Dès sa mise en place, le gouvernement de Vichy développa une orientation antisémite, qui imprégna toutes ses actions. Au-delà de leur réelle diversité, les hommes de Vichy partageaient en effet tous la conviction que les juifs constituaient dans la société un corps étranger et parasitaire, qui rongeait le pays. Cette conception leur était d’autant plus chevillée au corps qu’elle s’enracinait dans une vieille idéologie française, où se rejoignaient les héritages de l’antijudaïsme catholique, de la droite antidreyfusarde et des ligues des années 1930.
Vichy et l’antisémitisme d’État français
Dès son installation, le gouvernement de Vichy mit en place une batterie de mesures antisémites. Il fit ainsi adopter, le 22 juillet 1940, une loi permettant de déchoir les mauvais Français de leur nationalité, ce qui permit à l’administration d’appliquer avez zèle la mesure à de nombreux juifs, qui furent 6 000 à se voir privés de leur nationalité française. Au mois d’octobre 1940, le gouvernement voulut voir plus grand, en supprimant de manière rétroactive le décret Crémieux, qui avait accordé en 1870 aux juifs d’Algérie la nationalité française.
Dans le même état d’esprit, le régime de Vichy avait aussi décidé, le 17 juillet 1940, d’éliminer de la fonction publique tous les fonctionnaires dont le père n’était pas français. Cette mesure entraina la radiation immédiate de nombreux juifs, dont les parents étaient venus à la fin du XIXe siècle d’Europe centrale. Vichy concevait le juif comme un étranger qu’il fallait surveiller, ce qui amena, dès le mois de septembre 1940, sa police à constituer un premier fichier juif. Les hommes de Vichy se méfiaient tout particulièrement des juifs étrangers, ce qui conduisit, dès octobre 1940, le maréchal Pétain à autoriser les Préfets à les faire interner, sans contrôle d’une autorité judiciaire.
Vichy était attentif à l’opinion publique et souhaitait convaincre la société française que les juifs constituaient bien une nuisance. Pour ce faire, le gouvernement de Vichy encouragea les journaux antisémites, en abolissant le 27 août 1940 les lois antiracistes qui encadraient la liberté de la presse. La presse d’extrême droite eut les mains libres pour mener une campagne quotidienne de dénonciation des juifs et pour publier les pires caricatures ou feuilletons antisémites.
Vichy entendait surtout mettre en place un antisémitisme d’État, ce qui l’amena à adopter le 3 octobre 1940 un statut des juifs, qui avait valeur constitutionnelle. Sans retirer aux juifs tous leurs droits civils, ce statut en faisait des Français d’un rang inférieur. Il leur interdisait d’occuper un poste de direction, de pouvoir enseigner ou de travailler dans la presse et établissait des quotas professionnels dans les professions libérales.
Dans un rapport adressé à Berlin, Otto Abetz, l’ambassadeur de l’Allemagne à Paris, pouvait ainsi assurer Hitler que « la tendance antisémite de la population française est tellement forte qu’il n’y a pas besoin de faire des demandes de notre côté ». L’antisémitisme de Vichy n’était d’ailleurs en rien lié aux Allemands, mais ressortait du vieil antisémitisme français, plus historique que biologique, qui était cultivé depuis des générations par la droite catholique.
Les hommes de Vichy étaient en revanche bien trop conservateurs pour reprendre à leur compte les théories racialistes des nazis. Si leur antisémitisme les amenait à penser que la France devait prendre des mesures pour réduire les capacités de nuisance qu’ils prêtaient aux juifs, ils étaient toutefois prêts à faire preuve de mansuétude pour ceux qui avaient montré leur désir « d’intégration » dans la société française, en se convertissant ou encore en ayant fait preuve dans les tranchées de leur patriotisme.
Pour les hommes de Vichy, être Français était d’abord et avant tout un héritage, auquel les juifs ne pouvaient prétendre, mais cet honneur pouvait aussi se mériter, ce qui les amenait à tolérer qu’un petit nombre de juifs puisse participer à la société française. C’était là une différence radicale avec l’antisémitisme des nazis, pour lesquels il fallait à tout prix se garder de tous les juifs, afin de protéger la pureté prêtée à la race aryenne. Pour le dire autrement, alors que les nazis s’attachaient d’abord et avant tout à interdire aux juifs d’épouser des aryens, Vichy n’envisagea jamais de telles mesures, qui seraient allées contre les principes du mariage chrétien.
