Devant la cour d’assises de Paris, Jean-Luc s’est souvenu d’une pensée fugace. Il se trouvait à la caisse de l’Hyper Cacher. « J’ai le terroriste face à moi, et derrière lui, je vois un homme qui passe, sans rien voir, sur le parvis. Il est au paradis, et moi je suis en enfer. » « La frontière entre nous deux, c’est le terroriste », dit-il. Au troisième jour de l’examen de l’attaque de l’épicerie juive de la porte de Vincennes, les anciens otages, des clients tous venus à la hâte faire quelques achats avant la fermeture pour le shabbat, ont tourné et retourné des images du magasin dans leur mémoire. L’arrivée du tueur. Le rideau de fer. L’espace qui se referme sur les crimes, et la peur. Où se cacher. Dans les rayons du magasin, jusqu’à l’escalier en colimaçon. De la réserve, jusqu’aux chambres froides. Et dans les chambres froides, derrière des cartons.
Depuis les faits, certains ont repris pied, d’autres pas. Pour Jean-Luc Steunou, 57 ans aujourd’hui, « la peur s’est installée » après l’attentat.
« La vie, on ne la voit plus en couleur, on la voit en noir et blanc, dit-il à la cour. Nos proches ne nous comprennent pas. Ils ne peuvent pas comprendre. On s’isole. On se renferme. Vous avez un tourbillon d’images qui apparaissent, comme une étoile filante. Il y a l’ancien Jean-Luc et le nouveau Jean-Luc, il y a un combat entre l’ancien et le nouveau, mais l’ancien ne connaît pas le nouveau. Comment on fait ? »
« Je m’excuse, j’ai honte : j’aurais préféré mourir dans l’Hyper Cacher, annonce Brigitte Cohen-Salmon, 50 ans. J’ai de la haine en moi. Je ne suis pas morte. J’ai envie d’avancer, mais je n’y arrive pas. »
« On est sur des signes de stress post-traumatique, chacun le vit à sa façon », tente de rassurer, clinique, le président Régis de Jorna.
« J’ai une faille en moi, je ne sais pas quand elle va se refermer, poursuit Brigitte Cohen-Salmon. Je ne souhaite à personne ce qu’on a vécu à l’intérieur de l’Hyper Cacher. J’espère que nous pourrons vivre librement, et je ne parle pas seulement de la communauté israélite, sans avoir peur d’un homme qui porte un sac à dos, d’une porte qui claque. Ça ne devrait pas exister, je suis désolée. »
Le 9 janvier 2015, à l’Hyper Cacher, Jean-Luc et Noémie ont rejoint une des chambres froides, Claire est parvenue à s’échapper par le parking, Brigitte et son mari sont descendus aussi, mais ils sont remontés, Sophie est restée au rez-de-chaussée.
À l’entrée d’Amedy Coulibaly, Jean-Luc vient de passer de la caisse de droite à celle de gauche quand il entend d’abord le « bruit bizarre » d’un premier tir.
« Je vois ce terroriste face à moi, d’une froideur et d’un calme exemplaire, et il se remet à tirer », expose-t-il à la cour. Jean-Luc échappe à la rafale, se retourne et fonce vers le fond du magasin. « J’ai dévalé l’escalier en colimaçon. Les gens descendent. On est désemparés. On sait qu’en bas, il n’y pas de sortie de secours. »
Une femme pleure assise par terre, dans l’un des frigos. Le monte-charge est là, mais les gens craignent de retomber nez à nez avec l’assaillant ou un complice.
En haut, Coulibaly ordonne à la caissière d’aller chercher tous ceux qui se sont cachés au sous-sol. Tous refusent dans un premier temps.
« On est tétanisés, mais je préfère être tétanisé en bas », résume Jean-Luc.
Certains se laissent convaincre et remontent, en deux temps, Jean-Luc, resté au pied de l’escalier, entend encore deux coups de feu. Ceux d’en bas l’ignorent encore, mais Coulibaly a déjà abattu quatre personnes. Le dernier est un jeune employé, Yoav Hattab, qui venait de remonter.
Jean-Luc opte pour rester dans une des chambres froides, et claquer la porte derrière lui. Dans ce frigo, il y a six personnes, dont une maman avec son bébé de onze mois, qui se font une place parmi les cartons de produits surgelés.
