Tout observateur attentif de la Turquie contemporaine conviendra qu’aujourd’hui les islamistes ne sont plus des intellectuels et que les intellectuels ne sont plus des islamistes. L’image emblématique de l’intellectuel islamiste qui montait au créneau dans tous les débats publics pour défendre la cause des opprimés appartient au passé.
La disparition relativement brutale des intellectuels islamistes de la vie publique en Turquie est l’histoire non d’un retrait silencieux, mais d’une chute spectaculaire. Et c’est en approchant d’un peu trop près le pouvoir qu’ils se sont brûlé les ailes.
Les tenants optimistes de l’islamisme, comme ses détracteurs circonspects, nourrissaient la même idée : à savoir que l’islamisme revêtait un caractère typiquement identitaire et s’accordait à admettre l’existence d’une certaine vision musulmane du monde.
Les islamistes assimilaient fièrement cette singularité imaginaire à leur identité, tandis que les chercheurs sur le monde musulman mettaient en garde contre les dangers politiques de cette différence culturelle radicale. Mais l’antagonisme de ces deux clans n’a aucunement entamé leur conviction commune que l’islam avait quelque chose de particulier à offrir.
D’abord un rejet du modernisme occidental
Les intellectuels islamistes se sont engouffrés dans la brèche structurelle que leur a offerte le virage postmoderne de la pensée occidentale, par lequel la culpabilité coloniale européenne a érigé même sans aucun fondement des revendications d’authenticité non occidentales au rang d’options légitimes.
Contrairement aux anciennes générations de penseurs modernes musulmans (comme [le poète] Mehmet Akif Ersoy [auteur de l’hymne national turc]), qui étaient partisans d’importer la science et la technologie de l’Occident tout en préservant leur propre culture, les intellectuels islamistes de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle se sont montrés bien plus extrêmes dans leur rejet du modernisme occidental.
Le postmodernisme occidental était une critique interne du modernisme européen, étayée par des prises de conscience postcoloniales de la réalité non occidentale. Or, dans sa critique du modernisme, le postmodernisme a bien malgré lui tendu la perche à l’islamisme et lui a offert un prétexte à devenir un problème à l’humanité dans son ensemble.
À l’origine, il s’agissait d’ausculter la société
Les islamistes ont en effet repris à leur compte et recyclé une part importante de la critique du modernisme occidental, émanant aussi bien de penseurs de droite (comme Oswald Splengler, Martin Heidegger et Carl Schmitt) que de gauche, comme la pensée postcoloniale à l’École de Francfort, en passant par [l’intellectuel palestino-américain] Edward Saïd et les mouvements anti-impérialistes.
Le nouvel islamisme a alors cessé d’ausculter la société pour tenter de résoudre les problèmes concrets du sous-développement dans le monde musulman et, armé des outils de la critique postcoloniale, s’est tourné vers une politique dont l’objectif majeur était de combattre l’impérialisme occidental.
Au début des années 1990, les islamistes turcs, qui avaient pendant des décennies été victimes de la répression kémaliste, ont commencé à se rapprocher des idées libérales de l’ère de la mondialisation. Ils étaient les plus ardents défenseurs de la justice, des droits humains, de la démocratie, de la société civile et ainsi de suite, et ils ont activement contribué à formuler les principes de pluralisme, de tolérance et d’antimilitarisme.
La banalisation de l’islamisme
Dans le climat politique de l’époque, les partis qui prônaient la justice et les intellectuels qui défendaient l’authenticité et l’égalité des droits avaient le vent en poupe. Des voix humbles mais radicales, comme celle d’Ali Bulaç et Abdurrahman Arslan, étaient appuyées par une classe d’universitaires turcs plus connus.
Mais alors qu’avec le nouveau millénaire l’islam politique passait du statut de victime à celui de force politique exerçant un contrôle hégémonique sur le pouvoir d’État, cette jeune génération devait rapidement céder aux exigences et à la discipline du parti politique.
La banalisation de l’islamisme n’est clairement apparue que lorsque la démocratisation de la vie politique a donné une bouffée d’oxygène aux islamistes. Leur expérience du pouvoir, amorcée avec les premières percées aux élections municipales des années 1990, avait déjà fait des dégâts, mais l’effet restait encore négligeable.
Une mentalité de nouveaux riches
C’est avec la fulgurante conquête du pouvoir de l’AKP [Parti de la justice et du développement, islamiste, au pouvoir] à partir de 2003 que la chute spectaculaire des intellectuels islamistes a réellement commencé. À quelques rares exceptions près dans l’ancienne génération, et sans pratiquement aucune exception dans la nouvelle, ils se sont rapidement pliés aux sirènes du populisme et ont fini par devenir des apparatchiks en échange de grades et de positions au sein du parti.
Après s’être appuyés sur les libéraux et la gauche progressiste pour se hisser au pouvoir, les islamistes ont opéré un revirement spectaculaire. Les intellectuels islamistes consciencieux qui avaient jusqu’alors dit ses quatre vérités au pouvoir se sont soudain rabaissés à légitimer la politique répressive du gouvernement AKP. L’islamisme turc a offert alors au monde un nationalisme musulman hideux, une mentalité de nouveau riche, de consommation ostentatoire, une gestion kleptocrate des ressources publiques.
Entraîné dans le nationalisme populiste, l’islamisme turc est aujourd’hui associé dans l’esprit du public à la corruption et à l’injustice. Et aucun intellectuel turc digne de ce nom ne saurait s’identifier à ce mouvement.
Mücahit Bilici
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.