesures annoncées sont de l’ordre de la compensation des pertes, de la limitation des dégâts à court terme, mais aucune ne signe une prise en compte des besoins, une évolution des politiques publiques, une volonté de remise à niveau. »
Deuxième élément, les situations critiques que révèlent l’épidémie en France – situation des quartiers populaires, inégalités dans l’accès aux soins, problématique du décrochage scolaire, état lamentable du dispositif de santé… – ne donnent lieu à aucune mesure significative. Toutes les mesures annoncées sont de l’ordre de la compensation des pertes, de la limitation des dégâts à court terme, mais aucune ne signe une prise en compte des besoins, une évolution des politiques publiques, une volonté de remise à niveau. Les pays voisins embauchent des enseignants et des personnels d’éducation ? Pas la France. Il faudrait former des personnels hospitaliers et créer des postes dans ce domaine ? Cela n’est pas prévu. Le secteur des établissements pour personnes âgées cumule les problèmes (manque de places, manque de moyens, coûts pour les usagers, problème de qualité de l’accompagnement) ? Rien à signaler, et l’on ignore à ce propos qu’il y a là des gisements considérables d’emplois potentiels (emplois non délocalisables et à forte utilité sociale). Ainsi, le pouvoir, qui se targue pourtant d’agilité et de réalisme, se révèle incapable des changements de cap nécessaires pour retrouver de la capacité d’agir et être acteur d’un futur désirable.
Enfin, la démocratie sanitaire, qui aurait pu être un précieux atout pour la mobilisation de la société face au Covid-19, est en stand-by. Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique, estimait dès mai dernier : « Ce qui est très différent pour l’épidémie Covid 19, par rapport à celle du VIH, c’est la place trop restreinte laissée au monde associatif dans la gestion de crise, ce que je regrette. […] Alors que nous sommes riches d’une histoire et d’une efficacité longues de vingt-cinq ans sur la place de la société civile et l’importance de la démocratie sanitaire, il est regrettable que ces dernières n’aient pas été immédiatement au rendez-vous dans la crise du Covid ». En effet, et on note que le Comité de liaison citoyenne, qui a été créé par arrêté le 26 mai dernier, est resté depuis une coquille vide.
Or, promouvoir une politique de santé publique face au Covid-19 devrait consister non à s’en remettre à la communication institutionnelle et à celle des grands médias télévisés, mais à mobiliser les acteurs de la prévention, à faciliter l’implication volontaire des citoyens et la prise de responsabilité de la société civile. On touche là encore à des questions de pouvoir : la conception qui prévaut au sommet de l’État est un mixte du fonctionnement non démocratique du privé et du fonctionnement technocratique à l’ancienne de l’État, à l’opposé des exigences démocratiques contemporaines. Dans ces conditions, le fossé entre le néolibéralisme macronien et la société ne peut que continuer à s’élargir.
Gilles Alfonsi
Notes
[1] L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a reconnu l’épidémie de Covid19 comme une pandémie le 12 mars 2020, alors que 125 000 cas lui avaient été signalé par 118 pays et territoires. Lire ici :
https://www.who.int/fr/dg/speeches/detail/who-director-general-s-opening-remarks-at-the-mission-briefing-on-covid-19---12-march-2020
[2] L’ensemble de ses avis sont ici :
https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/presse/dossiers-de-presse/article/covid-19-conseil-scientifique-covid-19
• Regards. 11 septembre 2020 :
http://www.regards.fr/economie/article/chronique-du-covid-partie-i-capitalisme-et-macronisme-a-l-epreuve-d-une
PARTIE II : imposture du complotisme, impasses de l’obscurantisme
Alors que le pouvoir est sur la défensive face au Covid-19, les complotistes pensent leur heure venue. Mais voilà, ils sont contraints à s’exposer à la réflexion critique du plus grand nombre et au constat cruel qu’ils ne proposent rien.
78% des Français sont favorables à la généralisation du port du masque à l’extérieur, par prudence et même en l’absence de certitudes sur l’utilité d’une telle mesure. La manifestation des anti-masques a rassemblé seulement 300 personnes place de la Nation à Paris, le 29 août dernier. Entre deux tiers et trois quarts des sondés indiquent souhaiter se faire vacciner contre le Covid-19. Et les études rapportées par Santé publique France sur le suivi de l’adoption des mesures de protection et de la santé mentale témoignent qu’entre 80% et 93% des personnes interrogées déclarent adopter systématiquement ou souvent les mesures d’hygiène. Le port du masque est d’ailleurs en forte hausse au fil des semaines, même si l’on constate aussi qu’il est parfois mal porté, de manière non permanente même dans des situations de promiscuité.
