Vincent Bretagnolle fait partie des chercheurs en pointe, en France, sur les néonicotinoïdes. Entendu par une audition d’experts scientifiques organisée par le groupe EDS (Écologie Démocratie Solidarité) à l’Assemblée nationale le 21 septembre, cet écologue directeur de recherche au CNRS a créé et dirige depuis 1994 la « Zone Atelier », un vaste laboratoire à ciel ouvert de 450 km2 situé dans les Deux-Sèvres, constitué de champs d’agriculteurs où sont étudiées, entre autres, les populations d’abeilles.
Dans un entretien à Mediapart, il revient sur l’état des connaissances autour de cet insecticide systémique se présentant sous la forme de semences enrobées. Le pouvoir destructeur de ces molécules sur le vivant est tel que la volonté actuelle du gouvernement de réintroduire l’usage des néonicotinoïdes dans la culture de betteraves sucrières apparaît comme un déni de réalité.
Le projet de loi levant l’interdiction sur l’utilisation de ces produits, que l’ancien ministre de l’écologie Nicolas Hulot a appelé dimanche « à ne pas voter », est examiné à partir de lundi par les députés à l’Assemblée nationale.
Qu’est-ce que la Zone Atelier et à quels résultats êtes-vous parvenus ?
Vincent Bretagnolle : La Zone Atelier existe depuis 1994. Depuis l’origine, l’objectif est de proposer un modèle agricole alternatif au modèle productiviste, notamment en grandes cultures. Nous nous sommes intéressés à l’agro-écologie – avant que ce terme ne devienne à la mode – un modèle agricole qui privilégie la nature et la biodiversité en tant qu’alliées plutôt que de combattre cette dernière avec les intrants chimiques, azote minéral et pesticides.
Nous avons commencé à nous intéresser aux abeilles à partir de l’apparition du CCD, le « Colony Collapse Disorder », maladie qui s’est développée en France dès les années 2000 et surtout aux États-Unis à partir de 2007, provoquant des taux de pertes hivernales allant de 25 à 50 % : les abeilles ne revenaient plus à la ruche. Dans le monde entier, des chercheurs ont travaillé là-dessus.
C’est pourquoi de notre côté, nous avons lancé un programme de recherche sur l’écologie de l’abeille, en partant notamment de son alimentation. Nous avons mis en évidence un gros problème : la disparition des fleurs dans les champs a entraîné une perte de nourriture pour les abeilles.
Cela nous a conduits à nous intéresser aux pesticides à partir de 2011. Nous nous sommes mis à travailler sur le néonicotinoïde le plus problématique pour les abeilles : le thiaméthoxame, qui est utilisé dans les plantations de colza.
Qu’avez-vous pu démontrer ?
Notre première expérimentation conduite sur les champs des agriculteurs, pilotée par Mickaël Henry, de l’INRA d’Avignon, a montré que le retour des abeilles à la ruche était extrêmement altéré à cause de la présence de néonicotinoïdes.
Cette première étude, publiée en 2012 dans la revue Science, a eu un tel écho médiatique que Stéphane Le Foll [alors ministre de l’agriculture – ndlr] a décidé du jour au lendemain un moratoire sur la molécule de thiaméthoxane dans les cultures de colza. Nous étions alors début 2013. Un mois plus tard, le moratoire était repris à l’échelle de l’Union européenne.
Dans un deuxième article, analysant les mêmes données un peu différemment, nous avons précisé l’impact du thiaméthoxame sur le retour des abeilles à la ruche, et notamment montré que plus la dose ingérée était élevée, plus le retour à la ruche était touché. Cela a fait l’objet d’un article dans la revue Nature Communications en 2014.
Les firmes du secteur ont ensuite essayé de démentir nos arguments et ont produit une série de contre-études. Le ministère lui-même a décidé de lancer une contre-étude en France, au vu de l’émoi que notre article a suscité dans les instituts techniques et le monde agricole. L’institut Cetiom (aujourd’hui Terres Inovia), missionné pour ce travail, s’est vu confier la responsabilité de l’étude et s’est tourné vers nous pour réaliser une nouvelle expérimentation sur la Zone Atelier.
