Ce texte est la traduction d’un exposé donné au camp de jeunesse de la Quatrième Internationale le 24 juillet 2019 ; la discussion qui a suivi a permis d’enrichir la section sur la résistance. « A Central issue : The far right , LGBTIQ people and a strategy for resistance », by Peter Drucker, paru sur le site Europe Solidaire Sans Frontières, le 2 août 2019.
Introduction
Aujourd’hui cependant, la montée de la droite dure réactionnaire (présente notamment au sein du Parti Conservateur fédéral canadien) et de l’extrême-droite active dans plusieurs pays menacent les acquis obtenus au cours des décades précédentes. Au Canada comme aux États-Unis, la droite chrétienne (dont il ne faudrait pas sous-estimer l’influence) s’oppose aux droits des personnes LGBTIQ. Au Québec, certains segments de l’extrême-droite sont unanimes dans leur homophobie et leur transphobie. Peter Drucker nous présente dans le texte qui suit [1] une analyse de la montée de l’extrême-droite dans le monde (plus particulièrement en Europe) et plus spécifiquement de ses rapports parfois contradictoires avec les communautés gays des différents pays où elle est en croissance. Il esquisse ensuite en conclusion quelques pistes militantes pour y résister.
Un début
Dans un pays après l’autre, l’extrême-droite progresse. C’est indéniablement devenu un enjeu central de la politique contemporaine en Europe et aussi dans le monde. J’en suis venu à penser que dans les prochaines années, le combat contre l’extrême-droite sera décisif pour la gauche radicale et révolutionnaire. Aussi est-il de plus en plus urgent pour nous de comprendre la menace de l’extrême-droite à laquelle nous sommes confronté.e.s.
Jusqu’à un certain point, nous pouvons apprendre des analyses marxistes sur le fascisme classique, particulièrement dans l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Mais beaucoup de choses ont changé dans l’extrême-droite. Pour utiliser le terme de notre camarade Enzo Traverso, la grande majorité de l’extrême-droite aujourd’hui est ’post-fasciste’ : parfois en continuité avec la vieille extrême-droite fasciste, parfois non. Et l’attitude politique à adopter face à la sexualité et à la question du genre, qui sont loin d’être des questions secondaires, est une des préoccupations centrales pour l’extrême-droite. C’est une des choses que nous devons comprendre instamment.
L’extrême-droite et l’hétéronationalisme
Depuis que l’extrême-droite est en progression, les attaques contre les droits des personnes LGBTIQ se sont multipliées. Le nouveau président du Brésil, Jair Bolsonaro, en est un proéminent et dégoûtant exemple. Il a ouvertement dit qu’il préférerait un fils mort à un fils gay. Sans surprise, son élection a engendré un déferlement de violence contre les personnes LGBTIQ au Brésil, un des pays où les niveaux de violence anti-LGBTIQ étaient déjà très élevés. Bien que les positions de Donald Trump n’étaient pas claires avant son élection comme président des États-Unis, il a lui aussi rejoint la droite réactionnaire contre les LGBTIQ. Son administration est intervenue dans les cours de justice pour s’opposer aux mesures anti-discriminatoires et a tenté d’évincer les personnes trans de l’armée. [2]
Il y a des exemples semblables en Europe. La Italian Lega était au parlement l’opposante la plus impitoyable à la reconnaissance des unions civiles entre personnes de même sexe – sans parler du mariage entre personnes de même sexe ! – proposant plus de 5 000 amendements pour tenter de tuer le projet de loi présenté en ce sens. Dans l’État espagnol, le parti d’extrême-droiteVox a, sur son site internet, dénoncé les événements de Fierté en les étiquetant de ’scandaleux’.
Certains qualifient ces attaques de la droite contre les personnes LGBTIQ ’d’homophobie politique’. Ce n’est peut-être pas vraiment le bon terme à utiliser ; bien que les personnes qui utilisent ce terme ne le font pas nécessairement dans ce sens. Ainsi utilisé, ça ressemble à une sorte de ’maladie mentale’. Je pense qu’il est plus approprié de parler ’d’hétéronationalisme’ [3]. C’est une des dimensions des projets nationalistes de droite plus larges avec des racines profondes dans la société.
