La nouvelle est tombée quelques jours seulement après l’attentat de Conflans-Saint-Honorine (Yvelines). Elle vient confirmer deux choses : une information opportunément distillée dans Le Point [1] par l’entourage de la ministre en charge de la « citoyenneté », Marlène Schiappa, mais aussi le confusionnisme dans lequel l’exécutif est en train de sombrer [2]. Mardi 20 octobre, dans un curieux effet de sens, Matignon a fait savoir que l’Observatoire de la laïcité (ODL), organisme gouvernemental créé en 2007, devait « évoluer parce que la menace contre la République a radicalement changé » et qu’« aujourd’hui les ennemis de la République développent une action diffuse et insidieuse de contestation de nos lois et de nos valeurs ».
« Il doit évoluer, parce qu’il doit être possible en France de défendre la laïcité sans être taxé d’islamophobie et de défendre la laïcité sans être instrumentalisé politiquement », a indiqué l’entourage de Jean Castex, en précisant que ce dernier recevrait « dans les tout prochains jours » Jean-Louis Bianco, qui préside cette instance depuis 2013, « pour lui faire part de la décision du gouvernement ». « Il ne s’agit pas simplement d’une question de personnes », a assuré Matignon, qui souhaite un ODL « davantage en phase avec la stratégie de lutte contre les séparatismes » – stratégie que ses préconisations avaient pourtant largement inspirée [3].
Quoi qu’en dise la rue de Varenne, ce sont bel et bien des personnes qui sont mises sur la sellette. En l’occurrence, Bianco et son bras droit, Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, régulièrement ciblé sur les réseaux sociaux, comme il le rappelait encore en juillet dernier [4]. Contrairement à ce que sous-entend l’entourage du premier ministre en rappelant que « les règlements de comptes par voie de presse ne sont pas appropriés », les deux hommes n’ont souhaité faire aucun commentaire sur le sujet ni sur les attaques dont ils font de nouveau l’objet depuis quelques jours.
Lundi, Jean-Louis Bianco s’est contenté de retweeter [5] le papier du Point dans lequel l’entourage de Marlène Schiappa s’en prenait directement à Nicolas Cadène, pour défendre son numéro 2 avec le commentaire suivant : « Si cela était vrai, outre le procédé détestable (aucun appel, réunions de travail encore il y a quelques jours au ministère), outre le mensonge des accusations anonymes, cela serait donner raison aux identitaires, contre un vrai serviteur de la laïcité, reconnu de tous sur le terrain. »
Dans l’article en question, un proche de la ministre déléguée en charge de la « citoyenneté » déclarait en effet que le rapporteur général de l’ODL n’était « plus crédible ». « Il semble plus préoccupé par la lutte contre la stigmatisation des musulmans que par la défense de la laïcité. Le fait qu’il s’affiche et discute avec le CCIF [Collectif contre l’islamophobie en France, que Gérald Darmanin veut dissoudre – ndlr [6]] a achevé d’agacer en très haut lieu », ajoutait cette même source, reprenant les arguments que martèlent depuis des années Manuel Valls et ses soutiens du Printemps républicain, mouvement fondé par le politologue Laurent Bouvet et l’ancien préfet Gilles Clavreul.
En 2016 déjà, l’ancien premier ministre avait accusé l’organisme d’être trop accommodant dans sa défense de la laïcité et d’en « dénaturer la réalité ». Un an plus tard, dans les colonnes de L’Obs [7], il lui reprochait même de faire « cause commune avec des organisations comme Coexister ou le CCIF, proche des Frères musulmans ». L’attentat de Conflans-Saint-Honorine a donc relancé des hostilités anciennes et récurrentes, émanant de militants autoproclamés « laïcs ».
Il n’aura fallu que quelques jours pour que Manuel Valls profite du drame pour critiquer de nouveau l’ODL. « Empêché, je n’ai pas réussi à changer l’orientation de l’Observatoire de la laïcité et ses responsables, coupables de tant de renoncements. Je ne cesse d’alerter : les pouvoirs publics ne peuvent pas s’appuyer sur cette institution pour promouvoir la laïcité. Il est temps d’agir », a-t-il tweeté lundi [8]. « Le temps des copinages politiques suffit. Jean-Louis Bianco doit partir car il désarme la République en mettant l’Observatoire de la laïcité au service de ses ennemis. Des laïques (dont ma tribune) le demandent depuis l’attentat du Bataclan ! », a également affirmé l’essayiste Caroline Fourest, en republiant un texte daté de 2016 [9].
L’argumentaire développé par Matignon pour justifier la nécessité d’une « évolution » de cette instance gouvernementale et du « renouvellement » de ses équipes prouve à quel point le premier ministre n’a aucune connaissance du travail qu’elles fournissent. « L’Observatoire de la laïcité doit évoluer, parce qu’on ne peut pas se contenter de publication de rapport et de guides pédagogiques pour accompagner l’action du gouvernement », se contente d’expliquer l’entourage de Jean Castex, sans aucune référence à son action sur le terrain, qui constitue pourtant l’essentiel de ses missions.