À l’intérieur de ce réduit, « la température est négative ». Quelqu’un a arraché les fils des congélateurs, mais l’atmosphère reste glacée. La panique gagne. Noémie appelle son fiancé pour lui dire qu’ils « ne vont jamais se revoir ». Jean-Luc lui conseille d’économiser sa batterie et ses appels pour « chasser les paroles de peur ». Il poursuit :
« On attend notre mort. On est à genoux. Debout, j’avais la tête pliée, je touchais le plafond. On a pris tous les cartons et on a commencé à les ranger devant la porte, pour gagner un peu plus de sécurité. Une femme a fait une autre pile de cartons devant elle. De temps en temps, on entend des pas. On n’osait pas respirer de peur de faire du bruit. »
Les otages de la chambre froide craignent aussi que le bébé ne se mette à crier. La maman l’allaite de temps en temps. En guise de hochet, on lui passe un trousseau de clés, une boîte de médicaments vide. Jean-Luc reçoit un appel de sa femme et lui dit qu’il est pris en otage. Comme elle ne le croit pas, il raccroche. Sa fille appelle, il ne répond pas.
« On était cachés… Mais on n’était pas à l’abri. Qu’est-ce que j’allais lui dire ? Au bout d’un moment, ça commence à se décongeler, on a les pieds dans l’eau. Le RAID nous contacte et nous dit de rester là. »
« On était six, on était dans le noir, raconte aussi Noémie Sitbon, 32 ans. On avait peur qu’il s’énerve contre ceux d’en haut pour lui avoir menti – et avoir dit qu’il ne restait plus personne. Il y avait un bébé avec nous. C’était quatre heures de chuchotements. On pensait qu’on allait tous mourir. »
À la barre, Claire Naturkrejt, 66 ans, explique qu’elle attend son tour à la caisse lorsque surgit « un homme, grand, noir, très musclé, qui tenait une arme ». Elle a entendu quelqu’un dire « C’est un attentat ! »
« À ce moment-là, j’ai eu un éclair, raconte-t-elle à la cour. Je me suis jetée à terre et je me suis dit :“Je ne meurs pas aujourd’hui.” J’avais une idée fixe. J’ai contourné les rayonnages, j’ai vu un monsieur allongé, pétrifié, j’ai tiré sur son pantalon pour qu’il bouge. J’ai aperçu une porte au fond du magasin. »
C’est une réserve. Dans cette pièce, elle découvre le monte-charge qui conduit au sous-sol et deux personnes cachées. Elle s’assoit à leurs côtés.
« Il y avait une petite jeune fille qui pleurait, et qui m’a dit « ma mère ne m’a pas suivi, elle est restée dans le magasin » poursuit Claire. J’ai essayé de la rassurer. Il y a eu d’autres tirs. On est resté là un bon moment. Et tout d’un coup, on s’est rendu compte qu’on était adossé à une porte ». Une issue de secours fermée par une barre en métal. « On s’est mis. à tirer et à soulever la barre, et on s’est retrouvé sur le parking. C’était un parking fermé. »
Mais ils sont à l’extérieur, avec vue sur le périphérique. Assez vite, des policiers s’approchent et leur demandent de rester assis et cachés « le temps d’aller chercher une pince pour ouvrir la grille ». Claire et deux autres otages s’échappent rapidement. C’est le même chemin que prendra Lassana Bathily, un employé du magasin, en quittant le sous-sol par le monte-charge. Cette sortie sera refermée par des palettes, lorsque Coulibaly la trouvera ouverte.
« Le sang, il y en avait partout. C’était plus un magasin »
À 45 ans à l’époque des faits, Brigitte Cohen-Salmon pensait faire un passage en coup de vent à l’épicerie. Son mari qui devait l’attendre dans la voiture l’avait finalement rejointe. Ils se partageaient les courses à faire. Quand elle a entendu « comme des pétards », assez puissants.
« Je me penche vers l’allée et je vois une kalachnikov en train de tirer, sans voir le terroriste, raconte-t-elle à la cour. Je reste ancrée dans le sol, sans plus pouvoir bouger. Je pèse 300 kg. Je suis comme une statue. Mais j’ai mon fiancé qui m’attrape par la doudoune. Il me dit : “On ne peut pas rester là.” Autour de nous, tout le monde a peur, tout le monde crie. On descend. Dans l’escalier, on tombe les uns sur les autres. »
Brigitte tombe, se blesse le pied sur des éclats de verre, et entre avec son ami dans le frigo de droite. Un homme se trouve déjà à l’intérieur avec son enfant de trois ans. Elle s’occupe du petit. Certains s’arment d’une bouteille. Un autre otage se cache derrière une palette avec un manche à balai cassé.
« Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? s’exclame Brigitte. C’est tellement inimaginable… On est dans le frigo, avec d’autres personnes, on s’assoit. On espère sortir de ce frigo indemne. »
Alors qu’ils ont refusé de suivre la caissière, Brigitte et son ami se laissent convaincre par une cliente qui les supplie de remonter.
« J’ai dit à mon mari : “On monte”, poursuit-elle. On est remonté avec le père de l’enfant et le petit. On a eu du mal à pousser la porte. Mon ami m’a dit : “Ne regarde pas”. Malgré tout, on a l’instinct de regarder. Il y a un jeune homme qui gît dans son sang. » C’est Yoav. « On marche sur son sang. Le preneur d’otages vient vers nous. Et il me dit : “Vous étiez en bas. Un des otages a essayé de me tuer, malheureusement pour lui, il n’a pas réussi : voilà ce qui est arrivé. Si vous essayez de faire comme lui, on vous tuera et on tuera tous les otages.” »
Brigitte et son ami découvrent les cadavres des trois premiers tués : Yohan Cohen, Philippe Braham et Michel Saada. Ils s’assoient sur des chariots renversés, avec d’autres otages, face à Coulibaly.
« Et là commence une longue attente. Il nous parle. Il nous dit qu’il veut tuer des juifs, pourquoi il est là, pourquoi il tue. Il a bien choisi son jour, le jour où on faisait des courses pour shabbat. On est tous assis sur les caddies et on entend Yoav [qui agonise – ndlr]. C’est un son qu’on ne peut pas imaginer. Un gémissement incroyable. C’était insupportable. J’étais toujours tête baissée, avec ma tête sur les genoux et mes mains sur les oreilles pour ne pas entendre Yoav. »
Face à la cour, Brigitte ramène ses mains sur ses oreilles.
« On lui propose de chercher des médicaments, de faire quelque chose. Mais il dit : “Je vois que certaines personnes mettent leurs mains sur leurs oreilles, vous voulez qu’on l’abatte, comme ça on sera plus tranquille ?” On lui a répondu non, non. »
« Il s’est mis sur une caisse, et nous a expliqué : “Vous savez, il y a une logique. Je suis Coulibaly. Je suis là pour vous tuer.” » Il veut partir en héros. Il était synchronisé avec les frères Kouachi. Il y avait un timing, des revendications. Il nous a expliqué qu’on n’allait pas s’en sortir, qu’on allait mourir. Qu’il a des sœurs qui meurent pour rien, et qu’il allait les venger au nom du calife. »
Coulibaly demande aux otages de se mettre en rang et leur demande leurs nom, profession, âge, et origine. Il veut savoir qui est juif. Puis il propose aux otages de manger, de se servir dans les rayons, et va dans le bureau pour essayer de communiquer avec l’extérieur.
« Il voulait envoyer ses images de héros, comme il nous a dit », résume Brigitte.
Faisant le guet, des otages en profitent pour prendre les téléphones déposés dans un carton et appeler leurs proches à tour de rôle. Brigitte dit alors à sa mère et son ex-mari de s’occuper de ses enfants, car elle « ne pense pas sortir ».
Revenant vers les otages, Coulibaly la questionne sur sa blessure au pied. Elle explique qu’elle s’est blessée sur une bouteille. Il répond :
« Si tu t’en sors, il faudra pas dire que c’est moi qui t’ai fait ça… »
« Non, je ne dirai pas… »
« Pourquoi tu dis non ? De toute façon, tu vas mourir… », l’avertit Coulibaly.
Le président autorise la diffusion d’un témoignage en vidéo. C’est Sophie Goldenberg, 45 ans au moment des faits, ancienne fonctionnaire de l’aide sociale à l’enfance, qui était l’une des otages restés au rez-de-chaussée de l’Hyper Cacher.