Cette fois-ci, le protocole était assez original : plutôt que d’empoisonner directement les abeilles à base d’un sirop de sucre dans lequel était dilué du thiaméthoxame, c’est le milieu qui a été manipulé. Des dizaines d’agriculteurs ont accepté de planter du colza enrobé de néonicotinoïde sur des milliers d’hectares, tandis que des ruches étaient disposées à des distances croissantes de cette zone (allant du centre même à plus de 10 km). Ce protocole permettait de répondre aux firmes qui assuraient que les doses contenues dans le sirop de sucre étaient plus élevées que ce que l’on trouve en conditions réelles.
Le résultat a confirmé notre précédente étude, et a été publié par la revue de l’Académie des sciences anglaise, Proceedings of the Royal Society : en conditions naturelles, le taux de retour à la ruche des abeilles est également très affecté, et la mortalité augmente avec l’âge des abeilles. C’est ce que l’on appelle les effets sublétaux ; ils n’avaient encore jamais été démontrés en nature.
Mais ce n’était pas ça le plus extraordinaire.
Le plus surprenant, ce fut les résultats des dosages réalisés par l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) sur nos prélèvements dans le jabot des abeilles [leur réservoir à nectar – ndlr]. L’organisme n’a pas seulement détecté le thiaméthoxame utilisé par les cultivateurs de colza, mais également l’imidaclopride, un néonicotinoïde utilisé dans le blé, plus connu sous le nom de « Gaucho », alors qu’il n’y avait pas de champs de blé dans l’expérimentation. Une deuxième année d’étude est venue confirmer ce résultat extraordinaire.
Cela signifie-t-il que les néonicotinoïdes se déplacent et peuvent rester plusieurs années dans le sol ?
Cela démontre en effet la large diffusion des néonicotinoïdes ainsi que leur rémanence. En réalité, seule une partie du néonicotinoïde va dans la plante. L’essentiel va dans le sol et peut donc se retrouver dans les cultures suivantes. C’est ce qu’ont mis en évidence plusieurs autres études scientifiques qui montrent que dans le cas du Gaucho, seulement 2 à 20 % du produit se diffuse dans la plante [voir notamment cette publication des chercheurs Thomas Wood et Dave Goulson, qui compile les connaissances sur le sujet – ndlr]. Si du colza est semé là où précédemment du blé traité a été planté, on peut donc retrouver de l’imidaclopride dans le colza à des doses non négligeables, et dangereuses pour les abeilles.
Les fabricants annonçaient sur leurs produits quelques semaines de rémanence. On en est en réalité à plusieurs années ; énormément de données ont été publiées dans des articles à ce sujet.
Dans certains cas de notre étude, nous avons même détecté de l’imidaclopride dans du colza ayant poussé sur des champs après une culture de blé non traité. Cela signifie que la diffusion du néonicotinoïde dépasse le périmètre des parcelles.
C’est d’ailleurs cette étude qui a fait pencher la balance, en 2016, pour le vote de l’interdiction de l’ensemble des néonicotinoïdes : pour la première fois, nous avions la preuve expérimentale qu’il ne suffisait pas d’interdire un néonicotinoïde sur des cultures attractives d’abeilles pour leur éviter d’être contaminées.
C’est ainsi que la France a pris cette voie un peu particulière en Europe, prenant l’initiative, avant tout le monde, d’une interdiction totale. Au niveau européen, seules trois molécules, parmi les cinq principales que compte la famille des néonicotinoïdes, sont interdites. Les deux autres sont sous moratoire, tandis que de nombreuses dérogations ont été promulguées pour celles qui sont interdites.
Depuis, nous continuons nos observations, tous les ans, sur notre zone qui constitue un observatoire unique au niveau européen (l’observatoire Néonet). Dans l’un de nos derniers articles, publié en 2019 dans la revue Stoten, nous avons fait la synthèse de cinq années de données. Nous avons trouvé de l’imidaclopride, en moyenne, dans 50 % de nos parcelles de colza, et certaines années, le taux est monté jusqu’à 96 %.
