Néonicotinoïdes, fin de partie. L’Assemblée nationale a voté mardi la levée de l’interdiction de ces substances chimiques dans l’agriculture française, qui était en vigueur depuis 2018. Cette dérogation, valable pour trois ans et pour l’instant limitée à la culture de betteraves sucrières, a été fustigée par l’opposition, groupe EDS (Écologie démocratie solidarité, composé pour une grande partie de transfuges de la République en marche) en tête, fortement mobilisée contre ce projet de loi et à l’origine de nombreux amendements, tous rejetés.
Alors que la France avait été pionnière en Europe pour l’interdiction de ces substances, ce texte de loi va faire date. Les produits susceptibles de bénéficier d’une dérogation à l’interdiction des néonicotinoïdes seront précisés par décret. Malgré cette porte ouverte à un retour en arrière sur l’usage des produits phytosanitaires en agriculture, le projet de loi a été adopté par 313 voix contre 158.
Au cours du débat long de plusieurs heures, qui s’est terminé lundi tard dans la nuit, l’hémicycle s’est fait l’écho de nombreuses contre-vérités sur ces insecticides neurotoxiques se présentant sous la forme de semences enrobées. Retour sur quelques-unes d’entre elles, avec l’éclairage d’un spécialiste, Jean-Marc Bonmatin, chercheur au CNRS.
- « Une betterave ne fait pas de fleurs, une betterave n’attirera donc jamais d’abeilles. » (Julien Dive, LR)
De fait, la betterave, récoltée avant de faire des fleurs, n’attire pas par elle-même les abeilles. Mais le problème, indique le chercheur Jean-Marc Bonmatin, c’est que les néonicotinoïdes ne se limitent pas du tout aux betteraves et ne causent pas seulement des dégâts sur les abeilles. « Ils contaminent les sols, l’air, les eaux de surface, et de ce fait ont des impacts sur tous les pollinisateurs, les invertébrés du sol, les invertébrés aquatiques et même les vertébrés que nous sommes. »
Des études scientifiques ont ainsi montré que l’on trouvait parfois davantage de néonicotinoïdes dans le champ voisin que dans le champ qui avait été traité. Parmi celles-ci, une étude réalisée par Jean-Marc Bonmatin et d’autres chercheurs, publiée par la revue Environmental Pollution en 2019, a mis en évidence des traces de néonicotinoïdes jusqu’à 10 km du champ traité.
Dans un entretien à Mediapart [1], l’écologue Vincent Bretagnolle, qui étudie l’impact des néonicotinoïdes sur les abeilles depuis une vingtaine d’années, raconte également les expérimentations qui l’ont conduit à trouver des traces de néonicotinoïdes complètement en dehors des parcelles traitées.
- « Les néonicotinoïdes se fixent sur les argiles. Ils sont très difficilement lessivables. Pour qu’ils soient solubles, il faut dépasser les capacités de rétention des sols, ce qui n’arrive qu’en cas de forte inondation. » (Jean-Baptiste Moreau, LREM)
Au contraire, indique Jean-Marc Bonmatin : « Les néonicotinoïdes sont solubles dans l’eau car ils sont solubles dans la sève. Ils sont véhiculés par lixiviation, ou encore par lessivage, et finissent dans les ruisseaux. Tout cela se balade. L’eau contaminée est le vecteur principal de contamination de tout l’environnement par les néonicotinoïdes. C’est ainsi que sont touchés les invertébrés terrestres et aquatiques. »
Aux États-Unis et en Chine, des études commencent à faire état de l’arrivée des néonicotinoïdes dans les nappes phréatiques : on trouve des traces dans de l’eau potable (voir notamment cette étude américaine, ainsi que cette étude chinoise). Dans une évaluation canadienne de 2016, trois néonicotinoïdes apparaissent au rang des pesticides identifiés comme menaçant les organismes aquatiques des eaux de surface.
- « Il n’existe aucune étude sur la santé humaine. Les néonicotinoïdes ne sont pas en proportion suffisante pour porter atteinte à la santé humaine. » (Jean-Baptiste Moreau, LREM)
Faux. Plusieurs scientifiques étudient l’impact des néonicotinoïdes sur la santé humaine. Alors que ces produits neurotoxiques ne sont pas censés avoir d’impact sur les mammifères mais seulement sur les insectes, une étude réalisée au États-Unis sur des mammifères de taille équivalente aux humains fait le lien entre une consommation d’eau contaminée par les néonicotinoïdes et des problèmes physiologiques et de reproduction. L’expérience, publiée en 2019 dans la revue Nature, repose sur une étude des biches et des faons.