La France n’est pas les États-Unis, où certaines affirmations folles de Donald Trump sur l’épidémie emportent une majorité de conviction. En avril dernier, certains avaient suivi le conseil du président américain (avaler un désinfectant pour se nettoyer du Covid). Cependant, les réseaux sociaux bruissent de discours complotistes, des pétitions obscurantistes recueillent des centaines de signatures, avec la complicité de certains experts et de chaîne de télés complaisantes du moment que les polémiques permettent de faire un peu d’audience, et donc de vendre de la publicité. Malheureusement, certaines thèses douteuses, habituellement véhiculées par l’extrême droite, sont reprises à l’occasion par des militants de gauche.
Critique nécessaire, manipulations éhontées
Difficile parfois de distinguer ce qui relève de la critique parfaitement légitime et nécessaire du pouvoir et des institutions, et ce qui relève d’élucubrations fantaisistes ou de manipulations éhontées. C’est là tout le jeu des militants complotistes : utiliser les données disponibles, les discours officiels, les préoccupations légitimes de chacun pour en tirer des affirmations fallacieuses.
La gamme des postures possibles est vaste : de la question naïve – « je ne suis pas spécialiste mais ne pensez-vous pas que l’épidémie est terminée puisqu’il n’y a plus de morts ? », postée 10 fois sur des fils de discussion différents – à des affirmations brutales. Ces dernières sont saisissantes : le virus n’existe pas, les masques sont faits pour étouffer ceux qui les portent, l’épidémie est un complot pour, au choix, mettre au pas la société, ouvrir des nouveaux marchés médicaux, implanter la 5G sous couvert de vaccination, procéder à un génocide afin que la poignée des plus riches puissent bénéficier d’une planète débarrassée du réchauffement climatique etc.
Les discours complotistes se distinguent en effet par leurs caractères disruptifs, par l’absence totale de démonstration et par un appel récurrent à croire sur parole (faute de quoi on est renvoyé du côté de la masse, des « moutons », de Big Pharma, etc.). Les mêmes qui dénoncent les affirmations officielles et les sachants relaient en continu les vidéos de tel ou tel gourou, les articles de tel spécialiste, ou l’appel de personnalités qui auraient raison face à tous les autres. La machine s’alimente par elle-même : la preuve même du complot serait qu’il existe un quasi consensus scientifique que le Covid-19 n’a pas été créé par un laboratoire ; les masques sont nuisibles, puisque le pouvoir disait il y a quelque mois qu’ils n’étaient pas efficaces ; la transmission du virus ne se fait pas par gouttelettes puisqu’elle est possible aussi par l’air ; la chloroquine est un miracle d’efficacité et son utilisation associée à l’azithromycine (AZM) n’est pas dangereuse, puisque le bon docteur marseillais l’utilise depuis longtemps... et que des études « officielles » démontrent le contraire [1]. C’est une course folle, et on comprend pourquoi : s’arrêter pour réfléchir, ça serait déconstruire les prétendus « faits alternatifs » et démasquer leurs auteurs.
« L’entourloupe consiste à faire croire que la réflexion ainsi produite serait le résultat d’un intense travail de recherche ou d’une véritable pensée critique personnelle, alors qu’il n’en est rien. »
Misère imaginative, entourloupe rhétorique
Notons toutefois que la variété infinie de ses affirmations n’est nullement synonyme de richesse imaginative, au contraire. « Les « théories du complot » sont à peu près toujours les mêmes, présentant un identique schéma conformiste et servile qui est en permanence, digéré, recyclé, puis régurgité », souligne Sebastian Dieguez dans un article stimulant intitulé Pourquoi les complotistes manquent-ils d’imagination ? [2] « Il y a peut-être des « moutons » qui gobent tout ce que disent les autorités, mais quelle déception de voir les complotistes du monde entier recopier les lubies déjà éculées de leurs homologues américains ! » Autrement dit, il y a un unique cheminement de pensée qui consiste, à partir d’un fait ou d’une situation, à déployer toujours le même scénario : il-ne-s’est-pas-passé-ce-qu’on-croit-on-ne-sait-pas-vraiment-quoi-mais-quelque-chose-de-tordu-dans-un-but-inavouable-qui-est-de-profiter-aux-méchants-qui-ont-fomenté-la-chose. Comme l’explique Sebastian Dieguez, si ce schéma « offre une infinité de combinaisons possibles », il est « un modèle très général et abstrait […] prêt à l’emploi en toutes circonstances ».