Quelle est la source des préjugés anti-LGBTIQ de la droite nationaliste ? Pourquoi l’extrême-droite s’attaque-t-elle aux personnes LGBTIQ ? Son hostilité à l’égard des femmes, sa misogynie, qui est reliée à son rapport contradictoire au néolibéralisme [4], est une des raisons principales qui permet de l’expliquer. Cette combinaison de misogynie et de populisme économique aide l’extrême-droite à s’adresser aux hommes straights en colère. La désindustrialisation et les salaires qui stagnent dans plusieurs économies, plus récemment suite à la profonde récession qui a éclaté en 2008, ont miné chez plusieurs hommes leur sentiment de masculinité. Plusieurs hommes straights cisgender (non transgenre) blâment les femmes et les personnes LGBTIQ pour expliquer leur situation.
Des intellectuels comme George Mosse, lui-même un homme gay dont la famille a fui l’Allemagne nazie, ont montré comment le nationalisme agressif est lié au concept étroit de masculinité. Ce concept naturalise la famille patriarcale, considère les femmes comme des compagnes aidantes des hommes et comme celles qui portent les enfants, et voient les personnes LGBTIQ comme des gens qui affaiblissent la fibre morale de la nation. C’est la raison pour laquelle les nazis en Allemagne étaient hostiles à l’homosexualité, au moins chez les Allemands ; ils pensaient que ça affaiblissait ’la grande race aryenne’ (« Aryan master race »). L’extrême-droite autour du globe aujourd’hui a une conception similaire de la masculinité. Dans les pays catholiques en particulier, l’extrême-droite a repris à son compte les attaques du pape contre l’idéologie du genre et sa défense des liens traditionnels qui unissent les rôles masculins et féminins.
Cette extrême-droite misogyne et sexuellement réactionnaire est en progression dans la plupart des pays où les mouvements LGBTIQ ont connu des victoires. C’est après 1968 que ces mouvements LGBTIQ sont apparus et ont pris de la force au moment où ils avaient un leadership de gauche radical qui les considérait comme faisant partie d’une gauche radicale plus large. Leurs visions militantes et leurs tactiques les ont aidé, dans les années 1970 et 1980, à gagner des victoires contre la discrimination et la violence. Plus tard, quand les mouvements LGBTIQ ont grossit et que la gauche radicale s’est affaiblie, les groupes LGBTIQ prédominants sont devenus plus modérés. Ils ont accordé moins d’importance à développer la solidarité contre le sexisme, le racisme et l’oppression de classe et ont plutôt mix l’accent sur des questions comme l’accès égal au mariage. Mais cette orientation ne les a pas fait aimer de l’extrême-droite pour autant. Dans la plupart des pays, l’extrême-droite s’oppose encore au mariage entre personnes de même sexe et souvent avec acharnement.
Les groupes LGBTIQ actuellement prédominants ont tissé des liens avec le centre-gauche social-libéral et même avec le centre-droit néolibéral. Certaines positions anti-LGBTIQ parmi les plus fortes de l’extrême-droite ont besoin d’être comprises, au moins en partie, comme une réaction à l’appui officiel aux droits des LGBTIQ qui prédomine au centre politique d’Europe de l’Ouest et dans quelques pays impérialistes. Ce n’est pas le cas partout. Les attaques de Trump contre les LGBTIQ ne sont pas spécialement inspirées par l’hostilité envers l’Europe, bien qu’il soit souvent anti-européen, et les attaques au Brésil contre les LGBTIQ ne reflètent pas particulièrement non plus un discours anti-européen. Mais plusieurs régimes néo-libéraux et autoritaires en Afrique et dans les pays arabes affirment -malgré une grande quantité de données historiques à l’évidence du contraire [5]- défendre ’leur propres’ cultures contre l’influence des LGBTIQ européenne. Et un phénomène similaire est en cours avec l’extrême droite en Europe de l’Est.
