Le 29 mars 1938, durant l’invasion de la Chine par le Japon, l’écrivain Yu Dafu, connu pour son patriotisme, a écrit une phrase restée célèbre : “Les difficultés, quand elles s’accumulent, peuvent réveiller une nation, la frugalité peut sauver un pays”. Plus de quatre-vingts ans plus tard, ces paroles restent d’actualité, comme en témoigne “l’importante directive” émise [le 16 août] par le président Xi Jinping, appelant à “mettre résolument fin au gaspillage alimentaire” et à “créer au sein de la société dans son ensemble une atmosphère favorisant la frugalité”, un sujet rarement abordé au plus haut niveau.
Cela montre qu’alors même que la Chine est confrontée à de nombreux défis à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières, les autorités accordent une grande importance à la question de la sécurité alimentaire, allant jusqu’à exiger que “pas même un grain de riz ne soit gaspillé”.
Certaines personnes se sont demandé si cette forte incitation du pouvoir central à la “frugalité” n’entrait pas en contradiction avec une autre mesure du gouvernement invitant à “stimuler la demande intérieure”. Rien n’est moins sûr.
La Chine se voit contrainte, plus tôt qu’elle ne l’avait prévu, de se réorienter vers un “modèle économique ayant pour pilier le circuit interne”. Dans ce cadre, elle bénéficie de nombreux atouts – une vaste population, une base industrielle solide et d’excellentes infrastructures –, mais elle doit aussi compter avec certaines faiblesses, principalement sa dépendance, à différents degrés, des importations d’énergie et de produits alimentaires. Le taux de dépendance de la Chine à l’égard des terres arables étrangères est de 35 %, ce qui représente sans doute le plus grand défi au projet d’un modèle de développement fondé sur un “circuit interne”.
C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la directive de Xi Jinping visant à mettre fin au gaspillage, dont l’agence officielle Xinhua s’est fait l’écho hier. Xi Jinping a qualifié le phénomène du gaspillage alimentaire de “choquant et d’affligeant”, avant d’ajouter :
“Le fait que la Chine ait connu de bonnes récoltes plusieurs années d’affilée ne doit pas nous empêcher de garder à l’esprit qu’une crise de la sécurité alimentaire reste toujours possible. L’impact de l’épidémie de Covid-19 à travers le monde cette année nous incite à tirer la sonnette d’alarme.”
Étant donné sa position éminente à la tête du pays, Xi Jinping doit régler chaque jour une myriade d’affaires. Ces derniers temps, il a dû en outre faire face aux provocations des autorités américaines sur de multiples fronts : la mer de Chine méridionale, le détroit de Taïwan, Hong Kong, l’épidémie de Covid-19, les questions commerciales, etc.
Les bonnes récoltes se succèdent
Le fait qu’il prenne le temps d’émettre une directive sur le gaspillage alimentaire dans ce contexte permet de mesurer l’importance de ce sujet. D’autant que les dirigeants chinois ont souvent souligné ces dernières années que les bonnes récoltes se succédaient, sans jamais associer la notion de crise à celle de sécurité alimentaire, ni moins encore tirer la sonnette d’alarme, comme vient de le faire Xi Jinping.
Le sommet de Beidaihe [ville balnéaire à l’est de Pékin où chaque année se réunissent les plus hauts dignitaires du régime] s’est ouvert ces derniers jours, et ce serait à cette occasion que Xi Jinping aurait condamné le “gaspillage alimentaire, choquant et affligeant”. Certains internautes malicieux se sont dès lors demandé s’il n’aurait pas assisté à des scènes de gaspillage lors de ce sommet, qui l’auraient conduit à citer Li Shen, le poète des Tang, en disant :
“Savez-vous combien d’efforts a requis chacun des grains de riz dans votre assiette ?”
Mais trêve de plaisanterie, les problèmes d’alimentation du pays sont un sujet sérieux. La Chine est dotée d’un vaste territoire, d’une population nombreuse mais d’un sol peu fertile : elle n’occupe que le 126e rang mondial en matière de superficie de terre arable par habitant, avec 0,09 hectare par personne, soit seulement un tiers de la moyenne.
