Au début du mandat de Barack Obama, la gauche se réjouissait de travailler avec un président qui avait ancré sa campagne dans le camp progressiste et qui, des années plus tôt, avait lui-même travaillé comme militant associatif. Mais leur enthousiasme a été de courte durée.
À l’époque, Joseph Geevarghese était à la tête d’une coalition syndicale. À de multiples reprises, il s’est réuni avec le groupe de travail de la Maison-Blanche qui planchait sur les familles de la classe moyenne et qui était dirigé par [le vice-président de l’époque] Joe Biden.
Il défendait un salaire minimum fédéral de 15 dollars l’heure, parmi d’autres revendications favorables aux travailleurs, et il se souvient que l’équipe de Biden répondait à ces demandes par un non catégorique. “Nos échanges pendant ce premier mandat ont été particulièrement décevants et exaspérants”, raconte Geevarghese :
“Nous avions investi des forces et des moyens, et nous espérions vraiment que des changements arriveraient sous la direction d’un président ‘progressiste’. Mais tout est resté au point mort.”
À l’approche de la présidentielle du 3 novembre, alors que Joe Biden a une longueur d’avance dans les sondages nationaux et dans les principaux États susceptibles de basculer, les militants de la gauche sont prêts, s’il est élu, à défendre leurs objectifs plus fermement et sans délai.
Mobilisation massive
Dans ces milieux, on évoque une stratégie qui associe à la fois des manœuvres dans le petit monde de la politique et de l’agitation dans la sphère publique – comme les manifestations des employés de la restauration rapide ou de [la chaîne d’hypermarchés] Walmart, et celles des dockers du port de Los Angeles qui ont fait pression sur le gouvernement Obama pendant son second mandat.
Selon Geevarghese, une mobilisation massive des progressistes sera indispensable pendant les cent premiers jours d’un éventuel mandat de Biden. “Il n’y aura pas de lune de miel”, prévient-il.
Ses propos font écho à l’impatience de la gauche qui, depuis des mois, a mis ses revendications en sourdine, l’équipe de campagne de Joe Biden l’implorant de faire front commun pour vaincre Donald Trump dans les urnes.
Aucun répit après l’élection
Le grand favori de la gauche, le sénateur du Vermont [et ex-candidat aux primaires démocrates] Bernie Sanders, a lui-même annoncé son soutien à Joe Biden dès le mois d’avril. Et nombre des partisans de Sanders coopèrent aujourd’hui avec le camp Biden dans le cadre de “groupes de cohésion”.
Mais ces mêmes partisans avertissent qu’ils n’accorderont à l’ancien vice-président aucun répit passé l’élection.
“Bernie a affirmé sans ambiguïté qu’après l’élection […] nous ne manquerons pas de rappeler Joe Biden à ses engagements progressistes”, martèle Faiz Shakir, l’un des principaux conseillers de Sanders. Il ajoute que Biden “a formulé des promesses assez concrètes” sur la politique climatique, notamment des investissements dans les énergies propres et les logements écologiques à loyer modéré.
Joseph Geevarghese est aujourd’hui directeur exécutif du collectif Our Revolution [“Notre révolution”], créé dans le sillage de la première campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016. L’ancien syndicaliste incarne aujourd’hui une union plus globale de la gauche autour du programme socialiste défendu par Sanders.
Maikiko James, de Los Angeles, se souvient d’avoir rejoint les rangs des Democratic Socialists of America [parti socialiste démocratique] “dès l’élection de Donald Trump, en 2016”, et il siège aujourd’hui à son comité national.
Il n’est pas le seul : le nombre d’adhérents de cette formation politique a triplé dans l’année où Trump a été élu, puis il a continué de croître pendant son mandat, et il a enregistré un nouveau pic pendant la pandémie de Covid-19, bien qu’avec un total de 71 000 membres l’organisation reste de taille modeste.
Une brochette d’élus très à gauche
Quand bien même, elle peut se targuer de quelques réussites médiatiques : en 2018, l’élection à la Chambre des représentants de la jeune députée de la 14e circonscription de New York, Alexandria Ocasio-Cortez et celle de Rashida Tlaib dans le Michigan. En 2020, la victoire aux primaires démocrates de Jamaal Bowman dans la 16e circonscription de New York et celle de Cori Bush dans le Missouri. Tous deux ont de grandes chances d’être élus dans leurs districts lors des législatives du 3 novembre.
Si Joe Biden remporte la présidentielle, la gauche progressiste et ses alliés au Congrès chercheront à le tirer de leur côté. Au contraire, les démocrates des districts indécis et des États pouvant basculer du côté des républicains pousseront Joe Biden à faire preuve de retenue.