En Europe de l’Ouest, les réformes pour la décriminalisation, les lois contre la discrimination, pour l’égalité des droits et l’accès égal au mariage étaient des réformes nationales partie intégrante des politiques nationales. Les réformes dans quelques pays d’Europe de l’Est ont aussi leur propre dynamique. L’Allemagne de l’Est a par exemple décriminalisé les relations sexuelles entre personnes de même sexe avant l’Allemagne de l’Ouest. Mais les réformes les plus récentes en Europe de l’Est ont pour la plupart résulté des politiques de l’Union européenne et les LGBTIQ de l’Europe de l’Est en ont bénéficié au niveau légal. Mais plusieurs pays de l’Europe de l’Est considèrent que ces protections pour les LGBTIQ leur sont imposées de l’extérieur.
L’Union Européenne s’est servie de la promotion des droits des personnes LGBTIQ pour imposer le néolibéralisme en Europe de l’Est ; une présence croissante du capital ouest-européen, des coupures dans les protections sociales, une augmentation des inégalités. On a justifié les politiques néolibérales avec une idéologie libérale de liberté, incluant les droits des LGBTIQ. Cette situation a alimenté le ressentiment contre l’Union européenne qui a pris pour cible les LGBTIQ, et a contribué à la réapparition du nationalisme. Répondant à l’instrumentalisation des droits des LGBTIQ par le néolibéralisme, l’hétéronationalisme a instrumentalisé à son tour les attitudes anti-LGBTIQ. Dans les pays comme la Pologne et la Hongrie, la droite au pouvoir joue sur le ressentiment à l’égard de l’idéologie néolibérale, tout en gardant plusieurs caractéristiques centrales de cette idéologie au niveau économique.
Dans ce climat, la violence contre les événements de fierté gay-lesbienne en Europe de l’Est a été en partie organisée par des groupes néo-fascistes qui croient que l’Union Européenne est ’dirigée par des ’ tapettes ’ (« run by fags »). Le parti grec fasciste Aube Doré a une dynamique similaire, voyant les droits des personnes LGBTIQ comme faisant partie de l’agenda de l’Union européenne qui appauvrit le peuple grec. [6].
L’extrême-droite et l’homonationalisme
J’ai maintenant besoin de complexifier la discussion en parlant de l’aspect moins homophobique de l’extrême-droite. Ce qui signifie parler de l’homonationalisme, un terme inventé par l’intellectuel Jasbir Puar, et qui signifie : l’instrumentalisation des LGBTIQ au service de l’impérialisme et du nationalisme.
Bien que l’extrême-droite soit habituellement anti-LGBTIQ, je pense que l’homonationalisme de l’extrême-droite est aussi un sérieux problème. Tout d’abord, l’extrême-droite contemporaine manque parfois de consistance concernant la question du genre et de la sexualité. Si on prend comme référence l’hostilité des nazis face à l’homosexualité il y a 80 ans, l’extrême-droite contemporaine n’est pas toujours en continuité avec les traditions fascistes d’hier.
Et un phénomène qui peut sembler marginal lorsqu’on analyse l’extrême-droite européenne dans son ensemble peut parfois être loin d’être marginal dans d’autres communautés LGBTIQ d’autres pays. L’extrême-droite gay est un courant à l’intérieur de la droite gay plus large et les deux sont en croissance. Les leaders LGBTIQ actuels peuvent ne pas appuyer l’extrême-droite, mais leur échec à combattre le néolibéralisme et le racisme a laissé plusieurs personnes LGBTIQ ordinaires s’ouvrir à l’appel de l’extrême-droite. Un sondage brésilien, 1 semaine avant le 2e tour de l’élection présidentielle, a montré que 29% des votants non-straights planifiaient de voter pour Bolsonaro, qui est ouvertement homophobe. Et les sondages ont montré des niveaux comparables d’appui, particulièrement chez les hommes gays blancs cisgender (non transgenre), pour Le Pen en France et pour l’extrême-droite aux Pays-Bas.