L’entourloupe consiste à faire croire que la réflexion ainsi produite serait le résultat d’un intense travail de recherche ou d’une véritable pensée critique personnelle, alors qu’il n’en est rien. Et cela concerne aussi bien des trolls manipulateurs, qui reprennent cent fois les mêmes légendes appliquées dans n’importe quel contexte (ce qui devrait suffire à leur enlever toute crédibilité), que des déboussolés farfelus, qui croient avoir découvert une vérité nouvelle (alors que ce type de prétendue découverte a été mille fois annoncée avant d’être passée dans les poubelles de l’histoire des sornettes). Ajoutons qu’au-delà d’un manque d’imagination, les complotistes manquent surtout d’une véritable pensée critique, qui supposeraient de bonnes connaissances théoriques (et la conscience de leurs limites) et une capacité autocritique (indispensable aux chercheurs). D’ailleurs, une telle réflexion aboutirait non à se complaire dans le nihilisme et le désespoir mais à envisager quelques stratégies alternatives ou de nouveaux possibles... ce qui n’est jamais le cas.
Alimenter la peur pour faire diversion
Les discours gouvernementaux offrent une large prise au discours complotiste. Tout le monde a entendu le ministre de la santé, Olivier Véran, expliquer, de février à début avril que le masque n’était pas utile ni encouragé : « Aujourd’hui comme demain, une personne asymptomatique qui se rend dans des lieux publics, qui se déplace dans les transports en commun, n’a pas à porter de masque… ce n’est pas nécessaire ». En fait il s’agissait alors de nier la pénurie de masques faute de réactivité des pouvoirs publics les mois précédents... tandis que les autorités sanitaires des pays asiatiques alertaient depuis longtemps sur le recours nécessaire au masque. Résultat : certains obscurantistes mettent en exergue les contradictions du gouvernement pour faire croire à l’inefficacité des masques.
Depuis le début de l’épidémie, le pouvoir a dû renoncer à faire croire qu’il serait tout puissant, et il oscille entre ses priorités : santé publique versus reprise du travail, risques de contamination au travail versus risques à l’extérieur, alarmisme versus ‘la situation est maîtrisée’, injonction versus appel à la responsabilité etc. Ce à quoi s’ajoute la mise en scène permanente de l’action politique gouvernementale, dont nous avons ces jours-ci un exemple typique : Macron temporise pour l’annonce de mesures nécessaires que le Conseil scientifique le presse de prendre dans un avis émis le 3 septembre (et rendu public le 9), alors qu’il a lui-même sollicité cet avis le 29 août. Pendant ce temps-là, le rebond de l’épidémie a commencé et si un clip vidéo trash permet d’occuper le terrain, il ne remplace pas un travail préventif ou une démarche pédagogique. Ce qui renvoie à l’absence de culture de la santé publique du pouvoir et à son incapacité à soutenir des médiations entre son discours et les citoyens. Les discours obscurantistes partent de ce type de comportements institutionnels et des contradictions du pouvoir pour fournir une grille de lecture : tout est « faux », dans le discours officiel, ce qui veut bien dire que nous avons à faire face à un complot de grande envergure.
« Là où il faut mettre en cause l’indigence du gouvernement concernant le dispositif de dépistage et de traçage des cas, certains affirment que l’épidémie est terminée. Le complotisme sert le pouvoir car il évite que soient en cause les véritables causes et responsabilités. »
Un des must des obscurantistes est l’affirmation que la société est victime de la peur orchestrée par le pouvoir et les médias. Or, force est de constater qu’ils ne cessent précisément eux-mêmes de nourrir la peur avec leurs thèses extravagantes. Et que c’est ainsi que les vraies problèmes passent à la trappe. Prenons quelques exemples : là où il faudrait exiger que les vaccins soient efficaces et sûrs, certains affirment que la vaccination vise à empoisonner des millions de personnes pour réguler la population ; là où il importe de promouvoir l’idée de gratuité du masque, au nom de la solidarité et de la mobilisation solidaire de toute la société contre l’épidémie, certains parasitent le débat avec l’affirmation dérisoire que le but du gouvernement serait de diffuser les stocks de masques ; là où il faut mettre en cause l’indigence du gouvernement concernant le dispositif de dépistage et de traçage des cas, certains affirment que l’épidémie est terminée ; et ainsi de suite. C’est pourquoi on peut dire que le complotisme sert le pouvoir car il évite que soient en cause les véritables causes et responsabilités.
