C’est ce que Blaž Zgaga, journaliste d’investigation slovène, ne tarderait pas à apprendre à la dure. En mars, alors que la pandémie de coronavirus s’abattait sur le pays, M. Zgaga a soulevé un tollé en remettant en question la légalité des pouvoirs conférés à la « cellule de crise » constituée en tant que principale instance décisionnelle nationale. Le QG a partagé un tweet envoyé par un utilisateur anonyme décrivant M. Zgaga et trois autres critiques notoires de la riposte gouvernementale au coronavirus comme des éléments d’extrême gauche qui cherchent à déstabiliser la Slovénie.
Les attaques contre M. Zgaga se sont poursuivies de plus belle sur Nova24TV, un média fondé par le parti au pouvoir et dirigé, jusqu’à la mi-mars, par l’actuel ministre de l’Intérieur, Ales Hojs. « Ils m’ont accusé d’appartenir à l’État profond », a déclaré Blaž Zgaga. « Par la suite, j’ai été bombardé de menaces anonymes… [qui disaient] que je devrais être abattu, ou qu’on devrait me tabasser si on me croisait dans la rue. »
Janez Janša a également été impliqué dans des attaques personnelles contre des journalistes, notamment par le biais du hashtag #FakeNews sur Twitter et de la diffusion de tweets incendiaires contre le diffuseur national slovène, où il affirmait que ses journalistes étaient « trop nombreux et trop bien payés ».
En mai, la Fédération européenne des journalistes (FEJ) a sonné l’alarme : « Il est inquiétant de voir la rhétorique d’un Trump ou d’un Orbán à présent infecter la Slovénie », a déclaré Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la FEJ. « Nous appelons l’Union européenne à sanctionner cette incitation à la haine contre les journalistes. »
La Slovénie a longtemps été portée aux nues pour sa relation à la liberté de presse : elle occupe la 32e place au Classement mondial de la liberté de la presse 2020 de Reporters sans frontières (RSF). Les attaques contre les médias et les journalistes critiques à l’égard du gouvernement se sont, toutefois, intensifiées depuis le retour au pouvoir de Janez Janša (il avait auparavant occupé le poste de Premier ministre en 2004 et en 2012), à plus forte raison depuis le début de la pandémie.
En mars, le Conseil de l’Europe a explicitement cité la Slovénie comme l’un des pays qui instrumentalisent le coronavirus pour brider la liberté de la presse.
Au fil des ans, Janez Janša a réussi à se forger une solide base de soutien parmi les médias acquis à son gouvernement – non sans être épaulé par un ami dont la renommée n’est plus à faire. En effet, au début de l’année, le site d’information slovène Necenzurirano a révélé que trois sociétés hongroises proches du parti Fidesz du Premier ministre hongrois Viktor Orbán avaient investi 1,5 million d’euros dans Nova24TV. Le gouvernement de Janez Janša a désormais des visées sur la télévision publique. En juillet, le gouvernement a dévoilé ses plans de réforme de la législation existante sur les médias, qui visent à « priver le radiodiffuseur public des fonds publics qui seront alloués aux médias privés – tout cela pour servir les fins du gouvernement », a déclaré Tomaš Deželan, politologue et professeur à l’université de Ljubljana.
Selon l’International Press Institute (IPI), ces coupes claires priveraient RTV Slovenija de quelque 25 millions d’euros, soit 20 % de son financement. « Des réductions de personnel dans une institution déjà en sous-effectif seraient inévitables et compromettraient, à leur tour, de manière critique sa mission qui est d’assurer une programmation de qualité dans l’intérêt du public », souligne l’IPI. « Par ailleurs, début juillet 2020, la troisième plus importante chaîne de télévision publique du pays, Planet TV, a été vendue à des hommes d’affaires hongrois proches d’Orbán », a ajouté M. Deželan.
Poursuites vexatoires contre des journalistes
La Slovénie n’est pas le seul État d’Europe centrale ou méridionale où les institutions démocratiques ont été démantelées et les médias délégitimés dans le cadre d’un processus qui permet aux gouvernements de plus en plus autoritaires de la région de préparer le terrain pour un pouvoir total.