Vichy et l’Allemagne : le choc des antisémitismes
La question juive devint très vite une source de tension entre l’Allemagne et le gouvernement de Pétain, puisque les Allemands s’attachèrent en 1940 à expulser les juifs des territoires qu’ils contrôlaient. Sans égard pour Vichy, ils déportèrent les juifs d’Alsace-Lorraine ou du Luxembourg dans la zone « libre », que contrôlait le gouvernement de Pétain. Vichy, qui s’attachait à limiter l’influence des juifs, ne pouvait accepter cette politique et s’alarma vivement, lorsque les autorités allemandes de la zone occupée commencèrent à expulser les juifs au-delà de la ligne de démarcation.
Soucieux de contrôler ces juifs, les autorités françaises décidèrent de les arrêter, avant de les enfermer dans des conditions souvent terribles dans des camps d’internement, d’où les survivants furent envoyés à Auschwitz à l’été 1942. Surtout, le régime de Vichy ordonna à sa police de refuser l’entrée en zone libre des convois de juifs que les nazis voulaient envoyer. Afin de régler la question, le gouvernement de Vichy se dota en mars 1941 d’un Commissariat général aux questions juives, confié à Xavier Vallat, un vieil antisémite de l’extrême droite française, qui commença à travailler avec les Allemands pour unifier les politiques juives, menées dans la zone libre comme dans la zone occupée.
En juin 1941, Vallat mit au point avec les Allemands un nouveau Statut des juifs, qui uniformisait et renforçait les multiples interdictions professionnelles faites aux juifs, limitant par exemple à 3 % le nombre d’étudiants juifs. Ce statut correspondait parfaitement aux aspirations de Vichy, que Vallat expliquait en affirmant que « les juifs ne sont tolérables dans la société qu’à dose homéopathique ». Tout en considérant les juifs comme globalement inassimilables, Vichy tenait toutefois à laisser, à « dose homéopathique », une porte ouverte aux plus méritants d’entre eux, par exemple à ceux qui pouvaient prouver leur patriotisme, en attestant que leurs ancêtres avaient combattu pour la France en 1870, en 1914 et en 1939.
Surtout, le nouveau statut prévoyait un recensement général des juifs et permettait aux Préfets d’interner administrativement tous les juifs et non plus seulement les seuls juifs étrangers, comme cela avait été le cas en octobre 1940. Enfin, le nouveau Statut des juifs mettait aussi en œuvre une politique d’aryanisation de l’économie française, qui se traduisit par une vaste expropriation des juifs, dont les collections des musées français purent tirer profit, grâce à la confiscation de leurs œuvres d’art.
Vichy et la politique d’extermination des nazis
À partir de 1941, les autorités de Vichy purent constater l’infléchissement de plus en plus notable de la politique antisémite des Allemands, qui s’engageaient ouvertement dans une politique de « solution finale », destinée à éradiquer la totalité des juifs. Après l’entrée de l’URSS en guerre et les premières actions de lutte armée, les Allemands commencèrent à fusiller en masse des otages juifs. Pour aller plus loin, les Allemands souhaitaient que Vichy leur apportât tout son appui. Pour cela, ils exigèrent le départ de Xavier Vallat et son remplacement par le néo-nazi Louis Darquier de Pellepoix en mai 1942.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Pierre Laval en avril 1942, Vichy s’engageait dans une politique de collaboration ouverte avec les Allemands. En juin et juillet 1942, Laval accepta de conclure avec les Allemands un accord, qui prévoyait que la police française arrêterait et leur livrerait tous les juifs étrangers vivant en France, en zone libre comme en zone occupée. Les négociations furent difficiles, en particulier parce que les Allemands ne voulaient rafler que les juifs de plus de 16 ans et que les autorités françaises, qui ne voulaient pas avoir à gérer les orphelins, exigeaient que les enfants partent avec leurs parents.
Au final, les Allemands acceptèrent les exigences françaises et la police de Vichy put commencer l’opération, en menant le 16 juillet 1942 la rafle du Vél d’Hiv, afin d’arrêter une liste de 28 000 juifs étrangers vivant en région parisienne, pour les envoyer à Auschwitz. La rafle du Vél d’Hiv constitua un tournant majeur. Dans les semaines qui suivirent, des rafles massives se mirent en place sur tout le territoire, la police française agissant aussi bien en zone libre qu’en zone occupée.