Biden lui-même a fait campagne avec un programme moins ambitieux que celui de Bernie Sanders et d’autres rivaux démocrates : il rejette notamment la couverture maladie universelle et le Green New Deal, auxquelles il préfère des mesures plus modérées.
Faire de Kamala Harris une alliée
Comment atteindre des objectifs progressistes malgré ces obstacles ? De nombreux militants de gauche répondent qu’ils aborderont ce défi en agissant de l’intérieur et de l’extérieur. Faiz Shakir cite par exemple les efforts mis en œuvre pour que Joe Biden nomme des progressistes aux postes clés de son gouvernement et pour qu’il intègre à son programme des valeurs progressistes.
David Kim, un démocrate de l’aile gauche du parti qui a pour ambition de déloger le candidat démocrate Jimmy Gomez dans la 34e circonscription de Los Angeles, affirme que [la candidate à la vice-présidence] Kamala Harris pourrait être une alliée à la Maison-Blanche. Malgré un bilan centriste en matière de justice pénale, l’orientation de sa campagne a laissé entendre qu’elle était sensible aux idées progressistes.
Mais pour beaucoup à gauche, agir dans le cadre des cercles politiques et des institutions n’a guère d’intérêt. Faire changer les choses grâce aux élections est une stratégie depuis longtemps critiquée par les militants et les idéologues de la gauche, qui, au contraire, veulent privilégier la mobilisation permanente, le travail de terrain et la pression exercée sur les élus entre les échéances électorales. “Voter est le strict minimum que nous puissions tous faire”, résume Maikiko James.
“J’ai toujours considéré la politique électoraliste comme une sorte de racket”, affirme Shahid Buttar. Pourtant, il mène actuellement – non sans idéalisme – une campagne électorale dans la circonscription de [la présidente démocrate de la Chambre des représentants] Nancy Pelosi à San Francisco, en vue de l’y déloger. Il précise :
“Bernie Sanders m’a montré le chemin, le moyen de mettre les élections au service des mouvements sociaux, pour qu’ils grandissent au lieu d’être vidés de leurs forces vives.”
Sit-in, manifestations, grèves générales
Mais Shahid Buttar va plus loin : il soutient les sit-in, les manifestations comme celles du mouvement Occupy Wall Street, et surtout les grèves générales. “Quand les travailleurs s’arrêtent en masse, nous avons une influence que nous ne pouvons obtenir par aucun autre moyen”, explique-t-il.
À certains égards, cette forme de militantisme se développe dans tous les États-Unis depuis le printemps, avec les manifestations contre les violences policières et pour la justice raciale de grande ampleur organisées dans le sillage du mouvement Black Lives Matter. Manifestations qui ont aussi été accompagnées de journées de grèves, de sit-in et d’occupations sous diverses formes de l’espace public.
“Pourquoi est-ce que ce sont de nouvelles figures de proue, et non de vieux routiers de la politique bien installés en quête de leur prochain boulot, qui ont réussi à mobiliser la population sur ces sujets ? interroge Jonathan Tasini, écrivain et ancien dirigeant syndical partisan de Bernie Sanders. Comment ces tactiques se sont-elles articulées et comment peut-on s’en inspirer pour faire pression sur le gouvernement de Joe Biden ?”
Pour Steve Paul, délégué pro-Sanders à la convention démocrate de 2020 et militant au sein de l’association One Pennsylvania, la menace permanente des violences policières démontre qu’on ne peut s’appuyer uniquement sur les élus pour faire changer les choses.
“Élire Barack Obama à la Maison-Blanche n’a pas empêché la police de tuer des Noirs dans la rue, alors élire un nouveau président ne suffira pas à résoudre les problèmes des Noirs.”
Résister aux sirènes de droite
Pour l’instant, le Parti démocrate conserve des dirigeants modérés, et un gouvernement avec à sa tête Joe Biden et Kamala Harris a peu de chance de changer cette dynamique.
Certains à gauche élaborent des stratégies pour mobiliser les militants et influer sur un éventuel gouvernement Biden, mais beaucoup craignent que les pontes du parti ne les invitent même pas à la table des négociations.
“La toute première chose consistera à ne plus prétendre qu’on est d’accord”, affirme Buttar. Selon lui, nombreux sont ceux qui ont fait cette concession pendant les premières années de la présidence Obama, lui permettant d’être moins soumis à la pression de l’aile gauche du parti et le poussant à surtout répondre aux exigences de la droite.
Aujourd’hui, après deux campagnes présidentielles de Bernie Sanders et un été de manifestations, les militants de gauche n’ont aucune intention de faire à nouveau des faveurs à l’establishment du Parti démocrate.
Joseph Geevarghese avertit :
“Nous n’allons pas nous contenter de réunions et de festivités à la Maison-Blanche. Notre action sera militante et aura lieu dans la rue.”
Brian Contreras
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