Dans toute la région des Balkans occidentaux, de la Serbie à l’Albanie, de la Macédoine du Nord au Kosovo, les journalistes se voient confrontés aux menaces et aux campagnes de diffamation et travaillent dans des conditions précaires. Ce problème ne se limite pas aux pays non membres de l’UE : cette année, la Pologne a réalisé son pire score au Classement mondial de la liberté de la presse, tandis que la Bulgarie est largement considérée comme le pire pays de l’Union européenne en matière de liberté des médias.
Outre une perte de confiance dans les médias, la situation précaire dans laquelle se trouve actuellement le secteur (largement attribuable à la baisse des recettes publicitaires), incite de nombreux médias et journalistes à se retrancher dans l’autocensure, ce qui a pour effet de restreindre la couverture accordée à l’érosion des institutions démocratiques.
Pendant ce temps, de l’autre côté de la frontière, en Croatie, la politisation de la télévision publique se trouve déjà engagée suivant un processus similaire à celui en cours en Slovénie. Selon le dernier Classement mondial de la liberté de la presse, « le gouvernement n’a pas cessé de s’ingérer dans les affaires de la chaîne publique HRT » depuis l’arrivée au pouvoir, en 2016, du gouvernement de droite de Tomislav Karamarko (HDZ) et le limogeage ou la rétrogradation de près de 70 journalistes de la chaîne publique, outre la suppression de dix émissions de télévision et de radio. Depuis lors, la politique éditoriale de HRT dénote un très net biais pro-gouvernemental.
Plus inquiétant, en 2018, HRT a intenté une action en justice contre une partie de ses propres journalistes ainsi que contre l’Association des journalistes croates (HND) pour « atteinte à la réputation et au renom du radiodiffuseur ».
Ces faits sont survenus suite à une déclaration dans laquelle des membres de HRT affiliés à la HND se distanciaient de divers scandales impliquant le radiodiffuseur national (notamment la vente au marché noir de billets pour la Coupe du monde qui avaient été délivrés à HRT par la FIFA).
En Croatie, les poursuites pénales contre des journalistes pour outrage et diffamation sont monnaie courante. Selon la HND, au moins 905 procès intentés par des politiciens et des personnalités contre des journalistes étaient en cours en Croatie en mai 2020. Le président de la HND, Hrvoje Zovko (qui figure parmi les journalistes poursuivis par la chaîne HRT), a déclaré à Equal Times que de telles procédures visant à « censurer, intimider et réduire au silence des journalistes » représentent une menace pour la liberté des médias et « poussent les journalistes à l’autocensure ». Il a ajouté : « En Croatie, les juges ont endossé le rôle de rédacteurs en chef. »
Le recours abusif aux poursuites pour diffamation qui obligent les journalistes à investir du temps, de l’argent et l’énergie pour se défendre sont connues sous l’acronyme SLAPP, ou « poursuites stratégiques contre la participation publique », ou procédures « bâillon ». Celles-ci visent à entraver la liberté d’expression et à bâillonner les critiques.
Le recours à des poursuites vexatoires contre les journalistes n’est toutefois pas limité à la Croatie. Depuis 2018, un groupe d’eurodéputés a appelé la Commission européenne à promouvoir une directive européenne anti-SLAPP qui accorderait aux journalistes et aux groupes de médias de toute l’UE le pouvoir d’exiger le classement rapide de telles poursuites.
Climat d’impunité en Serbie, au Monténégro et en Bosnie
Pendant ce temps, en Serbie, au Monténégro et en Bosnie-Herzégovine notamment, les médias et leurs employés font face à un barrage de « tendances inquiétantes », selon Pavol Szalai, responsable du bureau UE-Balkans de RSF. Il fait notamment état de « campagnes de diffamation – avec la participation active de politiciens et de médias pro-gouvernementaux – contre les journalistes qui critiquent leur gouvernement ; de l’utilisation abusive des médias publics à des fins de propagande ou de diffamation de l’opposition ; et de l’absence de mesures appropriées des pouvoirs publics et des autorités judiciaires en réponse aux attaques physiques et autres menaces graves contre des journalistes. Mais c’est sans nul doute le climat d’impunité pour des crimes commis contre des journalistes qui représente le plus grand danger pour la liberté de la presse en Serbie, au Monténégro et en Bosnie. Ainsi, les journalistes deviennent la cible des institutions chargées de faire respecter la loi au lieu d’être protégés et leurs agresseurs poursuivis », explique M. Szalai.