Des complicités douteuses, l’extrême droite en embuscade
Le bât blesse quand des soignants ou des chercheurs laissent instrumentaliser leurs propos, épousent eux-mêmes les discours complotistes voire les initient. Ânerie de Luc Montagnier [3] : « Nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il y a eu une manipulation sur ce virus. Une partie, je ne dis pas le total. il y a un modèle qui est le virus classique, venant surtout de la chauve-souris, mais auquel on a ajouté par-dessus des séquences du VIH. [...] Ce n’est pas naturel, c’est un travail de professionnel, de biologiste moléculaire, d’horloger des séquences. Dans quel but ? Je ne sais pas […]. Une de mes hypothèses est qu’ils ont voulu faire un vaccin contre le sida ». Mensonge de Christian Perrone [4] : « Je vous rappelle que la France est championne du monde de la létalité, quand on compte les morts. La létalité, c’est le nombre de morts sur le nombre de cas ». Baratin de Didier Raoult [5] : « Il faut arrêter une bonne fois pour toutes le mythe de la dangerosité de l’hydroxychloroquine. C’est un fantasme. Ça a mené au plus grand scandale scientifique de tous les temps ». Et bien sûr, il est le lanceur d’alerte et le sauveur suprême ! Au-delà de leurs propres thèses, on ne peut que constater la duplicité de ces personnalités vis-à-vis des discours obscurantistes, dont ils ne se dissocient jamais.
Bien sûr, les thèses issues des partisans des médecins dites alternatives et celles de tel ou tel adepte d’une thèse obscurantiste ne sont pas synonymes d’appartenance à l’extrême droite. Mais force est de constater que l’extrême droite les relaie abondamment, et les livre à sa façon, c’est-à-dire en caricaturant autant que possible les positions pour semer le chaos.
C’est le cas vis-à-vis des institutions comme l’OMS, où l’on passe de la critique parfaitement légitime de sa dépendance vis-à-vis de la fondation Bill et Mélinda Gates à sa disqualification, comme si nous n’avions pas un impérieux besoin d’expertises et de convergences internationales. Et comme si l’OMS ne jouait pas déjà un rôle crucial face aux pandémies mondiales. C’est aussi le cas quand réapparaissent le faux protocole de Sion, le prétendu complot maçonnique ou encore les innombrables fakes issues ou inspirées du mouvement d’extrême droite américain QAnon. Citons, concernant QAnon, la thèse reprise par le président américain, selon laquelle la quasi-totalité des morts attribués au Covid-19 seraient fictives... thèse qui fait l’objet de nombreuses versions rocambolesques sur les réseaux sociaux. Il est amusant d’ailleurs de constater que ces thèses se contredisent entre elles, ce qui aboutit à de savoureux échanges sur les réseaux sociaux : complotistes de tous les pays, divisez-vous !
Pour faire avancer ses fondamentaux mortifères, l’extrême droite est parfois plus fine. C’est par exemple le cas quand on passe de la diatribe anti-masques à l’idée de rechercher une immunité collective par la diffusion du virus, puis à un discours affichant carrément que les personnes fragiles doivent se protéger seules et par elles-mêmes, que celles qui meurent du Covid n’ont en général perdu que quelques jours ou semaines de vie, pour finir par défendre des approches eugénistes – seuls méritent de vivre ceux qui sont en bonne santé. Certains s’en tiennent au début du raisonnement, ce qui leur évite d’être taxés d’extrémisme, tandis que quelques radicaux poussent le bouchon toujours plus loin.
Autre signe que l’extrême droite cherche à profiter de la situation : la référence récurrente au nazisme pour dénoncer la politique du pouvoir, la détestable expression de ‘dictature sanitaire’ ou par exemple l’annonce que les prochaines étapes de la politique gouvernementale seront la confiscation des enfants atteints du Covid-19 pour les placer dans des camps. Certains reprennent ces expressions pour exprimer leur colère ; d’autres sont à la manœuvre pour les banaliser. Il ne faut jamais oublier qu’une bonne partie de l’extrême droite reste profondément antisémite, et c’est pourquoi on voit réapparaître, de manière insistante, la dénonciation spécifique de la famille Rothschild ou de Georges Soros sur certains fils de discussion. Par ailleurs, la mansuétude de bien des complotistes vis-à-vis des politiques de Donald Trump et Jair Bolsonaro (au Brésil), qui ont coûté tant de vies humaines, ne devrait pas manquer d’interroger les internautes de gauche fidèles à leurs valeurs.
