“Un anarchiste avec du charme”, titre le Süddeutsche Zeitung, “une force derrière Occupy Wall Street”, selon Bloomberg, un “leader influent”, pour le New York Post (journal peu favorable aux thèses gauchistes), l’inventeur du “terme ‘bullsh*t jobs’ (‘boulots à la con’)”, pour Salon et du slogan “Nous sommes les 99 %”, selon l’agence Sputnik : les deux facettes de l’Américain David Graeber, brillant anthropologue et militant infatigable, “provocateur et polémiste”, selon Bloomberg, sont mises en avant dans la presse internationale, qui annonce son décès survenu le 2 septembre, à l’âge de 59 ans, dans un hôpital vénitien.
Hommages
Sa mort a provoqué une vague d’émotion sur les réseaux sociaux, les activistes pleurant l’un des leurs, les intellectuels rendant hommage à la qualité de sa pensée, ses lecteurs pleurant la simplicité de ses écrits percutants. Jusqu’à Jeremy Corbyn, le leader travailliste britannique, qui s’est dit “tellement, tellement attristé, David était une telle inspiration”, en réponse au tweet de la femme de David Graeber, l’écrivaine et artiste Nika Dubrovsky, qui a annoncé la nouvelle sur Twitter mercredi.
Yesterday the best person in a world, my husband and my friend .@davidgraeber died in a hospital in Venice.
— Nika Dubrovsky (@nikadubrovsky) September 3, 2020
Anthropologue, économiste et penseur de la gauche radicale, David Graeber a “perpétué cette tradition qui pèse de manière critique sur le capitalisme et plaide en faveur d’un meilleur système”, explique dans Salon l’économiste Richard D. Wolff, de l’université du Massachusetts. David Graeber, né en 1961 à New York, était de fait un penseur iconoclaste, qui, avant même d’être célèbre, s’était déjà fait exclure de Yale. Il soupçonnait la prestigieuse université américaine de l’avoir écarté pour des raisons politiques, raconte The Guardian. L’anthropologue a finalement été embauché par la London School of Economics, où il allait devenir l’un des intellectuels les plus estimés de la prestigieuse institution.
L’argent aux sources du mal
C’est en 2011 qu’il accède à une plus large notoriété. D’abord en publiant Dette : 5 000 ans d’histoire, où il démontre comment l’endettement a précédé l’existence de l’argent, qui a lui-même corrompu la société. Ensuite en participant au mouvement Occupy Wall Street, dont il fut l’un des fondateurs et l’une des têtes pensantes. On lui prête la paternité du slogan “Nous sommes les 99 %” (en référence aux 1 % des plus hauts revenus américains qui détiennent toute la richesse), mais lui préférait n’être qu’un maillon de la chaîne, rappelle le Mainichi :
“J’ai suggéré les 99 %. Ensuite, deux indignados espagnols et un anarchiste grec ont ajouté le ‘nous’ et plus tard un vétéran pacifiste a ajouté le ‘sommes’. Et ils osent dire qu’on n’est pas créatifs en collectif.”
David Graeber ne cachait pas ses convictions mais n’aimait pas qu’on le réduise à un “anthropologue anar”, rappelle Bloomberg. Cette figure de la gauche altermondialiste radicale revendiquait son anarchisme, s’appuyant sur une forte tradition familiale (son père avait combattu du côté des républicains pendant la guerre d’Espagne).
Style et manifestations
La plupart des gens, pensait-il, n’ont aucune idée de ce que signifie l’anarchisme, comme s’il s’agissait d’une “utopie ridicule, insensée”, raconte Bloomberg. Pour lui, au contraire, c’était “la vie contemporaine, sous l’emprise de réalités économiques et politiques” qui l’était, insensée. Il s’est fait un nom en s’attaquant aux piliers du système, “à la fois par son écriture brillante et idiosyncratique et par sa participation et l’organisation de manifestations à grande échelle à Québec, Philadelphie, New York et Gênes”.
Son magistral Bullshit Jobs en 2018, publié en français l’année suivante par l’éditeur Les Liens qui libèrent, “dans lequel il dénonçait les ‘boulots à la con’ sans la moindre utilité sociale”, rappelle Le Temps, l’a vraiment propulsé sur le devant de la scène.
Il était également un infatigable soutien de l’indépendance des Kurdes. Et dans l’enclave du Rojava, au cœur du conflit syrien, les femmes rendent aujourd’hui hommage sur Twitter à cet “ami du combat des femmes et de la révolution au Rojava” :
David Graeber was truly a friend of the women's struggle and the revolution in Rojava. The world has lost his presence, but his light lives on in every person who struggles for freedom. Rest in peace, comrade #davidgraeber pic.twitter.com/KVhs0WnaHs
— Kongra Star Women's Movement Rojava (@starrcongress) September 3, 2020
Même émotion chez les anarchistes du collectif CrimethInc., ajoute CBS News, qui rendent hommage au “brillant penseur et à l’indomptable anarchiste qui voyait la liberté jusque dans le mouvement des électrons”.
It breaks our hearts to report the passing of our friend and comrade David Graeber, a brilliant and wide-ranging thinker and an indomitable anarchist who saw freedom even in the workings of electrons.
Please read something he wrote today. For example :https://t.co/R7zStRDFsl pic.twitter.com/bGIa6e8JFE
— CrimethInc. (@crimethinc) September 3, 2020
David Graeber préparait un nouveau livre, selon The Guardian, avec l’archéologue David Wengrow, “The Dawn of Everything : A New History of Humanity” (“L’aube globale : une nouvelle histoire de l’humanité”).
Ses lecteurs endeuillés, en attendant cet inédit, pourront se reporter en ligne sur quelques pépites qu’ont ressorties les médias. Le Süddeutsche Zeitung en hommage à “l’autodérision” et au “charme de cet opposant radical au capitalisme”, met en exergue sur son site l’entretien réalisé à la sortie de Bullshit Jobs en Allemagne, en septembre 2018, titré “Fondamentalement, l’argent est un système pervers”.
Signalons également l’analyse du Brexit que David Graeber avait sortie le 13 janvier dernier dans The New York Review of Books. Enfin, pour comprendre l’histoire de la dette, cette série d’émissions réalisées par la BBC Radio 4 en 2016, “Promises, Promises : A History of Debt” (“Promesses, promesses, une histoire de la dette”), où il explore “l’emprise morale particulière qu’elle a sur nous”.
Courrier International
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