Le cas du journaliste d’investigation monténégrin Jovo Martinović est un bon exemple. M. Martinović a passé 15 mois en détention préventive entre 2015 et 2017 et a été inculpé de chefs fabriqués de contrebande de cannabis et d’association de malfaiteurs, pour lesquels il a été condamné en janvier 2019 à une peine de prison de 18 mois, « malgré des preuves attestant clairement que ses contacts avec le crime organisé relevaient de son travail d’investigation », selon RSF. La peine a été révoquée en octobre dernier et M. Martinović est actuellement en attente d’un nouveau procès dont ses partisans espèrent qu’il aboutira à un acquittement.
Le système judiciaire serbe a également fait preuve de lenteur à l’heure de traiter les cas de journalistes persécutés, notamment dans le cas des auteurs de l’incendie criminel contre le domicile du journaliste d’investigation Milan Jovanović, en décembre 2018. La personne accusée d’être à l’origine de cette affaire est un ancien maire et haut fonctionnaire du parti SNS du président Aleksandar Vučić dont la corruption présumée figurait au centre de l’enquête journalistique de M. Jovanović.
En mars 2020, Associated Press a indiqué que « M. Vučić exerce un contrôle quasi-total sur les principaux médias serbes. Les tabloïds pro-gouvernementaux fustigent régulièrement ses détracteurs en les qualifiant de laquais ou de criminels à la solde de puissances étrangères, sans leur permettre de se défendre. »
Les journalistes et les médias indépendants qui persistent néanmoins à enquêter sur la criminalité et la corruption en Serbie sont les plus vulnérables aux attaques.
Ainsi, des journalistes travaillant pour le compte de la KRIK, une rédaction d’investigation spécialisée dans la couverture du crime organisé et de la corruption, ont été accusés de trafic de stupéfiants. Un journaliste a même été victime d’une entrée avec effraction dans son appartement.
« Depuis [que les tabloïds ont commencé à harponner le KRIK en 2017], la méthodologie des attaques n’a fait qu’évoluer », explique Jelena Radivojević. « Et pour comble, des personnalités politiques de premier plan se sont également jointes aux attaques et ont commencé à insulter les journalistes. » Le 10 juin 2020, la journaliste du KRIK Bojana Pavlović a été interpellée par la police après avoir pris des photos de Danilo Vučić, le fils du président, en compagnie d’un homme suspecté d’appartenir à un gang criminel. Les (prétendus) policiers lui ont demandé de supprimer les images, et un autre homme lui a confisqué son téléphone sans aucune intervention de la police.
« Après ces harcèlements, des responsables politiques de haut rang du parti au pouvoir et du gouvernement se sont mis à attaquer la KRIK et à nous accuser de “traquer l’enfant du président”. Cet enfant a 22 ans », fait remarquer Jelena Radivojević.
Le président Vučić a remporté une victoire écrasante aux élections législatives du 21 juin 2020, avec plus de 60 % des voix. Les partis d’opposition ont boycotté l’élection et contesté sa légitimité au vu du faible taux de participation qui atteignait à peine 50 % de l’électorat serbe. Cette situation suscite l’inquiétude de journalistes comme Mme Radivojević : « Le gouvernement pourra prendre unilatéralement toutes les décisions, et même modifier la constitution. Je suis persuadé que la pression sur les médias indépendants ne fera qu’augmenter. »
Faute de réelle opposition, les observateurs s’attendent à ce que le président Vučić soit tenté de renforcer son emprise sur le pouvoir, à l’instar de son homologue hongrois Viktor Orbán – en serrant la vis aux personnes et institutions qui ne s’alignent pas sur sa vision du monde, en mettant au pas le pouvoir judiciaire, en entravant les activités des groupes d’opposition, en serrant la bride aux syndicats et à la société civile, et en engageant des réformes constitutionnelles et juridiques qui lui permettront de gouverner sans opposition.
Fin juillet, Danilo Vučić a suscité l’indignation lorsqu’il a sommé le ministère des Finances de Serbie de procéder à une enquête sur des liens présumés entre plusieurs journalistes et ONG de défense des droits humains et des activités de financement du terrorisme et de blanchiment de capitaux, une démarche décrite par Amnesty International comme « de flagrantes manœuvres d’intimidation ».