Dans notre jardin
Le bât blesse aussi quand des militants de gauche ou des syndicalistes épousent les thèses les plus fantaisistes. Exemple : l’épidémie n’existerait plus en France puisque le nombre de morts s’est effondré, comme si une épidémie ne se mesurait que d’après le nombre de décès et non en prenant en compte la diffusion du virus, la proportion de cas symptomatiques, le nombre de sujets subissant des complications, le nombre d’hospitalisations et parmi celles-ci le nombre de personnes en réanimation. Autre exemple : la circulation du virus ne serait pas un problème, car le virus ne serait plus dangereux. Sauf que jusqu’à présent cette hypothèse de moindre dangerosité n’est pas confirmée, comme l’exprime le Professeur Hervé Chambost, de l’hôpital de la Timone à Marseille : « L’idée d’une maladie moins agressive parce qu’elle touchait des tranches d’âge plus jeunes en début d’été ne se confirme pas au vu de la réalité des courbes d’hospitalisation dans le département. Les personnes à risque présentent à nouveau des formes graves et se retrouvent actuellement en réanimation ».
Enfin, la critique de l’approche du gouvernement vire parfois sur un registre obscurantiste, et gare à celui qui entend porter le masque car nous nous protégeons les uns les autres ! Certains vont jusqu’à juger que promouvoir les mesures destinées à limiter la circulation du virus serait être complice de la volonté du gouvernement d’empêcher les citoyens de manifester… comme si la faible mobilisation des salariés et des personnes en situation de précarité n’avait pas d’autres raisons, malheureusement plus profondes. Pendant que l’on s’oppose sur ces fausses pistes, on ne s’interroge pas sur les faiblesses stratégiques du mouvement des Gilets jaunes, sur l’absence de projet et d’une alternative politique porteuse d’espoir, ou sur l’éparpillement des forces et des mobilisations.
Difficultés et ressorts du combat contre l’obscurantisme
Toute la difficulté pour les partisans de l’émancipation est que la thèse obscurantiste s’énonce facilement, le plus souvent, en trois mots, tandis que sa déconstruction nécessite des phrases et un raisonnement. Les échanges ne relèvent pas d’un dialogue où chacun expose une rationalité quitte à assumer un désaccord en conservant une bienveillance réciproque. Du côté de la rationalité, une telle situation appelle différentes tactiques : assumer une position contraire et la présenter clairement ; choisir l’argument fort, et éviter ainsi de se noyer dans des questions périphériques ; renoncer à convaincre les ennemis de l’émancipation, et penser plutôt au lecteur lambda ; éviter si possible d’inutiles conflits de clavier qui n’ont aucun intérêt ; savoir faire preuve d’humour et d’ironie face à des élucubrations grotesques (est-on au moins d’accord que la terre n’est pas plate ?).
Surtout, l’essentiel n’est pas dans le litige face à telle ou telle affirmation complotiste mais dans le fait que les vrais sujets sont ailleurs. On peut prendre ici l’exemple de la chloroquine. On a tôt fait de répondre à ses partisans par les résumés et les références des études respectant les normes habituellement reconnues par la communauté scientifique. Celles-ci démentent l’intérêt de ce médicament face au Covid-19. Mais le discours obscurantiste prétendra que la pratique du soin par l’IHU suffit à démonter l’efficacité de la molécule et que tout le reste n’est qu’un complot de big pharma auquel nous participons (c’est la terrible – ou hilarante – question : « T’es payé combien par Gilead ? », Gilead étant le nom d’un laboratoire pharmaceutique américain, qui commercialise un traitement utilisé parfois contre le coronavirus). Or, le vrai sujet est ailleurs : de nombreuses pratiques de soins ont déjà été mises en œuvre par des soignants, qui n’utilisent pas la chloroquine et obtiennent des résultats partiels mais réels. Et de nombreuses molécules prometteuses et associations de médicaments sont en cours d’étude : l’avenir relativement proche du traitement du Covid-19 est ailleurs que dans la chloroquine. Les vraies questions politiques sont la problématique de l’accès aux traitements pour tous les malades, et celle des enjeux financiers colossaux liés à leur production et à leur commercialisation. Et le véritable enjeu est de faire de ces traitements (ou des vaccins) des biens communs, ce qui est tout autre chose que s’accrocher à la promotion de telle ou telle substance.