L’hostilité de l’extrême-droite européenne à l’égard des musulman.e.s semble quelquefois l’emporter sur son hostilité à l’égard des personnes LGBTIQ. En Europe de l’Est, la droite fait appel à l’héritage chrétien européen pour justifier son refus d’accueillir les réfugié.e.s musulman.e.s. En Europe de l’Ouest, l’extrême-droite signale que ce qu’elle nomme ’Eurabia’ représente un danger et s’en sert pour justifier une ligne dure contre l’immigration, contre quelques avantages sociaux dont les personnes des communautés immigrées bénéficient et contre quelques pratiques musulmanes (comme les foulards et la nourriture halal).
La féministe marxiste Sara Farris a montré comment l’extrême-droite française, italienne et hollandaise a adopté une sorte de ’fémonationalisme’ [7] qui prétend défendre les femmes européennes, et même des femmes issues de l’immigration, contre les hommes musulmans et d’autres hommes d’origine non-européenne. Dans certains cas une dynamique semblable a conduit certains partis d’extrême-droite de l’Europe du nord-ouest à adopter un certain degré d’homonationalisme, en défendant ’leurs’ personnes lesbiennes et gays contre une présumée menace musulmane.
Le chroniqueur hollandais Bas Heijne a décrit comment on a utilisé la menace que représenterait les musulmans pour justifier un virage droitier en instrumentalisant les personnes LGBTIQ. En 1998, le chroniqueur de droite hollandais Gerry van der List a exprimé du dégoût face à ce qu’il considérait comme de l’exhibitionnisme sexuel à la vue d’hommes gays aux Jeux Gays d’Amsterdam. Pourtant quelques années plus tard, ce même Van der List exprimait son enthousiasme à la vue du comportement exubérant d’hommes gays à la Fierté gay d’Amsterdam (Amsterdam Canal Pride). Cette fois-ci, il croyait que ces hommes gays s’opposaient héroïquement à l’Islam. ’Ils sont toujours les mêmes types nus’, a résumé Heijne, ’mais maintenant ils représentent autre chose.’
Il y a quelques changements similaires chez l’extrême-droite de l’Europe du Nord-Ouest lors de ses prises de position publiques. Le leader flamand d’extrême-droite, Dewinter de Chiquenaude, a voté en 2003, au parlement belge, contre le mariage entre personnes de même sexe, mais en 2014, il a déclaré que son parti était maintenant en faveur. Brisant la tradition d’avec son père Jean-Marie Le Pen, la cheffe de l’extrême-droite française Marine Le Pen a déclaré aux ’électeurs gays’ en 2010 : ’Je sais que vous souffrez de discrimination. Et qui fait cette discrimination contre vous ? Les immigrants et les musulmans’. Aux Pays-Bas, Martin Bosma, un député du Parti Liberté d’extrême-droite a dit, lors d’une discussion au parlement sur les droits des homosexuels, que ’l’hostilité à l’égard des gays pénètre la culture musulmane’. Les membres du parti d’extrême-droite de Suède a organisé une soit-disant ’marche de la Fierté’ dans une banlieue de Stockholm principalement immigrée en scandant ’Pas de gens qui haissent les gays dans nos rues !’
Cette sorte d’homonationalisme de l’extrême-droite est non seulement un façon opportuniste de s’attirer des votes des personnes LGBTIQ. Il s’inscrit dans un discours plus large en ’défense de la famille’. L’homonationalisme a besoin d’être compris plus largement comme une dimension de ’l’homonormativité’ que Lisa Duggan [8] a définie comme une façon gay de penser qui ne ’conteste pas les hypothèses hétéronormatives dominantes et les institutions qui les soutiennent et les nourrissent.’
