Retrouvez ce point de vue, et d’autres, dans notre dossier “A-t-on encore le droit de ne pas être d’accord ?” consacré aux débats autour de la “cancel culture”.
Je m’étonne toujours d’entendre des gens s’émouvoir soudain de la montée en puissance de la “cancel culture” et des “meutes d’internautes”. Vivaient-ils donc sur une autre planète, depuis dix ans ? Je fréquente les réseaux sociaux depuis assez longtemps et, comme beaucoup, j’essuie depuis assez longtemps un déferlement de critiques et d’insultes en ligne pour savoir que ce que certains considèrent comme une nouvelle forme de censure virtuelle, exercée par des tenants du rigorisme moral, est bien plus un problème propre à Internet qu’une question d’idéologie ou d’identité.
Les détracteurs de la cancel culture qui s’alarment de voir les moindres opinions, messages et autres écrits constamment surveillés par un groupe de plus en plus fourni de semeurs de haine ont manifestement un, voire plusieurs trains de retard. Je ne me souviens pas avoir jamais écrit ou publié la moindre ligne sans me demander : “Combien de malentendus mes propos pourraient-ils provoquer et, le cas échéant, suis-je capable de les défendre ?” Ce n’est même plus un raisonnement conscient, c’est devenu un réflexe.
Volonté de détruire
Cela a-t-il fait de moi une auteure plus prudente ? Certainement. Cela m’a-t-il poussée à prendre moins de risques, en pensant constamment à cette audience récalcitrante ? Peut-être. Mais cela témoigne-t-il pour autant de l’avènement d’une culture puritaine de purge morale ? Pas vraiment.
Les gens qui n’attendent qu’une occasion de vous sauter sur le poil et de vous “doxxer” [aller exhumer de votre passé des informations privées dans l’intention de vous nuire] pour vous faire perdre votre emploi ont, globalement, très peu de choses en commun, mis à part la volonté de détruire quelqu’un. C’est là une pulsion qui mobilise toutes sortes de préjugés malveillants, de militants du clavier et d’imbéciles ordinaires. C’est une chapelle qui ratisse large, dans laquelle se presse l’humanité tout entière.
Un espace militant
Mais parmi les “annulateurs” présumés, on trouve également des individus qui, jusque très récemment, n’avaient pas voix au chapitre dans des débats qui les concernent au premier chef, et ne disposent toujours pas des tribunes ou des moyens d’intervention pour peser dans ces débats. C’est donc tout naturellement qu’ils se tournent vers Internet qui leur fournit un espace de militantisme collectif.
C’est la raison pour laquelle, bien que l’espace cybernétique devienne pour moi très déplaisant, je ne pourrai jamais ni condamner les réseaux sociaux, ni nier leur importance. Car ils restent pratiquement le seul vecteur d’expression de certaines voix marginalisées – leur unique tribune pour faire savoir à des journaux comme The New York Times que leurs articles d’opinion sont provocateurs et pourraient inciter à la violence [lire ci-dessous], Internet reste le principal outil pour protester contre des éditeurs qui choisissent de publier des auteurs accusés de harcèlement sexuel [une référence à la polémique qui a valu à l’essayiste et journaliste Ian Buruma d’être licencié en 2018 de la direction de la New York Review of Books pour avoir publié, en pleine vague #MeToo, le témoignage d’un producteur de radio accusé d’agressions sexuelles].
Et c’est souvent encore le seul moyen de dénoncer et de diffuser les incidents racistes et les brutalités policières à l’encontre des minorités. Envisageons-le comme un médiateur informel dont le rôle est assumé par des groupes pas ou peu représentés dans les salles de rédaction, les conseils d’administration et les hautes sphères politiques.