Les discours complotistes ont leurs talons d’Achille
Croyant profiter de l’aubaine de la survenue de l’épidémie pour diffuser leurs discours, complotistes et obscurantistes sont cependant contraints de s’exposer de multiples façons. La diffusion de thèses et de fakes multiples met de la confusion et une ambiance malsaine sur les réseaux sociaux ? Vrai, mais du coup chacun se prend à être plus vigilant et exigeant sur ce qui circule. Les mêmes diffusent des discours contradictoires (contre le port du masque et pour la gratuité, anti-vaccin et pour s’assurer qu’il s’agira d’un bien commun…) et cela se voit. Ce sont toujours les mêmes sites ressources qui sont proposés par les aficionados du complot, et il suffit de se renseigner un peu pour trouver que les mêmes sont anti-vaccins, anti-masques, croient aux illuminatis (littéralement : illuminés), pensent que le vaccin est destiné à imposer la 5G dans nos gènes et, parfois, soutiennent les antisémites, Dieudonné et Alain Soral.
Du coup, la situation est paradoxale : l’omniprésence des discours complotistes sur les réseaux, leur profusion interrogent leur crédibilité (c’est un peu trop !). Et il est devenu aisé, en quelques clics, de démentir une citation tronquée, de rechercher les données qui démontent une affirmation curieuse, de savoir qui parle (ou de demander qui se cache derrière l’anonymat). De plus, un phénomène nouveau semble se produire : les discours complotistes exposent leurs incohérences (l’épidémie n’a jamais existé / elle n’existe plus ; personne n’est mort du Covid-19 / l’épidémie est terminée etc.), et face à eux des arguments rationnels s’articulent et se complètent. C’est pourquoi il est permis de considérer que le triomphe de l’obscurantisme est loin d’être acquis et de formuler l’hypothèse que les complotistes pourraient bien se brûler les ailes en se frottant au plus grand nombre.
Gilles Alfonsi
Des ressources anti-complots
• Site effectuant une veille sur les sites ayant publié de fausses informations sur le Covid-19 (42, dont une dizaine d’extrême droite, rien qu’en France !) : NewsGuard, ici :
https://www.newsguardtech.com/fr/coronavirus-misinformation-tracking-center/
• Plate-forme collaborative contre la désinformation, ici :
https://www.hoaxbuster.com/covid19
• Observatoire du conspirationnisme, ici :
http://www.conspiracywatch.info/
• Sur Wikipedia, la page désinformation sur la pandémie de Covid-19 offre un nombre considérable de références utiles pour déconstruire les fakes, ici :
https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9sinformation_sur_la_pand%C3%A9mie_de_Covid-19
• Sur le site de l’INSERM, Canal-detox lutte en vidéo contre les fausses infos, ici :
https://presse.inserm.fr/canal-detox/
BONUS. La responsabilité particulière de certaines télés
Le gouvernement n’est pas le seul à donner du grain à moudre aux complotistes. Le traitement médiatique du Covid-19 par les chaînes télévisés, en particulier par les chaînes d’information en continue, nourrit les discours obscurantistes. C’est à la fois lié aux commentateurs souvent faiblards, à la présence parmi les invités d’experts bidons et à la mauvaise mise en scène quotidienne de l’actualité de l’épidémie.
Citons l’exemple des statistiques quotidiennes de cas, d’hospitalisations ou d’entrées en réanimation. Elles sont constamment présentées comme reflétant l’évolution au jour le jour de l’épidémie elle-même, là où elles correspondent à la prise en compte des données locales remontées par le système épidémiologique (ce qui nécessite du temps). Ainsi, tous les dimanches, les données sont basses, et c’est présenté comme une surprise alors que cela reflète le rythme de collectes des données (et c’est pourquoi le mardi donne à voir une prétendue reprise, alors que les données sont justes plus complètes).
Face au sensationnalisme des présentateurs, qui jouent de jour en jour aux montagnes russes de l’annonce imminente de la seconde vague à l’interrogation sur son absence, les obscurantistes ont beau jeu de parler de chiffres faux ou manipulés. Il y a bien là une responsabilité propre du quatrième pouvoir, car ce sont bien les médias qui mettent à leur sauce les données de Santé publique France. Il manque sur les plateaux et dans les équipes des télés un vrai travail… journalistique.
G.A.