Hong Kong (Chine).– Capital et idéologie, le dernier ouvrage de l’économiste Thomas Piketty, ne sera pas publié en Chine continentale. L’éditeur Citic, filiale d’un fonds d’investissement public chinois, exige des coupes que l’économiste a refusées. Le texte devrait cependant être traduit en chinois traditionnel et paraître à Hong Kong, région administrative spéciale où subsistent encore des lambeaux de l’autonomie promise lors de la rétrocession en 1997.
Les universités en sont un exemple. Dans l’une d’elles trône encore la statue de « Lady Liberty », symbole de la révolte contre le régime communiste lancée en juin 2019. Ailleurs, des murs d’expression sont toujours à la disposition des étudiants. Et il y a aussi ce président d’université qui salue dans son mot de rentrée « les libertés académiques et l’autonomie institutionnelle intactes ». Pourtant, le climat a changé et les enseignants-chercheurs disent leur « peur d’être dénoncés ».
La loi de sécurité nationale – dont les écoles, comme les médias, doivent se faire le relais – criminalise les actes de subversion, sécession, terrorisme et de collusion avec des forces étrangères. Elle a été rédigée par Pékin pour étouffer la contestation qui enflait depuis juin 2019 dans l’ex-colonie britannique. Des livres de trois militants prodémocratie ont déjà été retirés des bibliothèques publiques et des slogans utilisés par les protestataires interdits dans les écoles secondaires.
Dans ce contexte de pressions à mots couverts, les universitaires rencontrés disent « ne pas vouloir céder les premiers ». Certains se demandent cependant s’il est encore possible de montrer des caricatures du président Xi Jinping, des tableaux critiques ou des drapeaux indépendantistes de Taïwan, l’île voisine dont Pékin revendique la souveraineté, sans s’attirer l’ire d’étudiants ou de collègues.
D’autres s’interrogent sur la manière de débattre de la séparation des pouvoirs maintenant que Pékin vient d’affirmer qu’elle ne s’appliquait pas à l’ancienne colonie britannique.
« De nombreuses personnes s’autocensurent déjà et évitent les sujets sensibles. Mais il n’y aura pas de censure ni d’autocensure autorisées dans ma classe, […] les sujets seront présentés de façon rationnelle et les idées opposées mises au débat, affirme Kenneth Chan, chercheur en sciences politiques de l’université baptiste de Hong Kong. Mais je sens que peu de mes collègues vont faire de même », ajoute cet ancien député prodémocratie.
« Des collègues ont déjà signifié qu’ils n’accepteraient plus que leurs étudiants travaillent sur les manifestations de 2014 ou 2019 à Hong Kong », raconte par ailleurs, sous couvert de l’anonymat, un chercheur qui a lui-même « fait le ménage sur sa page Facebook et supprimé ce qui est lié, ou perçu comme lié, à une opposition à Pékin ». D’autres ont cessé de répondre aux questions de la presse pour ne pas se mettre en porte-à-faux et pouvoir continuer sans encombre leurs recherches.
Selon Kenneth Chan, « la purge, motivée politiquement, est déjà en cours dans l’arène politique », comme l’illustrent les récentes disqualifications de députés et de candidats et l’arrestation de militants politiques. « La purge frappe aussi les écoles », avec plus de 200 enquêtes ouvertes contre des enseignants et la révision de manuels scolaires, et « elle commence à arriver dans les universités avec l’éviction de “fauteurs de trouble” ».
Celle de Benny Tai est l’exemple le plus parlant. Ce professeur de droit, très intéressé par le concept d’autodétermination, a été licencié cet été. Il est l’une des figures majeures du mouvement de 2014 en faveur du suffrage universel, aux côtés des syndicats étudiants.
Un rapport publié en 2018 par l’ONG de défense de droits de l’homme Hong Kong Watch a démontré que dès 2015, à la suite des manifestations, des universitaires qui dérangeaient avaient été limogés, vu leurs promotions bloquées ou été la cible de campagnes de dénigrement dans les organes de presse favorables à Pékin.
