Encore une image forte, terrible, qui a marqué les esprits à Maurice et bien au-delà de cette île de l’océan Indien : mercredi 26 août, au moins dix-huit dauphins se sont échoués sur des plages du Sud-Est. Leur nombre exact est difficile à évaluer, ils se sont échoués en plusieurs vagues et les décomptes varient selon les sources : aucun n’a pu être sauvé. Le drame s’est produit à Grand-Sable, non loin de Mahébourg, là même où s’était produite la marée noire due au naufrage du MV Wakashio, un mois auparavant.
La tragédie a été présentée par les autorités comme « sans lien avec la marée noire » [1], notamment parce qu’aucune trace d’hydrocarbure n’a été retrouvée sur ou dans le corps des cétacés autopsiés. Néanmoins, des investigations plus poussées doivent avoir lieu afin d’éliminer catégoriquement tout lien entre les deux événements. Quoi qu’il en soit, cette tragédie constitue une suite de l’éprouvant et interminable feuilleton de catastrophes auxquelles est confrontée l’île Maurice.
Une série dont l’issue se fait cruellement désirer : quelques jours plus tard, le 31 août, un nouveau naufrage endeuillait la communauté maritime mauricienne. Alors que sa mission était de tracter une barge servant à collecter des résidus de fioul encore contenus dans le lagon, un bateau remorqueur, le Sir Gaëtan Duval, a sombré corps et biens. Le bilan est de trois morts, une personne est toujours portée disparue.
Et comme à chaque nouvel épisode de cette série noire que traversent les Mauriciens, les regards se sont tournés vers le gouvernement afin de trouver des responsables. Comment et pourquoi ce vieux bateau a-t-il pris la mer alors que les conditions météo étaient mauvaises ? Qui a donné l’ordre au Sir Gaëtan Duval de quitter le port ? Les zones d’ombre, là encore, sont nombreuses. Une enquête doit avoir lieu, ses conclusions ne sont pas attendues avant de longues semaines.
En attendant, la colère et le désespoir grondent au sein de la population de cette île voisine de La Réunion, « l’île-sœur ». Le samedi 29 août, une manifestation historique a eu lieu. Pour la première fois depuis plus de trente ans, ils étaient plusieurs dizaines de milliers à défiler dans les rues de Port-Louis, la capitale. Se voulant « apolitique » et issue du soulèvement spontané des multiples indignations mauriciennes, la manifestation a exigé clairement le départ du premier ministre, Pravind Jugnauth, et de son gouvernement. Jugé incompétent et incapable de juguler les conséquences sociales des crises à répétition, le gouvernement est sous le feu des critiques.
« Le gouvernement de Maurice répand de fausses informations, sur tous les sujets », s’indigne Sungkur Deepak, mauricien, membre d’une association de militants politiques basée à Paris. Avec d’autres, l’homme a organisé une grande manifestation de la diaspora le 29 août au Trocadéro, en même temps que les défilés de Port-Louis. Plusieurs centaines de personnes ont répondu. Un succès dont il a été le premier surpris. Il entend, depuis, ne pas relâcher la pression.
Mediapart l’a rencontré, avec d’autres militants mauriciens, en région parisienne, mercredi 9 septembre. « Nous demandons le départ de ce gouvernement qui nous a trop menti, poursuit Sungkur Deepak. Nous demandons aussi que Maurice soit enfin une démocratie ! Que les gens au pouvoir rendent des comptes à propos des lois récentes qu’ils ont fait passer et qui musèlent la liberté de la presse, la liberté d’expression, qu’ils rendent compte de leur corruption et qu’ils expliquent pourquoi ils ont mis douze jours avant d’intervenir sur l’épave du Wakashio, pourquoi ils l’ont coulé sans permettre à personne de prendre des photos ? » lance-t-il, pêle-mêle.

Autour de Sungkur Deepak, les opposants mauriciens réunis à Paris demandent une réforme de la loi fondamentale de leur pays. © JS
C’est l’un des points les plus sensibles sur lesquels est mis en cause le gouvernement mauricien ces derniers jours : que s’est-il réellement passé juste avant, pendant et après le naufrage du MV Wakashio, la catastrophe qui a entraîné la marée noire ? Bien qu’une enquête soit en cours, les autorités mauriciennes laissent de nombreuses questions sans réponse. La gestion de l’épave, notamment, s’est faite dans l’opacité.
