Asialyst (Juliette Morillot) : Au lendemain du coup d’Etat, la junte thaïlandaise a promis la rédaction d’une nouvelle constitution. En septembre dernier un premier projet a été rejeté ; un nouveau texte a été publié fin mars. Il sera soumis à référendum cet été. Des élections pourront-elles être tenues comme promis ?
Eugénie Mérieau : C’est le quatrième projet depuis le coup d’Etat de mai 2014. Le texte sera en effet soumis en août prochain à l’approbation populaire. Mais de toutes façons, même si le texte est approuvé, il faudra du temps pour rédiger les lois organiques de sa mise en application et il n’y aura pas d’élections avant 2017, voire 2018. Ensuite, la tenue d’élections ne signifie pas un retour à la démocratie. La consolidation démocratique n’a jamais pu être achevée en Thaïlande : dès que le processus démocratique s’enclenche, un coup d’Etat y met un terme. En moyenne, il y a un coup d’Etat tous les six ans, une Constitution tous les quatre ans. C’est cyclique.
Cela semble inéluctable…
Le processus est simple : tout démarre par un coup d’Etat ; s’ensuit l’établissement d’une constitution temporaire très autoritaire et très courte qui donne les pleins pouvoirs au chef de la junte et qui par ailleurs, promet la rédaction d’une constitution permanente qui, elle, serait moins autoritaire. Cette dernière est promulguée et provoque la tenue d’élections puis la formation d’un gouvernement. Tout cela fonctionne jusqu’à la prochaine crise politique, qui entraîne un coup d’Etat…. Ce processus s’est répété une dizaine de fois depuis 1932.
La crise politique survient-elle automatiquement ?
Disons que l’on crée des situations qui entraînent des crises politiques légitimant des coups d’Etat.
Dans le cas de l’ancienne Premier ministre Yingluck Shinawatra, destituée par les militaires, on parle d’allégations de malversations dans un programme de subventions aux paysans. Son procès est en cours : que risque-t-elle vraiment ?
Elle est très aimée. Ces accusations de corruption n’ont pas du tout entamé sa popularité. En revanche, celle de son frère l’ancien Premier ministre Thaksin, [renversé lui aussi par un coup d’Etat en 2006, NDLR] a été sérieusement entachée par des scandales. Les Chemises jaunes [les élites urbaines qui défendent le trinôme Armée, Nation, Monarchie, NDLR] lui reprochent son triste bilan en matière de droits de l’homme [plus de 3 000 victimes dans la guerre contre la drogue menée par Thaksin en 2003, NDLR] et, bien sûr, la fraude fiscale. Les Chemises rouges elles, qui lui sont pourtant favorables, ont vécu comme une véritable trahison ses tentatives de deals avec l’armée pour permettre son amnistie. Et puis cela fait des années qu’il est à Dubaï. Les gens se demandent pourquoi il ne se bat pas sur le terrain. Yingluck en revanche a promis de ne pas s’exiler et dit clairement que si elle devait aller en prison, et bien, elle irait !
Ce qui finalement pourrait faire d’elle une héroïne aux yeux de la population…
En effet. D’autant qu’elle a une meilleure image que Thaksin arrogant, désagréable. Elle est souriante, aimable…
En quoi la situation actuelle est-elle plus tendue encore que d’habitude ?
L’armée, bien sûr, veut garder sa domination sur le processus politique, mais cette fois-ci, en plus de la menace démocratique, s’ajoute celle de la succession royale. Les élites se sont toujours appuyées sur le pouvoir du roi et sur son charisme, or le prince héritier Vajiralongkorn n’a pas le charisme de son père ! En outre, jusqu’ici l’alliance entre les élites civiles – bureaucrates, hauts fonctionnaires – et les militaires a bien fonctionné. Les organes constitutionnels ont ainsi permis à l’armée de renverser les gouvernements de Thaksin et Yingluck avec un même objectif : freiner la démocratisation et contrôler la succession royale.
Mais alors, où le bât blesse-t-il ?
Les élites civiles sont plus sophistiquées que les militaires. L’un et l’autre sont en désaccord sur un point majeur : qui prendra le pouvoir en cas de crise ? Les précédents projets de Constitution ont avorté car les militaires veulent garder les pouvoirs de crise et s’opposent à tout projet plus « libéral », donnant ces mêmes pouvoirs à la Cour constitutionnelle par exemple.
Le pays s’est urbanisé, n’aspire-t-il pas logiquement à plus de démocratie ?
Cette théorie classique selon laquelle l’urbanisation entraîne la création d’une société civile qui a son tour demanderait une démocratisation de la société ne s’applique pas à la Thaïlande. Les classes moyennes urbaines protègent leurs privilèges et intérêts et réclament donc ces coups d’Etat militaires.
Et comment réagit l’opinion publique, et que fait l’opposition, les Chemises rouges ?
Les gens sont désabusés. Quant aux Chemises rouges, ils ont été très déçus de l’attitude de leurs leaders au lendemain du coup d’Etat de 2014. Je pense à Jatuporn Prompan ou Nattawut Saikua. Ils ont purement et simplement disparu de la circulation. Mais comment les blâmer ? Ils ont été arrêtés après le putsch, internés, contraints à renoncer à toute activité politique… Il reste Watana Muangsook, un ancien du Peua Thai, le parti de Thaksin. Il a critiqué le projet de Constitution ; immédiatement, il a été envoyé dans un « Camp de réajustement d’attitude » pendant plusieurs jours. Tout cela se fait sans violence physique mais avec efficacité.
Peut-on prévoir un retour à la démocratie in fine, ?
Tout est bouclé dans les moindres détails pour que le pouvoir reste entre les mains des militaires. Dans la Constitution, il est même stipulé point par point la politique que doit mener le gouvernement. Il est enfin aussi strictement impossible de réviser la Constitution.
Et que se passerait-il si la Constitution n’était pas approuvée lors du référendum ?
Là aussi le cas est prévu. L’article 44 de la Constitution provisoire permet en effet de passer outre. Autre possibilité : promulguer l’une des anciennes constitutions depuis 2007. Autrement dit, en termes clairs : si la constitution n’est pas approuvée, ces deux mesures maintiennent les militaires au pouvoir. Si elle est approuvée, les militaires restent légalement au pouvoir. Dans un cas comme dans l’autre, ils sont gagnants.