Le président de la cour d’assises spéciale, Régis de Jorna, n’est pas curieux. Au deuxième jour de l’examen par la cour de l’attaque de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, il n’a pas posé une seule question à Zarie Sibony, la caissière du magasin. Lundi, il avait posé mille questions au responsable de l’antiterrorisme de la brigade criminelle. Mardi, après avoir expliqué que la caissière avait été « le témoin de tous les faits », « en contact direct avec Amedy Coulibaly », et l’avoir invitée à exprimer son « ressenti », il l’a laissée témoigner sans plus intervenir.
Chemisier blanc et jupe plissée, Zarie Sibony, 28 ans, elle, a posé la question qui la tourmente « depuis cinq ans et demi » : « Ce sont quatre personnes qui ont été assassinées, tellement sauvagement, seulement parce qu’ils étaient juifs, résume-t-elle. Pour moi, c’est inexcusable. Je me pose la question depuis cinq ans et demi, mais je n’ai aucune réponse. Pourquoi ? Comment ? Seulement parce qu’ils sont juifs !? »
Elle a étouffé un sanglot, puis se reprenant, d’une voix claire, elle a expliqué qu’elle avait passé son diplôme d’infirmière en Israël, où elle réside désormais, pour s’occuper des gens blessés « si ça se reproduit ». Elle n’est pas sûre d’y arriver, car elle craint encore la vue du sang.
« Moi, je veux aller mieux, dit-elle aussi. Si le terroriste n’a pas réussi à nous tuer, ce n’est pas pour continuer à vivre en dépression. Il n’aura pas gagné. »
D’entrée, Zarie Sibony veut parler « au nom des victimes qui sont parties ce jour-là ». Ses deux collègues, Yohan Cohen et Yoav Hattab, et deux clients, Philippe Braham et Michel Saada. Elle les a vus tomber durant les vingt premières minutes de l’attaque, sous les tirs de Coulibaly. Lorsqu’elle a fermé le rideau de fer de l’épicerie, elle a pensé fugacement qu’elle était en train de s’enterrer vivante avec les autres.
L’arrivée des forces de police à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, le 9 janvier 2015. L’arrivée des forces de police à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, le 9 janvier 2015.
Amedy Coulibaly surgit une demi-heure avant la fermeture du vendredi, pour shabbat. Le 9 janvier 2015 à 13 h 05, elle était à sa caisse comme d’habitude, « en train de faire passer un paquet de poulet surgelé » quand elle a « entendu la détonation ». « J’ai lâché le paquet qui s’est explosé par terre, dit-elle. J’étais comme déconnectée. Je sentais qu’il se passait quelque chose mais j’étais incapable de bouger. » Comme on l’a vu sur les images de vidéosurveillance, Coulibaly fait son entrée son fusil d’assaut en main, le doigt sur la détente, et il tire aussitôt sur Yohan Cohen qui rangeait les chariots.
« Yohan a crié : “Au secours Patrice, ça fait mal ! ”, se souvient la caissière. Patrice – le directeur du magasin – voit Yohan, veut l’aider, et je le vois sortir du magasin la main ensanglantée. » Visé lui aussi par des tirs, le directeur Patrice Oualid parvient s’échapper. Zarie Sibony s’est recroquevillée sous sa caisse. « J’ai entendu le terroriste dire “Comment tu t’appelles ?”, et après une détonation, poursuit-elle. Il venait de tuer M. Braham. »
Selon l’exploitation des vidéos – celle du magasin, ainsi que la Go-Pro de Coulibaly – le tueur a empoigné Philippe Braham par sa capuche, alors qu’il se trouvait au sol, au fond d’un magasin, et l’a traîné sur quelques mètres. Et il l’a abattu dès qu’il a prononcé son nom de famille.