Des accusations hypocrites
Ces groupes se fondent parfois au tumulte ambiant de la censure anarchique – mais il serait tout au mieux naïf, et au pire hypocrite de prétendre qu’ils sont le fer de lance d’une ère nouvelle d’orthodoxie intolérante. Les passions que soulève ce type de changement de valeurs ont toujours existé, dès lors que de nouveaux intervenants ont, d’une façon une autre, remis en cause les conventions dominantes. Aux États-Unis, la panique du politiquement correct a été déclenchée par un groupe de nouvelles identités – des femmes et des gens de couleur – qui commençaient à promouvoir des principes d’égalité raciale et sexuelle.
En un sens, la culture de l’annulation existe depuis longtemps, mais elle soulève un nouveau vent de panique à chaque fois que l’on abaisse un peu plus les murs entre producteurs de discours et consommateurs de discours. Et c’est une bonne chose : moins les élites se replient dans leur tour d’ivoire, mieux cela vaut. Ainsi, une grande part de la panique qu’éprouve la gauche face à des phénomènes clairement toxiques comme le populisme ou la politique de la “post-vérité” n’est guère différente de la panique qu’a toujours provoquée l’arrivée de nouvelles forces dans des domaines élitistes. Qu’il s’agisse de Breitbart News [un site américain ultraconservateur] ou des campagnes virales sur les réseaux sociaux, ces nouvelles forces ne font jamais que renouveler la façon dont les récits politiques sont confisqués aux acteurs traditionnels.
Perte de contrôle
Cela pourrait prendre la forme d’une lettre ouverte dans les colonnes du magazine Harper’s, signée par un aréopage d’écrivains et d’universitaires décriant la cancel culture (sans la nommer explicitement) ; ou des écrivains et intellectuels soudés autour d’une idéologie qui vont chercher refuge sur de nouvelles plateformes journalistiques pour échapper aux “ennemis” de la liberté d’investigation. En réalité, nous sommes face à une classe d’influenceurs bien établis qui commencent à se rendre compte qu’ils ne contrôlent plus la façon dont leur travail est perçu. Un phénomène ancien, chaque fois déclenché par un élément nouveau.
Or cette fois, le phénomène nouveau est d’une telle ampleur, d’une telle diversité – et se développe à une telle allure – qu’il n’entre dans aucune catégorie idéologique existante. Ces dix dernières années, l’élargissement et la numérisation de l’espace public ont brouillé les frontières entre privé et public, entre responsabilité individuelle et responsabilité de l’employeur, entre le monde de la politique et celui les affaires. En témoigne l’exemple de Reza Aslan, documentariste et spécialiste des religions, qui [en 2017] a été lâché par CNN pour avoir insulté Trump dans un tweet.
En privé, assure-t-il, on lui a expliqué que la chaîne avait déprogrammé sa série documentaire [“Believer”] pour des raisons commerciales liées à l’accès de CNN à la Maison-Blanche, et à des projets de fusion soumis à l’approbation des autorités de régulation.
Une réaction narcissique
Il y a un certain narcissisme à fondre tous ces périls en une seule et même menace aux sacro-saints espaces de libertés individuelles. Il est pour le moins mesquin, face à l’incroyable surenchère à laquelle on assiste dans tous les domaines – de la manipulation électorale à l’essor à une échelle industrielle de la propagande des régimes autoritaires sur les réseaux sociaux – d’en conclure que notre plus grave problème est l’atteinte à la liberté d’expression commise par une meute particulièrement remontée liée à une idéologie politique donnée. Cela ne fait que mettre en évidence le nombrilisme de certains segments de l’élite intellectuelle.
À l’heure où une pandémie et un mouvement antiraciste mondial nous déstabilisent et nous contraignent à réfléchir sérieusement à la façon dont nos sociétés perpétuent une inégalité qui menace la vie même de ceux qui sont du mauvais côté du maintien de l’ordre et de l’accès aux soins, nos “penseurs” nous montrent à quel point leur définition de la crise est déconnectée du monde réel. Leur crainte nombriliste de la cancel culture prouve à elle seule que nous avons besoin de plus de démocratisation, et de moins de déférence envers ceux qui regardent un monde en pleine mutation mais ne voient que ce qui change pour eux
Nesrine Malik
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.