Malgré cela, grâce aux efforts déployés par le gouvernement ces dernières années, le taux d’autosuffisance en céréales du pays approche désormais de 100 %, ce qui signifie que la Chine peut fonctionner complètement en circuit interne sur ce plan : pour peu que les conditions climatiques soient bonnes, les 1,4 milliard d’habitants que compte le pays n’ont pas à craindre de pénurie alimentaire.
Plus de 85 % du soja consommé sont importés
Le problème, c’est qu’il faut non seulement manger mais bien manger, dans la “société de petite prospérité” [selon l’expression employée par Deng Xiaoping, qui promettait en 1978 l’abondance pour tous en l’an 2000] dans laquelle nous vivons.
Le plus grand défi auquel est confrontée la Chine, c’est que la majeure partie de ses terres arables est consacrée à la culture du riz et d’autres céréales, de sorte que plus de 85 % du soja (principalement destiné à nourrir les porcs et les poulets) sont importés ; l’année passée, la Chine a dépensé 151 milliards de dollars en produits agricoles (le soja occupant la plus grande part de cette somme), ce qui représente le plus gros poste de dépenses d’importation après les semi-conducteurs (305,6 milliards de dollars). Si les apports en devises étrangères étaient amenés à diminuer dans le cadre du développement d’un modèle économique en circuit interne, il est à craindre que cela aggrave les problèmes de cherté de la viande, récurrents ces dernières années.
Selon les chiffres les plus récents du Bureau national des statistiques, le prix de la viande de porc au mois de juillet a connu une augmentation mensuelle de 10,3 %, mais ramenée au plan annuel, la hausse est bien plus importante : 85,7 %. Autrement dit, les ménagères ont acheté leur livre de porc [principale viande consommée en Chine] 10 % plus cher qu’en juin, mais plus de 85 % plus cher qu’en juillet 2019. Pour être plus précis encore, cette semaine, sur les marchés fermiers, partout en Chine, le prix de l’échine et des côtes de porc au détail se montait respectivement à environ 32 et 40 yuans la livre [4 à 5 euros].
Le Henan, grenier à céréales de la Chine
Le prix du porc est devenu l’un des sujets les plus discutés sur Weibo [l’un des réseaux sociaux les plus prisés des Chinois], où bon nombre d’internautes ont déjà indiqué que ce prix avait déjà plus que doublé depuis l’an dernier, se plaignant de ne pouvoir manger de la viande “qu’une ou deux fois par semaine” et remettant en question les chiffres du Bureau des statistiques, sous-estimés selon eux.
Prenons l’exemple du Henan (est de la Chine). Alors que cette province est connue sous le nom de “grenier à céréales de la Chine” et qu’elle est la première du pays en matière d’élevage de cochons, le Dahe Bao, principal journal régional, a annoncé hier que le prix du porc produit localement s’était récemment envolé “comme un hélicoptère”. De nombreux habitants du Henan déclarent qu’ils n’ont plus les moyens d’acheter du porc et qu’ils doivent se contenter de manger des fruits et des légumes. Même les restaurants spécialisés dans les roujiamo [petits pains fourrés à la viande de porc, aux poivrons et aux piments] ont dû se résigner à vendre d’autres types de casse-croûte pour maintenir leur activité.
Les inondations ont bon dos
Selon les explications fournies par les autorités, le renchérissement de la viande de porc constaté ces derniers mois est principalement dû aux inondations qui ont touché de nombreuses régions du pays [en particulier le bassin du Yangtsé]. Des éclaircissements qui ne sont qu’à moitié satisfaisants car, si l’on peut espérer que le prix de la viande retombera une fois les inondations terminées, cette situation montre que la transition vers un modèle de circuit interne n’a pas encore abouti et que les changements attendus en matière d’échanges commerciaux avec l’étranger n’ont pas encore eu lieu.