Zarie Sibony poursuit : « Il s’approche de moi. Je vois son arme, son gilet pare-balles, les munitions, et j’ai vraiment compris. Il m’a dit “T’es pas encore morte toi ? Tu veux pas mourir ? ” Et il a tiré. C’est quand j’ai vu l’impact derrière moi que j’ai compris que j’ai failli mourir. »
La caissière se lève et voit les corps de Yohan Cohen et de Philippe Braham. Elle s’adresse alors à Coulibaly : « Si vous voulez l’argent du magasin, je vous donne tout ce qu’il y a. » « Il m’a répondu : “Tu penses vraiment que je suis venu pour l’argent ?” ». Il dit qu’il fait partie « du même groupe que les Frères Kouachi », qu’eux ont « fait Charlie », et lui, les policiers de Montrouge. Il annonce qu’il veut « mourir en martyr ». « Il a dit aussi : “ Vous les juifs, vous aimez trop la vie, vous pensez que c’est la vie le plus important, alors que c’est la mort le plus important”. Il a dit aussi : “Vous êtes les deux choses que je déteste le plus au monde : vous êtes juifs et français.” »
Selon la retranscription de l’enregistrement de sa Go-Pro, il dit à quelqu’un « Ah ! Vous avez pas compris ? Vous êtes de quelle origine ? » « Heu juif » « Ah bah voilà vous savez pourquoi je suis là alors ! Allahu Akbar ! »
Le tueur a compris que des clients du magasin se sont cachés dans les sous-sols, il braque alors son arme sur l’autre caissière, Andrea, et lance à Zarie : « Tu as dix secondes pour aller chercher les gens, sinon j’appuie. » Elle s’exécute mais n’arrive pas à convaincre les gens de monter. Craignant alors d’être tuée, elle remonte, mais Coulibaly envoie encore quelqu’un d’autre en bas. Voyant que la porte du magasin est restée ouverte, il ordonne aux caissières de fermer et de baisser le rideau. C’est à ce moment qu’un nouveau client surgit à toute vitesse. C’est Michel Saada qui veut compléter ses courses avant shabbat.
« Je suis en train de baisser le rideau de fer, quand je vois quelqu’un qui essaye d’entrer, poursuit Zarie Sibony. Il était au téléphone, et je ne pouvais pas lui dire qu’il y a un terroriste derrière. Je lui ai dit : “Ne rentrez pas, monsieur”. Il m’a répondu : “Ne vous inquiétez pas, je prends juste une ou deux choses, et je sors. Et quand il a compris, il s’est retourné pour sortir. Le terroriste lui a tiré une balle dans le dos. Il est tombé en arrière. Il a tremblé et il est mort. Son corps est tombé pile à l’endroit où se ferme le rideau. Le terroriste l’a tiré à l’intérieur. J’ai baissé le rideau de fer. »
L’Hyper Cacher est devenu un piège qui s’est refermé.
« J’étais sûre de mourir. Je voulais juste que ce soit une balle dans la tête et rapide »
Une partie des gens qui se trouvaient au sous-sol remontent au fur et à mesure – certains restent cachés dans la chambre froide –, accompagnés par Yoav Hattab, un jeune employé dont c’est théoriquement le dernier jour dans le magasin. « Yoav a vu le terroriste, et il a tout de suite vu l’arme posée à côté de lui, explique Zarie Sibony. On y pensait tous. Il a pris son arme, mais il n’a même pas eu le temps de la positionner que le terroriste lui a tiré une balle dans la tête. »
Coulibaly conseille aux otages autour de lui « de ne rien tenter ». « Il a ouvert son sac, et il nous a montré ce qu’il y avait à l’intérieur, poursuit la caissière. J’avais l’impression d’être dans une scène de guerre. Je n’avais jamais vu autant d’armes de ma vie. Il y avait énormément de munitions, des pistolets, des grenades. Il avait de quoi tous nous tuer des dizaines de fois. Et même de faire exploser le magasin. » Yoav Hattab n’est pas tué sur le coup, et son agonie va durer près d’une heure.
Le tueur a apporté des bâtons de dynamite en quantité suffisante pour faire s’écrouler l’immeuble, a jugé lundi le commissaire Christian Deau, chef de la section antiterroriste de la Brigade criminelle. Le policier a estimé que l’attaque de l’Hyper Cacher représentait à ses yeux « le summum des difficultés qu’a pu rencontrer un service d’intervention sur une prise d’otages ». Les otages étaient nombreux, et le dénouement de la traque des frères Kouachi, cernés dans l’imprimerie de Dammartin-en-Goële comportait des risques pour les otages entre les mains de Coulibaly.