En 2019, les jeunes ont à nouveau été à la pointe de la contestation (40 % des 10 000 personnes arrêtées depuis juin 2019 sont des étudiants), au point de faire dire à la presse officielle chinoise que les campus étaient devenus des « repaires de terroristes » et des « fabriques d’armes ». Nul doute que la pression va donc s’accroître sur les universités pour les faire tendre vers le modèle chinois.
« En Chine, les dogmes et les standards officiels régissent tout, les débats sur les soi-disant valeurs occidentales telles que les droits de l’homme, la démocratie, l’autodétermination des groupes ethniques, l’État de droit, sont présentés comme hostiles au régime chinois », résume Kenneth Chan.
À Hong Kong au contraire, les plus de 150 années de colonisation ont laissé un héritage de libertés bien ancré dans la sphère académique. Or, « ils font de nous des continentaux », comprendre des Chinois de Chine continentale. « Ce qui signifie que les valeurs “occidentales” vont devenir de plus en plus stigmatisées et in fine retirées du discours académique où l’accent sera mis sur une ligne de pensée en phase avec les dogmes » du Parti communiste chinois.
Les chercheurs se heurtent déjà à ce problème, à l’image de cet économiste qui raconte comment un de ses articles co-écrit avec un Chinois a été retoqué en comité de lecture avant publication car il ne montrait pas la carte du sud de la Chine « homologuée » par les autorités centrales, c’est-à-dire celle avec les « neuf pointillés » englobant Taïwan.
Les universitaires font face à une autre problématique : le risque de surveillance accru avec les cours en ligne, devenus obligatoires afin, officiellement, de permettre aux étudiants ne pouvant se rendre à Hong Kong du fait des restrictions liées à la pandémie de suivre les cours. « Cela va nous pousser à ne pas faire de raccourci de langage et à être plus précis encore dans l’argumentation », commente une chercheuse.
Car les enseignants de Hong Kong savent leur discours particulièrement scruté. En 2019, avant la contestation, la mégalopole comptait environ 12 000 étudiants parmi le million de Chinois de la République populaire de Chine vivant sur son territoire, selon des chiffres officiels. « Ils avaient déjà un arrangement avec les autorités chinoises pour rendre compte de la situation ici. Avec les cours en ligne, on les sert sur un plateau. »
La recherche risque aussi de souffrir de ce climat d’incertitudes et de tensions. La plupart des universités de Hong Kong ont progressé dans le classement QS World University 2021, et ce malgré les troubles politiques. Mais « de nombreux collègues recherchent déjà des postes dans d’autres pays et ne veulent pas travailler dans un pareil environnement », glisse un chercheur.
La Chine vient par ailleurs d’obliger ses chercheurs à recevoir un feu vert avant de participer à des conférences, même virtuelles, et les chercheurs de Hong Kong craignent d’être soumis aux mêmes règles.
Par ailleurs, « la recherche de financements va être beaucoup plus délicate », relève Kenneth Chan. Selon lui, des financeurs habituels ne voudront plus être associés à certains sujets de recherche. Ou il sera au contraire « risqué » de recevoir par exemple des crédits des États-Unis du fait du bras de fer entre Pékin et Washington, ce qui pourrait valoir au chercheur comme au financeur d’être taxés de conspirateurs contre la sécurité nationale et de risquer la prison à vie.
Autre écueil : les freins à l’édition et la distribution. « La loi de sécurité nationale produit déjà les effets escomptés, et il est plus difficile d’obtenir certains livres ou publications », commente Albert Wan, fondateur de la librairie indépendante Bleak House. Certains ouvrages ne sont pas réédités et les éditeurs attendent de voir quels ajustements ils doivent faire.
Ce n’est pas tout. Comme le souligne l’homme politique Lee Cheuk-yan, « vous pouvez à la rigueur être publié même si vous êtes critique mais à toute petite échelle, et surtout, vous ne pourrez pas vendre votre livre : 80 % des librairies à Hong Kong sont contrôlées par des capitaux chinois ». Reste Internet qui, pour l’heure, n’est pas censuré.
Margot Clément