Une autre équipe, autour du chercheur Andria Cimino, faisait état en 2016, dans Environmental Health Perspectives, des recherches sur l’impact des néonicotinoïdes sur la santé humaine. Ont été identifiés : les perturbations endocriniennes, les troubles du spectre autistique, la tétralogie de Fallot (malformation cardiaque congénitale), l’anencéphalie (malformation congénitale provoquant des fausses couches), ainsi que des problèmes de neuro-développement.
Plus récemment, des chercheurs japonais auxquels est associé Jean-Marc Bonmatin détectaient des néonicotinoïdes dans la première urine de nouveau-nés qui avaient un déficit considérable de poids à la naissance, alors que ces insecticides n’étaient pas censés passer la barrière placentaire.
« D’autres travaux font le lien avec les cancers du foie, de la thyroïde, des testicules chez l’animal, précise Jean-Marc Bonmatin. La nocivité de néonicotinoïdes fait en réalité l’objet d’un consensus global. » L’Agence canadienne de réglementation de la lutte antiparasitaire (ARLA) a d’ailleurs classé les néonicotinoïdes comme perturbateurs endocriniens potentiels dès 2007.
- « Les insecticides en pulvérisation sont encore plus désastreux pour l’environnement que les néonicotinoïdes. » (Bruno Millienne, MoDem)
Cela se discute, indique Jean-Marc Bonmatin. « La différence, c’est que les pulvérisations, cela se voit et ça ne fait pas plaisir. Mais si 80 % des insecticides utilisés en pulvérisation se répandent dans l’atmosphère, 80 % des néonicotinoïdes en enrobage de semences se répandent dans les sols. »
Le chercheur recommande des traitements ciblés, limités aux quelques mètres carrés attaqués lorsque les pucerons arrivent. « Ce n’est absolument pas ce que veulent faire les betteraviers. Eux, ce qu’ils veulent, c’est une forme de traitement préventif : répandre le produit tout au long de la saison, hiver doux ou pas, sans même savoir s’il y aura ou non des ravageurs. C’est comme si vous preniez un antibiotique tout l’hiver pour ne pas attraper d’angine. On veut tuer un puceron porteur de virus et, pour cette raison, on va tuer tous les insectes et tous les invertébrés utiles. »
- « Toutes ces solutions que vous proposez, le biocontrôle, les réductions de parcelles, les haies, les bandes enherbées, le bio…, elles n’ont jamais été testées. » (Grégory Besson-Moreau, rapporteur de la loi, LREM)
Comme nous le racontions à travers ce reportage, il existe des producteurs bio dont les rendements de betteraves ne sont que faiblement touchés par l’épidémie de jaunisse véhiculée par les pucerons verts. Ces agriculteurs ont pour la plupart suivi des phases d’expérimentation avec les deux géants du secteur, les groupes sucriers Terreos et Christal Union, et leurs résultats sont tout à fait probants.
Pour éviter les produits chimiques, ils utilisent les techniques agronomiques favorisant la lutte biologique et la régénération des sols (haies, compost, diversité de cultures, longues rotations sur les parcelles).
« Dire qu’il n’y a pas d’alternatives est complètement faux, estime Jean-Marc Bonmatin. Outre les techniques de l’agriculture biologique, on peut aussi planter des espèces plus résistantes pour éviter les dégâts des ravageurs. Ce sont en fait les combinaisons de techniques agronomiques préventives et curatives ciblées qui sont de bonnes alternatives. Les néonicotinoïdes en enrobage de semences, c’est tout le contraire. »
- « La chute vertigineuse des rendements risque de faire disparaître la filière betterave. » (Lise Magnier, Agir ensemble)
Face aux 46 000 emplois de l’industrie sucrière, l’argument du risque d’un effondrement de la filière betterave a été repris en boucle par les élus de la majorité, ainsi que par le ministre de l’agriculture, Julien Denormandie. La betterave sucrière française ne se porte pourtant pas si mal : la France est le premier producteur européen et le deuxième mondial. Elle exporte chaque année la moitié de sa production.
« C’est une production qui a augmenté de 200 à 300 % ces 30 dernières années, rappelle Jean-Marc Bonmatin. Dans ce contexte, une perte de 10 à 15 % de la production, en raison d’une maladie qui s’est propagée du fait de conditions climatiques particulières, n’est pas dramatique. En réalité, les pucerons de cette année ne sont peut-être qu’un prétexte. J’ai souvent entendu de tels arguments (tournesol, colza, maïs, etc.) et aucune filière agricole ne s’est effondrée à cause de l’interdiction des néonicotinoïdes. Les betteraviers usent des mêmes arguments depuis cinq ans ! »
Amélie Poinssot