L’homonormativité aide des personnes gays et lesbiennes à s’intégrer dans les institutions de la famille existante, en s’y adaptant pour occuper une niche plus sécure dans l’ordre néolibéral. Dans une certaine mesure, certains partis d’extrême-droite ont adopté une perspective homonormative. Et il y a au moins une minorité ’d’électeurs gays’ qui aiment cette perspective.
Dans certains cas, on retrouve des gays et des lesbiennes au sommet des partis d’extrême-droite. En Allemagne, Alice Weidel, la présidente du parti d’extrême-droite l’Alternative, est une lesbienne qui s’affiche ouvertement. L’ancien secrétaire national du Front national français, Florent Philippot, est aussi un homme gay qui s’affiche ouvertement. En dépit des attaques de Donald Trump contre les personnes LGBTIQ, il y a aussi des gays qui le défendent. Trump a nommé un ambassadeur ouvertement gay en Allemagne, Richard Grenell, et cet homme a soutenu publiquement des partis d’extrême-droite partout en Europe. Même dans l’administration d’un fanatique avéré comme Bolsonaro au Brésil, on retrouve une lesbienne affichée au Ministère des femmes, de la famille et des droits de l’homme et on retrouve aussi des hauts fonctionnaires trans qui représentent le Brésil dans les réunions internationales des droits humains.
Soyons prudents ici : la plupart des partis d’extrême-droite parmi les plus homonationalistes constatent que leur soutien aux droits des personnes LGBTIQ les met en tension avec leur propre base. Une étude hollandaise officielle a conclu qu’en dépit des déclarations publiques pro-gay, leurs électeurs avaient plus d’attitudes anti-LGBTIQ que ceux d’autres partis importants. Et les partis d’extrême-droite qui s’éloignent trop de leur base peuvent perdre des votes, comme nous l’avons vu récemment avec le Parti de la Liberté hollandais et le Parti du peuple danois. Cette réalité nous indique qu’il faut prendre avec précaution le soutien des parti d’extrême-droite aux droits des gays. Quand, par exemple, le parlement hollandais a voté récemment pour interdire la soi-disant ’thérapie de conversion gaie’ [9], les deux partis d’extrême-droite ont donné initialement des signaux qu’ils voteraient en faveur ; mais ils ont finalement voté contre.
C’est le Rassemblement national français (autrefois le Front national) qui a du se débattre le plus avec cette contradiction. Comme je l’ai mentionné auparavant, Marine Le Pen commençait à lancer un appel aux votes gays il y a une décennie. Alors en 2012, quand le projet du gouvernement du PS (Parti Socialiste) pour permettre le mariage entre personnes de même sexe s’est heurté à une résistance de masse, le parti de Le Pen n’a pas pu résister à la tentation de réclamer le leadership de la croisade contre l’égalité face au mariage. Il ne pouvait pas non plus renoncer à ses appels aux électeurs gays. Le Pen elle-même a surtout gardé le silence sur la question du mariage, laissant ce sale travail à sa nièce Marion Maréchal Le Pen. Dans son programme pour les élections de 2017, le parti a essayé de réconcilier à la fois ses partisans gays et anti-gays en promettant de convertir les mariages entre personnes de même sexe en de fortes unions civiles.
Sous le vernis de toutes ces contradictions se cache cependant un objectif bien clair. Il y a une analogie. En dernière analyse, l’extrême-droite défend l’ordre capitaliste, même si elle adopte parfois des politiques sociales populistes. En dernière analyse aussi, elle défend les familles patriarcales et les rôles genrés, même si elle fait parfois preuve d’un peu de tolérance à l’égard de quelques personnes lesbiennes et gays et aux rapports qu’elles peuvent avoir entre elles.
Et malgré cela, des gays et des lesbiennes sont toujours attiré.e.s par la vision de l’extrême-droite. Cela suggère que les communautés LGBTIQ, comme l’extrême-droite elle-même, sont traversées de contradictions.