Pour l’analyse des risques sur les abeilles domestiques et sauvages, et les bourdons, nous avons repris le modèle de l’EFSA [Autorité européenne de sécurité des aliments – ndlr]. Nous avons constaté un taux de 50 % de mortalité pour les abeilles sur 12 % des parcelles. Si l’interdiction des néonicotinoïdes est effective depuis 2018, nous en avons encore trouvé en grande quantité en 2019.
Y a-t-il des désaccords sur les effets nocifs de ces produits et leur diffusion dans la nature ?
Non, il y a un consensus scientifique sur les néonicotinoïdes. Je ne dis pas que 100 % des scientifiques sont d’accord : c’est comme pour le changement climatique, 95 % des scientifiques disent la même chose. Depuis 2015, le consensus est absolu sur les effets des néonicotinoïdes sur les abeilles et les invertébrés.
Les néonicotinoïdes contiennent en effet un principe actif, spécifique aux invertébrés, qui bloque la transmission neuronale. Ce mécanisme ne devrait pas être opérant chez les vertébrés, qui utilisent d’autres médiateurs chimiques, et pourtant il l’est. Plusieurs études publiées sur les oiseaux montrent que cela perturbe leurs migrations. L’absorption peut être fatale : à partir de seulement cinq grains de maïs enrobés avalés, une perdrix meurt.
Environ 1 200 articles ont été publiés ces dix dernières années sur les impacts de ces molécules. De nombreux travaux montrent comment elles ont contaminé des parcelles, même cultivées en bio, les fleurs sauvages… En réalité, on baigne dans les néonicotinoïdes !
Dave Goulson, un des grands spécialistes du sujet, membre de la Task Force internationale de scientifiques indépendants sur les pesticides systémiques, a ainsi retrouvé des néonicotinoïdes sur des bleuets, dans des prairies – certes dans des doses infinitésimales, mais ces molécules, même à dose très faible, peuvent être dangereuses pour les abeilles. Dans une étude prête pour publication, nous montrons également la présence de néonicotinoïdes dans des parcelles pourtant cultivées sans aucun pesticide.
L’usage de ces insecticides systémiques n’est pas du tout limité à la betterave, au colza, ou plus généralement aux grandes cultures. Ils sont également massivement utilisés en arboriculture, dans le coton, le thé… Ce qui pose d’ailleurs un problème aux pays buveurs de thé. Au Japon, le pays le plus en avance sur les études en santé humaine, plusieurs publications ont mis en évidence des problèmes de santé liés à l’absorption de néonicotinoïdes.
En 2017, une étude franco-suisse parue dans Science a montré que 75 % des miels du monde contenaient des néonicotinoïdes, y compris des miels en provenance de pays qui n’en mettaient pas dans leurs champs. On a affaire à une pollution à grande échelle.
Dans les débats en commission parlementaire, les 22 et 23 septembre, plusieurs arguments ont été avancés par les défenseurs du projet de loi ouvrant la voie à des dérogations en matière de néonicotinoïdes. Certains disent que les betteraves, récoltées avant que la plante ne fleurisse, n’attirent pas les abeilles. D’autres ont fait voter un amendement interdisant les « végétaux attractifs d’insectes » sur un champ préalablement traité aux néonicotinoïdes. Que répondez-vous à cela ?
Dans la mesure où au moins 80 % des néonicotinoïdes vont dans le sol, ils finissent par se retrouver dans les cultures mellifères que sont le colza, le tournesol, le lin… sans compter la diffusion dont nous avons déjà parlé dans les prairies et les fleurs sauvages. Donc le fait que les betteraves ne fleurissent pas n’empêche absolument pas la contamination des abeilles, sauvages et domestiques.
Quant à interdire les cultures attractives d’insectes sur un champ de betteraves traitées, cela ne servira à rien, puisque les molécules se diffusent de toute façon dans l’environnement. Les impacts de cette réintroduction des néonicotinoïdes dépassent très largement la seule culture de betterave sucrière.