Les rafles de l’été 1942 furent mal acceptées par l’opinion. L’Église commença à adopter une attitude critique envers un gouvernement qu’elle avait jusque-là beaucoup soutenu. Si la société française était disposée à accepter un antisémitisme d’État, elle n’était en revanche pas prête à accepter une politique de rafle et d’élimination. Plus de la moitié des juifs qui auraient dû être raflés échappèrent d’ailleurs à l’arrestation, en raison principalement des réticences qui se manifestaient au sein même de la police française, qui semble avoir fait globalement peu de zèle en la matière.
L’hostilité de plus en plus forte de l’opinion publique constitua sans doute la raison qui amena Vichy à refuser de mettre en place le port obligatoire de l’étoile jaune, que les Allemands avaient imposé en juin 1942 dans la seule zone occupée. À la place de l’étoile jaune, Vichy ordonna d’inscrire la mention « Juif » sur les cartes d’identité et d’alimentation de tous les juifs français, ce qui lui paraissait un moyen de contrôle tout aussi efficace, tout en restant peu visible et donc moins choquant pour l’opinion publique.
La politique antisémite de Vichy se trouvait en fait divisée entre l’antisémitisme traditionnel d’un Pétain, le pragmatisme sans principes d’un Laval et la judéophobie obsessionnelle d’un Louis Darquier de Pellepoix. Avec l’occupation par les Allemands de la zone libre le 11 novembre 1942, le gouvernement de Vichy vit toutefois ses marges se rétrécir drastiquement et sa politique se trouva de plus en plus dictée par les Allemands.
Le 10 décembre 1942, Hitler ordonna à la police allemande d’arrêter tous les juifs de France pour les envoyer dans les camps d’extermination. La police française, sans laquelle rien d’important ne pouvait se faire, eu égard à l’extrême faiblesse des effectifs de la police allemande en France, n’accepta toutefois d’arrêter que les seuls juifs étrangers.
Les Allemands haussèrent le ton et à partir de janvier 1944, la police française fut sommée par les autorités d’occupation de prêter main-forte aux rafles antijuives, y compris lorsqu’elles étaient faites contre des juifs de nationalité française. Vichy, qui à cette date ne constituait plus qu’un gouvernement fantoche, se soumit à contre-cœur aux ordres des Allemands. Se défiant toutefois de la police française qui trainait de plus en plus les pieds, les Allemands la contournèrent en faisant appel à la milice de Darnand. Remplaçant de fait la police, la Milice devint le bras armé de la vaste chasse aux juifs que les Allemands lancèrent en France durant l’hiver et le printemps 1944.
Penser l’antisémitisme de Vichy
En 2014, Eric Zemmour a tenté de relancer la vieille lune de la théorie du « bouclier », en prétendant que Vichy aurait permis de protéger les juifs français, en ne livrant aux Allemands que les seuls étrangers. Une telle affirmation est une évidente fake news : depuis la parution en 1972 de l’étude de Robert Paxton sur La France de Vichy, tous les travaux historiques ont clairement démontré le contraire. Sur la question juive comme sur les autres, le régime de Vichy n’a jamais offert le moindre « bouclier » à la population française. Le régime a non seulement refusé de participer à la moindre opération de sauvetage, mais a accepté de mettre largement à la disposition des Allemands son appareil d’État, qui a ainsi largement participé au génocide.
Sans Vichy, les Allemands n’auraient eu d’autre choix que de s’appuyer sur les petits groupuscules de néo-nazis, qui n’avaient en France qu’une faible base sociale. C’est ce qu’ils firent d’ailleurs dans le premier semestre 1944, lorsque le régime d’occupation s’appuya sur la Milice, en mettant hors-jeu la police française. Cette politique montra son inefficacité : alors que de juillet à décembre 1942, malgré d’évidences réticences, la police française avait permis de rafler 42 000 juifs, les Allemands en obtinrent moins de 15 000 entre janvier et août 1944, lorsqu’ils durent remplacer la police par la Milice. Encore n’auraient-ils pu atteindre ce chiffre sans bénéficier de l’effort administratif de l’État français, qui en imposant la mention « Juif » sur les cartes d’identité et d’alimentation put considérablement faciliter le travail de rafle des miliciens. Le bilan ne laisse place à aucun doute : Vichy ne s’est non seulement jamais opposé à la politique nazie d’extermination des juifs, mais a, malgré ses indéniables réticences, facilité le travail des Allemands, en fournissant au moins partiellement son administration aux génocidaires.