Stratégies et perspectives pour la résistance LGBTIQ internationale
Compte tenu de toutes ces tensions et contradictions, comment la gauche radicale et révolutionnaire peut-elle mobiliser les personnes LGBTIQ contre l’extrême-droite ? La clé c’est la solidarité, articulée avec la tactique du front uni flexible et créatif. Nous avons besoin d’être prêts à nous unir dans l’action avec tous les groupes LGBTIQ et les personnes qui sont disposés à se mobiliser contre l’extrême-droite. Cela veut dire particulièrement : défendre et construire des alliances avec les musulman.e.s et d’autres groupes racialisés menacés par l’extrême-droite, en montrant comment le racisme et l’hétéronationalisme sont reliés. Quand l’extrême-droite prétend protéger les personnes LGBTIQ contre les musulman.e.s et les Africain.e.s, les personnes LGBTIQ doivent répondre clairement en le criant bien fort : Pas en notre nom !
En même temps, nous ne devons pas garder le silence sur la responsabilité que les groupes LBGTIQ dominants actuels portent pour la perte d’une partie de leur base au profit du populisme réactionnaire. Il nous faut revenir à l’esprit de 1968. Cette année, c’est le 50e anniversaire de la révolte de Stonewall. Toutes les célébrations de la Fierté se réclament de l’héritage de Stonewall, alors qu’on ne comprend à peu près rien ou si peu des politiques de la gauche radicale qui ont donné forme à cette révolte et des fronts de libération gay qui en ont émergé. Dans certains cas, des contingents d’extrême-droite ont réussi à marcher derrière des bannières rappelant Stonewall, ce qui est un travestissement absolu. Nous avons besoin de reconquérir le véritable héritage de Stonewall au complet. Cela veut dire : ne pas parler de tolérance, pas même de juste se faire accepter, mais bien de libération sexuelle. Et la libération sexuelle nécessite de remettre en question les rôles sexuels, exige de transformer la famille au lieu de simplement s’y intégrer et exige aussi la transformation de la société.
Nous avons surtout besoin de mobiliser contre l’extrême-droite et contre le néolibéralisme, les travailleurs et les travailleuses LGBTIQ, le jeune bizarre (queer) sans foyer, les femmes, les personnes racialisées et les gens opprimés qui sont après tout la majorité trop invisible des communautés LGBTIQ. Nous avons besoin d’expliquer que les politiques de nos gouvernements contre les pauvres sont par nature homo-trans-et-bi-phobiques. En mobilisant la classe ouvrière et la majorité opprimée de nos communautés, nous pouvons rejoindre des masses de personnes LGBTIQ qui ont souffert des politiques néolibérales et qui sont remplies d’amertume à cause de ces politiques – et dans certains cas, malheureusement, qui se sont tournées vers la droite réactionnaire pour exprimer leur colère. Construire des alliances progressistes qui incluent des personnes LGBTIQ qui s’affichent ouvertement contre le néolibéralisme et la réaction peut être un moyen efficace de combattre les préjugés anti-LGBTIQ. Et où des personnes gays et lesbiennes se sont engagé.e.s de façon durable dans l’extrême-droite, soit pour des motifs racistes ou percevant dans l’extrême-droite leur intérêt de classe, il est possible, en mobilisant la majorité LGBTIQ autour d’une vision de solidarité, de sortir l’extrême-droite de notre mouvement et de faire en sorte qu’elle n’y entre plus.
Nous avons besoin d’envoyer ce message aux événements de Fierté en particulier, en utilisant n’importe quel travail tactique qui soit le mieux adapté à une situation spécifique : la construction de larges blocs antiracistes ou l’organisation de contingents queer [10] radicaux, ou s’il y a trop peu d’espace pour cela, organiser des événements de Fierté alternatifs [11]. Il faudra beaucoup de créativité et de discussions, procéder par essai et erreur. Donc commençons la discussion ici !