Il convient d’observer que si l’importante directive émise par Xi Jinping commence par mentionner l’existence d’un “phénomène de gaspillage alimentaire”, elle se poursuit en soulignant la nécessité d’“améliorer et renforcer l’éducation et la sensibilisation, de manière à véritablement adopter des habitudes économes et à créer au sein de la société dans son ensemble un sentiment de honte à l’égard du gaspillage, une atmosphère favorisant la frugalité”, comme si cet esprit de sobriété que devait adopter le pays ne se limitait pas à l’alimentation.
Après tout, la Chine dépend des importations non seulement pour le soja et la viande de porc, qui forment les produits les plus emblématiques, mais aussi pour un nombre non négligeable de matériaux. Or, dans le cadre de ce nouveau modèle économique en circuit interne, la moindre imprudence pourrait provoquer une pénurie. Dès lors, préconiser la frugalité sur tous les plans peut être en effet perçu comme essentiel.
Acheter plus de produits made in China
Certaines personnes se demanderont s’il n’y a pas une contradiction à vouloir stimuler la demande intérieure – point clé du modèle en circuit interne – et donc à inciter à consommer plus d’une part, et à attendre des gens qu’ils soient plus économes d’autre part.
En réalité, il n’y en a pas, tout simplement parce que stimuler la demande intérieure, c’est avant tout inciter à acheter plus de produits made in China, qu’il s’agisse de voitures, de téléphones, de chaussures de sport ou de sacs à main. Cela contribuera à dynamiser le PNB et l’emploi. Sans compter qu’acheter moins de produits occidentaux conduira à réduire les transactions avec l’étranger. On fait donc d’une pierre deux coups.
Cela dit, stimuler la demande intérieure n’est pas un appel à se complaire dans le luxe et le gaspillage, mais à dépenser son argent intelligemment. Et ce, particulièrement dans le domaine alimentaire. Ce n’est pas parce qu’on devient riche que l’on peut se laisser aller à manger plus que de raison ; quand on le fait, c’est vraiment déplorable. En réalité, quand on observe les habitudes de consommation des classes les plus aisées à Hong Kong, on s’aperçoit que plus ils sont riches, plus les gens considèrent la nourriture comme un bien précieux.
“Il ne faut pas jouer avec la nourriture”
Beaucoup de ces personnes se contentent de deux simples plats accompagnés d’une soupe, et lorsqu’ils invitent quelqu’un dans un restaurant réputé, s’il reste de la nourriture, ils la font emballer pour l’emporter, non qu’ils soient particulièrement pingres, mais en raison du respect qu’ils témoignent à la nourriture. Ces dernières années, même le milliardaire Li Ka-shing s’est distingué en ne ménageant pas ses efforts pour soutenir, notamment financièrement, l’ONG Food Angel, spécialisée dans le recyclage des surplus alimentaires à Hong Kong.
La maxime selon laquelle “il ne faut pas jouer avec la nourriture” a toujours existé. Elle a encore tout son sens dans la Chine d’aujourd’hui, confrontée à des défis à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. Si la population fait preuve de “frugalité”, cela contribuera sans aucun doute à “sauver le pays”. Dans le cas contraire, “les difficultés supplémentaires” que cela pourrait engendrer ne seront pas nécessairement en mesure de “réveiller la nation”.
Ingurgiter 10 fondues chinoises pimentées
Ces dernières années, une tendance malsaine venue de l’étranger a fait son apparition sur Bilibili, TikTok et d’autres sites de partage de vidéos : des internautes autoproclamés “gros mangeurs” se mettent en scène dans des défis consistant à dévorer “20 hamburgers” ou “10 fondues chinoises pimentées”. Certains se font vomir pour pouvoir continuer à ingurgiter la quantité d’aliments qu’ils se sont fixée pour objectif. C’est un spectacle insoutenable.
Maintenant que Xi Dada [“Oncle Xi”, nom d’affection donné à Xi Jinping] a pris la peine de s’exprimer pour condamner le gaspillage alimentaire, il est certain que ces internautes qui “jouent avec la nourriture” seront les premiers rappelés à l’ordre.
Ko Tin-yau
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