Démantèlement des médias indépendants en Hongrie et lueur d’espoir en Slovaquie
L’un des exemples les plus alarmants de l’érosion de la liberté de la presse est survenu en Hongrie, où le gouvernement « a systématiquement démantelé l’indépendance, la liberté et le pluralisme des médias, faussé le marché des médias et divisé la communauté journalistique du pays, atteignant un niveau de contrôle des médias sans précédent dans un État membre de l’UE », selon un rapport conjoint de 2019 publié par plusieurs organismes de surveillance de la presse.
« Il a été vraiment difficile d’exercer la profession de journaliste en Hongrie ces dix dernières années, depuis l’arrivée au pouvoir du Fidesz-KDNP en 2010. Les représentants du gouvernement, les partis au pouvoir et les institutions publiques ont été hostiles aux médias critiques à l’égard du gouvernement », explique Leonárd Máriás, journaliste indépendant hongrois.
Le rapport souligne en outre que le gouvernement hongrois est parvenu à museler la presse critique non pas par la violence, mais « au travers d’une manipulation délibérée du marché des médias – en orchestrant la fermeture forcée ou la prise de contrôle effective des médias autrefois indépendants par le gouvernement – et en délégitimant les journalistes ».
Ainsi, à la fin du mois dernier, les trois principaux rédacteurs en chef et plus de 70 journalistes du plus important site d’information indépendant de Hongrie, Index.hu, ont démissionné après que leur rédacteur en chef, Szabolcs Dull, a été licencié sous prétexte d’ingérence politique. Dans une lettre ouverte publiée sur Index.hu, les journalistes démissionnaires ont déclaré que le licenciement de M. Dull constituait « une ingérence patente dans la composition du personnel » et « une tentative de pression flagrante [du gouvernement] contre Index.hu ».
Néanmoins, alors que la liberté des médias semble se dégrader dans toute la région, la situation en Slovaquie offre une lueur d’espoir, deux ans après le meurtre effroyable du journaliste d’investigation Ján Kuciak et de sa fiancée Martina Kušnírová, abattus en février 2018.
M. Kuciak enquêtait sur les liens présumés entre les milieux d’affaires et politiques slovaques et la tristement célèbre mafia italienne de la Ndrangheta (de Calabre). Le meurtre avait été suivi de manifestations massives et le Premier ministre s’était vu contraint de démissionner. Deux des accusés, Miroslav Marček et Zoltán Andruskó, ont déjà été reconnus coupables du meurtre, alors que le procès de l’homme d’affaires controversé Marián Kočner, commanditaire présumé du meurtre de M. Kuciak, et d’Alena Zsuzsová, soupçonnée d’avoir recruté les assassins, suit son cours. « Une des conséquences [de cette affaire] est que l’opinion publique slovaque comprend mieux le travail des journalistes d’investigation et les menaces auxquelles ils sont confrontés. Les journalistes d’investigation, quant à eux, affirment qu’ils se sentent généralement plus valorisés », a déclaré M. Szalai de RSF.
Malgré son optimisme prudent, M. Szalai avertit que la Slovaquie reste confrontée à de nombreux problèmes, dont le manque d’indépendance éditoriale, les difficultés financières de la radiotélévision publique RTVS, la pénalisation de la diffamation invoquée par différents acteurs pour harceler judiciairement les journalistes, et le manque de transparence dans la distribution des fonds européens. « Le pays a encore un long chemin à parcourir pour améliorer la liberté de la presse », conclut-il.
De son côté, l’Union européenne est alarmée par l’hostilité à l’égard des journalistes (qui se manifeste par des menaces et parfois des actes de violence) observée dans de nombreux pays d’Europe centrale et du Sud-Est. La nouvelle Commission européenne a fait de la liberté de la presse une de ses priorités, bien qu’elle n’ait pas encore trouvé de mécanisme convaincant pour mettre fin aux attaques contre les médias et la liberté d’expression qui sévissent dans certains de ses pays membres.
Un signe encourageant est cependant venu de Clément Beaune, le nouveau secrétaire d’État français chargé des Affaires européennes. Dans un entretien au Financial Times publié dimanche 2 août, il a déclaré que le gouvernement français ferait pression pour un mécanisme d’État de droit fort « qui conditionnerait l’accès au fonds de relance de l’UE au respect des valeurs fondamentales de l’Union européenne », telles que l’égalité des droits, la démocratie mais aussi la liberté des médias.
Cet article a été traduit de l’anglais.
Jelena Prtorić
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