ADDENDUM
Extrait de « Warped... », page 164 à 168 : « Émergeant graduellement, suite à une période de répression de 1930 à 1950, l’identité gay à une échelle de masse a bénéficié de la prospérité croissante des classes moyennes et ouvrières. Ce sont des changements culturels profonds de 1940 à 1970 qui ont servi de catalyseurs à l’identité gay que la prospérité a contribué à rendre possible. Cela signifie que l’identité gay a été façonnée de plusieurs manières par le mode d’accumulation du capitalisme que certains économistes ont qualifié de ’Fordisme’ : spécifiquement les sociétés de consommation de masse et les États providence.
Après 1945, la qualité de vie s’est améliorée rapidement dans les pays capitalistes sous le régime fordiste, régime sous lequel le modèle de Henry Ford de production d’automobiles (la ligne d’assemblage) s’est étendu à plusieurs autres industries et à plusieurs autres endroits du monde. Les augmentations conséquentes de productivité du travail ont été accompagnées dans une large mesure d’une augmentation des salaires réels qui ont soutenu la demande croissante effective. Différentes formes d’assurances sociales ont servi de coussin lorsque les travailleurs et les travailleuses ont dû encaisser des coups durs lors des creux du cycle d’affaires. Conséquemment et pour la 1re fois, la masse des travailleurs et des travailleuses ainsi que les étudiants et les étudiantes ont eu la possibilité de vivre indépendamment de leur famille et de pouvoir donner une plus grande place à leur quête d’un objet sexuel et à leur quête d’identité.
...Si la sexualisation des relations humaines et de la société avaient signifié une réelle érotisation de la vie quotidienne, nous l’aurions accueilli avec plaisir. En réalité cependant, la sexualisation de la vie sous le régime Fordisme a entraîné ce que Herbert Marcuse a analysé comme de la ’désublimation répressive’ soit l’intégration du sexe dans le ’travail et dans les relations publiques’ faisant en sorte que le sexe trouvât une issue plus susceptible d’être satisfaite (mais une satisfaction contrôlée)....
...’Désublimation répressive’ : une combinaison difficile entre la liberté sexuelle et une canalisation de la sexualité dans des formes compatibles avec l’ordre productif et reproductif. Une des formes que cette canalisation a prise fut la formation des identités sexuelles fixes : quelque chose de plus restrictif que l’énergie érotique flottant librement, mais quelque chose de moins strict que le désir pour une personne spécifique. »
Peter Drucker a un doctorat en sciences politiques à l’Université Columbia ; il est aussi membre de l’Institut international pour la recherche et l’éducation à Amsterdam. Queer et militant, il a à son actif de nombreuses publications sur la théorie socialiste, l’histoire et les études LGBT. Il a publié en 2014, en Hollande, le livre « Warped, Gay Normality and Queer anticapitalist », Haymarket Books, Chicago, 446 pages. Cet important livre pour les militants et militantes LGBTIQ (malheureusement disponible seulement en anglais) montre comment se sont formées depuis 150 ans les identités homosexuelles successives correspondant aux différentes phases du développement historique du capitalisme. Félix DB a traduit les extraits de « Warped... » contenus dans cet article. À la page 242, on lit : « Dans le système capitaliste mondial, l’identité gay/lesbienne a pris de nouvelles formes depuis les années 80, acquérant une position hégémonique dans la formation de l’identité des personnes de même sexe qui s’adapte de mieux en mieux à l’ordre néolibéral émergeant. Cinq caractéristiques homonormatives ont défini ce nouveau pattern hégémonique : 1. l’auto-définition de la communauté gay/lesbienne comme une minorité stable ; 2 une tendance croissante à se conformer au genre ; 3. la démarcation d’avec les personnes trans et des autres minorités (à l’intérieur de la minorité) et leur marginalisation ; 4. l’intégration croissante dans la nation ; 5. la formation de nouvelles familles normales gay /lesbienne. »
Félix Deschênes-Boivin Traduction. L’introduction et les notes sont celles du traducteur.
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