Surtout, cette façon de sceller le sort de l’organisme trois jours après l’assassinat terroriste de Samuel Paty en dit long sur l’évolution du pouvoir exécutif. Emmanuel Macron, qui refusait tout confusionnisme il y a encore quelques mois [10], mélange désormais tous les sujets face à l’émotion. Ce faisant, il renie tout ce qu’il défendait lors de cet entretien accordé à Mediapart [11], en novembre 2016. « La question, c’est comment on sort de ça ? On sort d’abord en distinguant les sujets, expliquait-il à l’époque. Bien souvent dans le débat qu’on a sur l’islam, on confond tout. La folie c’est qu’on ravive ces débats dès qu’il y a un attentat. »
Selon nos informations, le président de la République a tout de même fait savoir qu’il ne goûtait guère aux ambiances de « chasse aux sorcières » et qu’il souhaitait que Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène restent en poste jusqu’à la fin de leur mandat, en avril prochain. Mais quoi qu’il ressorte de l’échange qu’auront bientôt le président de l’Observatoire de la laïcité et le premier ministre, le mal est déjà fait. Il crée d’ailleurs de nombreux remous au sein de la majorité parlementaire, où plusieurs députés ont affiché leur soutien au cours des vingt-quatre dernières heures.
« Créé en 2007 par le Président Chirac, @ObservLaicite effectue un travail remarquable, avec des moyens limités malgré les enjeux. Transpartisan, en lien avec la réalité de terrain, il est indispensable. Plus que d’une remise en cause, il a besoin d’être conforté ! », a par exemple réagi le vice-président La République en Marche (LREM) de l’Assemblée nationale, Hugues Renson [12]. « Décrier l’@ObservLaicite, @jeanlouisbiancoet @ncadene serait renoncer au principe même de laïcité tél que défendu par A. Briand : un principe libéral de cohésion nationale. L’ODL défend la laïcité, la promeut, dans nos institutions et partout sur les territoires. Une nécessité », a également écrit sa collègue de banc Fiona Lazaar [13].
Qu’ils soient remerciés sur le champ ou qu’ils partent au printemps prochain, les départs annoncés – et le désaveu qui l’accompagne – de Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène pose une autre question essentielle : qui les remplacera ? Laquelle question en induit une deuxième : puisque leurs deux profils ne conviennent plus au pouvoir, quelle ligne l’emportera ? Sur les réseaux sociaux, qui restent le terrain de jeu favori des identitaires, plusieurs noms, dont celui de Caroline Fourest, circulent déjà. Rien ne dit à ce jour ce qu’il en sera in fine.
Mais une chose est sûre : l’offensive lancée en début de quinquennat par Manuel Valls [14] et ceux qu’Emmanuel Macron qualifiait à l’époque de « laïcistes » a porté ses fruits. Ce sont en effet des proches de l’ancien premier ministre qui occupent aujourd’hui les postes de secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), avec Christian Gravel, dont le nom a été soufflé au président de la République par Marlène Schiappa, et de délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), avec Frédéric Potier.
À Beauvau, la ministre déléguée en charge de la « citoyenneté » a également nommé à son cabinet Thomas Urdy, un ancien élu de Trappes (Yvelines) qui affiche un soutien sans faille au Printemps républicain sur son fil Twitter [15]. Ce dernier occupe officiellement [16] le poste de « conseiller en charge des relations avec les élus et les collectivités », titre auquel a été ajoutée la mention « référent laïcité ».
Territoires de progrès [17], le mouvement censé incarner « l’aile gauche » de la majorité, est lui aussi rempli d’élus LREM qui s’inscrivent dans cette même ligne, celle qu’Emmanuel Macron résumait sous l’expression « laïcité revancharde » il y a encore quatre ans. On y retrouve notamment le député vallsiste Francis Chouat, ou encore Anne-Christine Lang qui s’est dernièrement illustrée en s’en prenant à Maryam Pougetoux [18] parce qu’elle portait un voile pendant son audition en commission Covid, à l’Assemblée nationale – ce qui n’était pourtant pas interdit par le règlement du Palais-Bourbon.
Lors d’une précédente polémique visant déjà la vice-présidente de l’Union nationale des étudiants de France (Unef), Nicolas Cadène avait rappelé, comme il le fait depuis des années dès lors que surgit un énième débat délirant sur le voile, les règles du droit en la matière [19]. Mais pour les détracteurs du rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, ces règles ne suffisent plus. Ils veulent les faire évoluer. Avant, ils l’exprimaient sur Twitter, loin des acteurs de terrain avec lesquels travaille quotidiennement l’organisme. Désormais, ils sont entendus par le pouvoir exécutif.
Ellen Salvi