En entrant dans l’épicerie, elle a vu la première victime, Johan Cohen, à l’entrée du magasin, « le visage déformé » par les tirs. Et aussitôt après, le visage de Coulibaly, qui lui a dit : « Toi, tu rentres. »
« J’ai tout de suite compris qu’il était impossible de reculer, explique-t-elle, d’une voix posée. À l’intérieur, il y avait une deuxième victime par terre, M. Braham. Il a fait une troisième victime, M. Saada, qui a compris trop tard, qui s’est effondré. […]À un moment donné, il y a eu un jeune courageux qui a pris une des armes de Coulibaly. Le jeune garçon n’a pas eu le temps et Coulibaly a été plus rapide. Coulibaly a dit : “Vous avez vu ce que je suis capable de faire ?” »
Le tueur l’a envoyée au sous-sol pour faire remonter les autres.
« Je suis descendue, explique-t-elle à la cour. Il a fallu que j’enjambe le corps de ce pauvre garçon à l’entrée de l’escalier. Au sous-sol, dans une première chambre froide, des otages se cachaient derrière des palettes. Je leur ai dit : “Il faut remonter il va tuer tout le monde.” J’ai essayé d’ouvrir la deuxième chambre froide, mais j’ai bien senti qu’ils résistaient. J’ai fait remonter quelques otages, mais je m’en suis voulu de faire remonter un enfant de trois ans. Quand Coulibaly m’a dit : “Il n’y a plus personne ?”, j’ai dit non. Dieu merci, il n’est pas descendu pour vérifier. »
Le temps a passé à écouter les « revendications » du tueur, à entendre aussi les plaintes de Yoav.
« J’entends encore parfois ses râles, dit-elle. Il a nous demandé : “Vous voulez que je l’achève ?” Comme un animal. »
« On était dans un endroit clos pendant quatre heures, on n’entendait rien », se souvient-elle. Lors d’un contact téléphonique avec la police, alors que Coulibaly s’active dans le bureau, elle est avertie : « Les otages devront se mettre à l’abri lorsqu’ils entendront un boum. »
L’assaut policier se prépare en sourdine.
« Quand il y a eu l’explosion, j’ai vu Coulibaly se précipiter à l’arrière, explique Sophie Goldenberg. Il y a eu des rafales. On s’est cachés du mieux que l’on a pu pendant cinq, dix, quinze minutes. Ça n’arrêtait pas. Je me souviendrais toute ma vie du rideau de fer qui n’arrêtait pas de se lever. J’entendais derrière “Allez les gars, allez les gars”. Je me disais ça y est on va partir. On s’est précipité vers la sortie. »
« On s’est réfugié sous les caisses, se souvient Brigitte Cohen-Salmon. Et c’est là que le rideau de fer a commencé à se lever. Ça nous paraissait très long. » Brigitte reçoit un éclat qui la blesse légèrement, mais la tétanise à nouveau. À l’entrée des policiers, elle n’arrive pas à sortir, et encore moins à courir comme on lui demande. Elle est prise en charge par le Samu.
« Lorsque le RAID est arrivé, on ne les a même pas entendus descendre : la porte est tombée, on a vu des rayons rouges partout, expose Jean-Luc Steunou. On est sortis. Je glissais à cause du sang par terre. Il y avait une odeur de brûlé et de poudre mélangés. Le sang, il y en avait partout. Ce n’était plus un magasin. »
En sortant, il a voulu prendre son scooter et s’en aller. Mais il a fallu d’abord passer par la prise en charge des victimes, et passer à l’Hôtel-Dieu, pour enfin rentrer chez lui.
« Je n’ai pas voulu faire la déposition tout de suite, poursuit-il. Finalement, je sors. Je rentre chez moi. J’ai retrouvé ma femme et ma fille. J’ai pu les prendre dans mes bras. C’était un shabbat un peu différent. Un peu tardif. J’étais content d’être rentré. C’est le lendemain. La peur s’installe. Les angoisses. Et on se retrouve seul, bizarrement. Il y a une manifestation nationale dehors, mais je reste chez moi. Et je reste comme ça plusieurs jours, plusieurs mois, tout seul à la maison. Je suis toujours pris par ces images. J’ai peur de m’enfermer dans un endroit. Je dors sur le canapé, parce que ça me permet de me lever, de prendre l’air, de fumer une cigarette, de ne pas avoir les volets fermés. Comment enlever ses images qui apparaissent ? »
Karl Laske