Après qu’elle s’est brisée en deux sur le récif de la pointe d’Esny, au sud-est de Maurice, le gouvernement mauricien a tenu à ce que sa proue soit coulée à 25 kilomètres des côtes, dans un délai extrêmement court. Cela a été chose faite le 21 août. « Les experts français privilégiaient le scénario d’un démantèlement de l’épave en Inde, mais cette option n’a pas été retenue par les autorités mauriciennes : la France n’avait rien à dire, Maurice est un pays souverain », précise le gouvernement français, sollicité par Mediapart.
Plusieurs associations environnementales, dont Greenpeace, s’étaient également élevées contre l’idée de cette submersion d’une partie de l’épave. La poupe du bateau est toujours bloquée sur le récif de la pointe d’Esny et sa présence à cet endroit soulève toujours de nombreuses interrogations sur la préservation de ce site naturel à forte valeur environnementale.
De cet empressement à couler une partie du navire mais aussi d’autres zones d’ombre à propos de ce naufrage et de ses conséquences, une partie de l’opposition en a fait son pain bénit et un personnage a surgi : Bruneau Laurette. Expert maritime, expert en sécurité, formateur militaire, quasi-mercenaire, il cumule les casquettes et les fonctions dans le monde clair-obscur de la sécurité maritime dans l’océan Indien. Il est aussi et surtout l’un des principaux organisateurs de la manifestation monstre du 29 août à Port-Louis et a déposé deux plaintes contre le gouvernement mauricien, principalement pour négligence dans la gestion de la crise du MV Wakashio.
À l’appui de ces procédures, Bruneau Laurette a plusieurs fois affirmé dans la presse mauricienne disposer « de photos satellites » prouvant des transbordements suspects à bord du MV Wakashio. Ses partisans laissent volontiers entendre que le trafic de drogue – un sujet récurrent à Maurice – n’est étranger ni au naufrage ni à la gestion chaotique de la crise qui s’en est suivie. Les plaintes déposées par Bruneau Laurette sont instruites à Port-Louis et l’homme organise encore des manifestations antigouvernementales à Maurice, ce dimanche 13 septembre. Il a partie liée avec les opposants fédérés par Sungkur Deepak, basés à Paris. Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart, il n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.
« Le climat social est vraiment très tendu, même si, pour l’instant, les manifestations sont pacifiques et que les tensions inter-ethniques [Maurice est une île créole où cohabitent de nombreuses communautés issues des colonisations anglaise et française – ndlr] dont le gouvernement agite la menace ne sont pas encore palpables », témoigne par téléphone un Français installé à Maurice.
En raison de la crise sanitaire due à la Covid-19, les frontières de l’île vont rester fermées aux étrangers au moins jusqu’au 31 octobre. Alors qu’il représente la principale source de devises du pays et presque un quart de son produit intérieur brut, le secteur touristique est totalement à l’arrêt depuis six mois.
Depuis environ un mois, les ressortissants mauriciens sont rapatriés au compte-gouttes. Les histoires déchirantes de marins bloqués jusqu’à aujourd’hui aux quatre coins du monde et obligés à leur retour d’assumer à leurs frais une quatorzaine dans un hôtel sont légion. Ces récits qui circulent abondamment dans la diaspora et sur les réseaux sociaux ne constituent pas la plus insignifiante des critiques adressées à Pravind Jugnauth et à son gouvernement.
À Port-Louis dans les prochains jours, à Londres dans les prochaines semaines mais aussi à Toronto, à Sydney et à Paris le 26 septembre devant l’ambassade de Maurice, de nouvelles manifestations sont prévues. Après les crises sanitaire et écologique, c’est bien à une crise politique majeure que doit faire face le gouvernement de « l’île-sœur ». Et l’ampleur de la crise sociale due au confinement de l’île ne présage pas une accalmie prochaine.
Julien Sartre