Le président de la République française s’est engagé récemment à prendre des initiatives à l’Organisation des Nations unies (ONU) pour la protection des travailleurs humanitaires, le respect du droit humanitaire international et la lutte contre l’impunité. Cet engagement fait écho à la demande publique de l’ONG Acted pour que la France soumette à l’ONU une résolution faisant des meurtres contre les humanitaires un crime contre l’humanité.
Compréhensible au regard de l’émotion suscitée par l’assassinat odieux des sept collaborateurs d’Acted au Niger le 9 août, cette proposition est cependant une fausse piste face au problème de la sécurité des humanitaires.
Le meurtre d’un humanitaire est déjà considéré comme un crime international spécifique au titre des crimes de guerre imprescriptibles prévus par le statut de la Cour pénale internationale dans toutes les situations de conflit – y compris celles où des groupes armés non étatiques, considérés ou non comme terroristes, défient l’autorité de l’Etat. En outre, ces assassinats sont aussi des crimes nationaux qui peuvent être jugés par les différents pays concernés. Dans le cas de l’attaque contre les travailleurs d’Acted, la justice nigérienne et le parquet antiterroriste français sont déjà saisis. Enfin, quand ils sont considérés comme des actes terroristes, les crimes contre les humanitaires bénéficient de l’arsenal de répression et de coopération pénale internationale le plus large jamais mis en place par les Etats.
Une portée symbolique discutable
L’enjeu principal du crime contre l’humanité concerne la lutte contre l’impunité des crimes d’Etats, dont on comprendra aisément qu’ils sont peu enclins à se juger eux-mêmes, et contre lesquels il ouvre des recours judiciaires internationaux. Ces crimes regroupent les violences et persécutions généralisées ou systématiques commises contre des populations civiles en dehors des situations de conflit. Elever au rang de crime contre l’humanité le meurtre d’humanitaires n’aurait donc qu’une portée symbolique discutable, semblant indiquer que la vie d’un humanitaire est plus précieuse que celle d’un autre civil.
« Le personnel participant aux secours est passible du crime d’entrée et de séjour dans des zones désignées comme terroristes »
Si des pays tels que la France veulent contribuer à la protection des humanitaires, cela ne se fera pas en renforçant le droit pénal international existant, mais en limitant le contenu des lois antiterroristes édictées par un grand nombre d’Etats sous l’égide de l’ONU, qui tendent à criminaliser l’action humanitaire dans les contextes de conflits impliquant des groupes armés qualifiés de terroristes.
En effet, pour faciliter les poursuites pénales, les infractions terroristes ont été définies de façon très large en faisant prévaloir les éléments matériels sur l’intention criminelle. Conséquence : les actions de secours humanitaire ou médical en zones disputées ou sous le contrôle de groupes armés désignés comme terroristes par un Etat constituent un crime au sens du droit antiterroriste en même temps qu’elles sont un devoir au sens du droit international humanitaire.
Accusations d’« entente criminelle »
Apporter de l’aide à la population civile en zone contrôlée par les djihadistes shebab en Somalie, par ceux de Boko Haram ou du groupe Etat Islamique en Afrique de l’Ouest au nord du Nigeria, par le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) dans le nord-est de la Syrie, ou par le groupe Hayat Tahrir Al-Cham dans le nord-ouest, constitue un crime de soutien matériel au terrorisme, de financement du terrorisme ou de complicité avec les terroristes. Dans le droit pénal français, comme dans le droit camerounais, nigérian, turc ou malien par exemple, le dialogue humanitaire avec toutes les parties au conflit, nécessaire à la mise en place des actions de secours, est assimilable à une entente criminelle. Le personnel humanitaire et médical participant aux secours est passible du crime d’entrée et de séjour dans des zones désignées comme terroristes. Au Danemark, les lois en vigueur permettent explicitement d’inculper des ressortissants qui reviendraient de mission humanitaire en Syrie ou dans un des pays du Sahel – et les Pays-Bas sont en passe d’adopter une législation similaire.
Ces dernières années, dans ce climat d’intimidation, des équipes de Médecins sans frontières (MSF) ont ainsi été arrêtées, jugées et détenues dans plusieurs pays en conflit pour collusion avec des groupes terroristes alors qu’elles n’avaient commis pour tout crime que celui de fournir des soins dans des zones non contrôlées par l’Etat ; d’autres ont été harcelées, menacées ou attaquées par les forces sécuritaires et militaires nationales, des volontaires expatriés ont été interceptés et questionnés à leur retour dans leur pays.
Demande d’exemption humanitaire
Depuis 2016, MSF et d’autres organisations demandent l’inclusion d’une exemption humanitaire dans les crimes qualifiés de terroristes. La France a soutenu en 2019 deux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU qui ont finalement reconnu l’obligation des Etats de prendre en compte l’impact des lois antiterroristes nationales sur les obligations de secours prévus par le droit humanitaire international. C’est une demi-victoire : ces résolutions réaffirment le droit au secours pour toutes les parties en conflit, mais l’ONU renvoie aux Etats la responsabilité de lever les ambiguïtés entre secours humanitaire et soutien au terrorisme. C’est donc à eux de décider ou non d’inclure des exemptions humanitaires dans leurs lois antiterroristes, comme l’a récemment fait le Canada.
En cohérence avec sa volonté affichée de renforcer le droit humanitaire international et de contribuer à la protection des humanitaires, la France doit commencer par ôter cette épée de Damoclès judiciaire. Elle doit exclure explicitement le secours humanitaire et médical conforme au droit international humanitaire de sa propre définition des crimes terroristes, et inviter les autres Etats membres des Nations unies à faire de même.
Les opérations de secours dans les zones disputées par des acteurs armés non étatiques sont très délicates et tiennent en grande partie sur la capacité de négocier l’accès avec tous les groupes. C’est difficile, et parfois impossible ou insuffisant, pour éviter des drames comme les massacres récents du Niger ou de Kaboul [l’attaque, le 12 mai, contre une maternité soutenue par MSF, qui a causé 14 morts]. Elever ces meurtres au rang de crimes contre l’humanité est une fausse bonne idée, la criminalisation de l’aide en est une vraie mauvaise.
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Françoise Bouchet-Saulnier et Mego Terzian