« On était enfermés dans cette pièce, avec les corps, l’odeur du sang et de balles, résume Zarie Sibony. À chaque fois que je me déplaçais dans le magasin, je devais enjamber les corps. »
Le tueur fait s’asseoir ses otages sur des chariots renversés dans l’un des rayons. « Il a demandé à chacun, notre nom, prénom, âge, profession et religion, reprend-elle. On était tous juifs et français à part deux personnes. Alors il s’est moqué d’eux en leur disant : “Vous avez mal choisi votre jour pour venir dans un magasin cacher !” Il a commencé à nous parler de sa vie, de la guerre en Syrie, et des crimes de l’armée française. Quand on lui a répondu qu’on n’y était pour rien, il nous a dit : “Mais vous payez vos impôts, donc vous aidez l’armée française” et en cela on était coupables. »
Dans un autre enregistrement, son discours aux otages sur la guerre en Irak, en Syrie et au Mali, lu par le président lundi, dure quelques minutes :
« Moi, je vous le dis à vous vous n’êtes pas très très au courant de ce qui se passe… Et ça c’est bientôt fini. Comme moi, ils vont venir et il y en aura de plus en plus et ils vont être de plus en plus des terroristes… Donc ils arrêtent… Vous leur direz bien qu’ils arrêtent d’attaquer l’État islamique, qu’ils arrêtent de dévoiler nos femmes, qu’ils arrêtent de mettre nos frères en prison pour rien du tout. »
Coulibaly s’active. Il fait décrocher une à une toutes les caméras de surveillance. Il s’installe dans le bureau du directeur, et cherche une connexion pour envoyer les fichiers vidéo de sa Go-Pro. Il parvient à la charger sur un site de partage de fichiers, mais, selon les enquêteurs, les images de ses crimes ne réapparaîtront pas par la suite. Et surtout, il prend contact avec BFMTV, pour « rectifier » les informations qui sont données sur la prise d’otage, et surtout pour être mis en relation avec les policiers. Ces derniers ont tenté en vain d’appeler l’épicerie.
Selon la retranscription de son appel lue par le président, Coulibaly communique le numéro de portable d’un otage : « Je vous donne un numéro pour la police pour que je puisse négocier avec eux », dit-il, dans l’enregistrement transmis à la justice par la chaîne d’information. Il annonce qu’il y a quatre morts, et seize otages, avec un enfant. Il ignore que des personnes sont cachées dans la chambre froide avec un autre enfant. Lors de cette interview, il réclame « que l’armée française se retire de tout, de l’État islamique en premier lieu, et de tous les endroits où elle est partie combattre l’islam ». « Je suis prêt à négocier », dit-il.
Le journaliste lui demande s’il a « attaqué le magasin pour une raison particulière ». Il répond « Oui, les juifs ! » « C’est pour toute l’oppression pour les endroits où les musulmans sont agressés, la Palestine en fait partie », déclare-t-il.
Les juges estimeront « très vraisemblable » que « l’objectif initial » de Coulibaly à Montrouge ait été l’école juive Yaguel Yaacov, située à deux cents mètres des policiers qu’il a pris pour cible. Sur l’ordinateur du tueur, ils vont trouver des recherches effectuées sur plusieurs restaurants cacher du XVIe arrondissement de Paris.
« Les revendications sont aberrantes, on se doute bien que l’armée française ne va pas se retirer des territoires, comme il le réclame, a commenté lundi le commissaire Deau. Notre rôle à nous n’est pas d’interpréter ces déclarations. » Le négociateur de la police temporise. Les forces de police doivent impérativement coordonner les assauts de l’Hyper Cacher et de Dammartin-en-Goële pour ne laisser aucune marge de manœuvre à Coulibaly.
Zarie Sibony poursuit : « À un moment donné, il nous a dit : “Je vais prier dans le fond du magasin, ne faites rien”, et là Samuel [le sous-directeur du magasin – ndlr] m’a dit “Tu entends ?” On entendait des coups sur la porte de secours. » La police a commencé ses préparatifs. Coulibaly fait refermer le monte-charge avec une barre de fer.
« On a entendu des coups, on s’est mis à plat ventre, raconte la caissière. Le terroriste s’est avancé vers nous, toujours en train de parler à la police. Il leur a dit : “Si vous essayez de continuer à entrer, je les tue !” J’étais sûre de mourir. Je voulais juste que ce soit une balle dans la tête et rapide. J’ai entendu le rideau qui a commencé à s’ouvrir très lentement. Jusqu’à ce que j’ai vu les lasers rouges des armes de la police. Et là les détonations ont commencé. J’ai entendu 30 ou 40 détonations. J’ai mis ma tête entre mes mains et j’ai prié. J’ai entendu la voix d’un otage qui a dit “C’est bon, le terroriste a été tué !” La police nous a poussés vers la sortie et nous a conduits dans un endroit sécurisé. »
Il est 17 h 10. La prise d’otage a duré quatre heures.