Comment comprendre alors que 75 % des juifs de France soient parvenus à survivre, contre 25 % seulement aux Pays-Bas ? L’explication est simple : devant occuper la quasi-totalité de l’Europe, les Allemands avaient d’énormes problèmes d’effectifs. La collaboration à Vichy d’une large partie de la bourgeoisie française a été pour eux une aubaine, puisqu’elle leur a permis de diriger la France en se contentant d’un appareil policier d’environ 2 500 hommes, alors qu’il leur fallait déployer des dizaines de milliers d’hommes dans les autres pays européens. Dans ce contexte, on ne peut que souligner l’exceptionnel productivité de l’appareil d’occupation allemande, qui est parvenu avec quelques milliers d’hommes à assassiner 80 000 juifs et des dizaines de milliers de résistants. C’est là l’œuvre fondamentale de Vichy, sans laquelle l’Allemagne n’aurait pu organiser les grandes rafles de 1942-1943.
Tout cela n’enlève rien au fait que Vichy s’est toujours montré réticente devant la politique de « solution finale » des Allemands et que sa police a majoritairement trainé des pieds pour l’appliquer. Vichy ne pouvait se satisfaire du caractère transclassiste du racialisme nazi. Si ses cadres ne voyaient guère d’inconvénients à ce que les Allemands liquidassent les immigrés juifs qui s’entassaient dans les quartiers populaires, ils ne souhaitaient à revanche pas s’en prendre à ce qu’ils appelaient les juifs « intégrés », autrement dit à la fraction juive de la bourgeoisie. Le maréchal Pétain semble par exemple s’être ému lorsqu’il apprit que les Allemands voulaient faire porter l’étoile jaune à la baronne Lucie Girot de Langlade, une juive convertie, qu’il connaissait bien puisqu’il avait été fréquemment invité aux chasses qu’elle organisait dans son château de l’Oise. Pour autant, Pétain ne fit rien pour la baronne, qui mourut gazée à Auschwitz en janvier 1944, ce qui en dit long sur l’efficacité du soi-disant « bouclier » que Vichy aurait pu fournir aux juifs français.
Bien qu’il n’ait jamais rien fait pour protéger le moindre juif, Vichy ne goûtait évidemment pas à l’antisémitisme des nazis, qui ne faisait pas de différence entre le tailleur polonais et une baronne française. L’antisémitisme de Vichy était d’une autre nature, puisqu’il était d’abord et avant tout une forme de xénophobie. Il était en premier lieu dirigé contre le prolétariat juif, fraichement immigré, dont Vichy souhaitait se débarrasser. Il visait aussi à construire une sorte d’apartheid français, qui aurait permis de réduire l’influence des juifs, en particulier de ceux qui refusaient de se plier aux us et coutumes de la bourgeoisie française, en continuant à fréquenter leurs synagogues. Vichy pouvait certes tolérer quelques juifs, mais ils devaient pour cela renoncer à leur judeïté et rester discrets et très minoritaires.
C’est cet antisémitisme-là, celui de Pétain et de Xavier Vallat, que Vichy tenta de mettre en place. Son maître-mot était le quota, puisqu’il visait à limiter à une part insignifiante le nombre de juifs dans les classes dirigeantes. Force est de constater qu’il rencontra un réel assentiment au sein de la population française, car si les rafles de 1942 choquèrent une large partie de l’opinion publique, les lois antisémites de Vichy ne rencontrèrent en revanche pas d’opposition. Cette politique pouvait sembler d’autant plus légitime qu’elle s’enracinait dans la vieille culture antisémite de la bourgeoisie française. Elle participait surtout de la conviction largement partagée que la France devait appartenir aux Français et que les juifs ne pouvaient prétendre appartenir à une nation, qui se pensait d’abord et avant tout à l’aune de l’histoire catholique d’une France très chrétienne.
Laurent Ripart
Bibliographie :
M.R. Marrus, R.O. Paxton, Vichy et les Juifs, Paris, 2015.
M. Rajfus, La rafle du Vél’ d’Hiv, Paris, 2002.