Comment expliquer que 43 % des Américains approuvent encore la performance d’un président pourtant si contesté pour sa mauvaise gestion de l’économie et son incapacité à anticiper et à gérer les ravages de la pandémie de Covid-19 ? Trois hypothèses à ce sujet. La première est que la « base républicaine », environ 40 % de trumpistes convaincus, reste enthousiaste parce qu’elle est incapable d’accepter le moindre débat critique. Peu importe le contenu des Tweet du président, ses humeurs, ses contradictions, ses insultes et ses mensonges. Seule importe sa visibilité médiatique.
Deuxième hypothèse : cette base admire en Trump le « fighter » qui tient tête en toute circonstance, car dans un monde binaire, scindé entre « Nous » et les « Autres », ces derniers ont toujours tort. Qui sont-ils, d’ailleurs ? Des « traîtres » comme Barack Obama, des « corrompus » comme Hillary Clinton, des vieillards endormis comme Joe Biden, des socialistes athées agissant contre la Bible comme tous les leaders du Parti démocrate, des tricheurs préparant une vague de fraude électorale, des immigrés ou des Noirs prêts à envahir les paisibles banlieues blanches.
Troisième hypothèse : l’optimisme béat du président est, tout compte fait, payant. Le virus va bientôt disparaître, des remèdes miracles et un vaccin vont bientôt effacer ses méfaits, l’économie va rebondir, facilitée par l’ouverture des écoles. Tout va bien, grâce à la perspicacité du président, son bon sens et son refus du politiquement correct.
Dictateur en herbe
Sans lui, a-t-il dit, « plus d’un million » d’Américains n’auraient-ils pas été victimes du virus ? Grâce à lui, on ne dénombre que 177 000 victimes. Et « aucun pays au monde » n’a autant testé le virus, « aucun pays au monde » n’a distribué autant de masques et produit autant de respirateurs pour les services de réanimation.
Et pourtant, Candide a des raisons de s’inquiéter. Tous les sondages des deux derniers mois donnent l’avantage à Biden, même si son avantage reste faible, compte tenu de la marge d’erreur de ces sondages. Trump n’hésite donc pas à construire des scénarios catastrophes justifiant, par anticipation, le « crime du siècle » : des résultats électoraux truqués d’avance par l’afflux immaîtrisable des votes par correspondance.
C’est pourquoi Trump avait d’abord envisagé, comme tout bon dictateur en herbe, de retarder la date des élections. Or la date de la présidentielle, comme le précise l’article 2 de la Constitution, est déterminée par le Congrès, lequel, depuis une loi votée en 1845, a choisi comme seule date possible le mardi suivant le premier lundi de novembre. Cette loi, jamais contestée, a fonctionné dans les pires moments de l’histoire des Etats-Unis : pendant la guerre de Sécession et lors des deux guerres mondiales.
Comme l’a récemment écrit le juriste Steven Calabresi, l’un des cofondateurs de la très conservatrice Federalist Society, dans une tribune au New York Times, changer la date des élections est inconcevable dans une démocratie constitutionnelle : un tel acte serait « fascisant » et ouvrirait la porte à « une mise en accusation (impeachment) immédiate du président ». Face aux critiques issues de son propre camp, Trump a fait machine arrière. Il ne violera pas la loi de 1845. Mais une dernière manigance révèle la fragilité d’un système démocratique soumis aux ordres intempestifs d’une présidence aux abois.
Dépossession du droit de vote
En démantelant partiellement le système postal des Etats-Unis – moins de postiers, moins de boîtes aux lettres, moins de machines à trier le courrier, moins d’heures supplémentaires pour les employés des postes –, l’administration Trump espérait produire une situation de chaos favorable aux électeurs républicains préférant voter en personne, alors que les démocrates, plus réticents à faire des heures de queue devant les bureaux de vote (à cause d’une pandémie qui touche de façon disproportionnée les minorités ethniques), exprimeraient une nette préférence pour le vote par correspondance.
Avec un système postal déficient, il est possible que tous les votes ne soient pas comptés dans les délais prescrits par les commissions électorales des Etats. Cela s’appelle, dans la tradition politique américaine, la dépossession du droit de vote (disenfranchisement), systématiquement appliquée aux votes des Africains-Américains dans le sud des Etats-Unis au lendemain de la période de Reconstruction (1865-1877) et jusqu’au vote du Voting Rights Act de 1965.
Les victimes, cette fois-ci, ne seraient pas seulement les Noirs, mais les électeurs démocrates, toutes ethnies confondues. Les nombreuses protestations des élus démocrates et les auditions prévues au Congrès du principal responsable des services postaux, Louis DeJoy, conduisaient Trump à bloquer l’initiative inique du chef des postes. Le « sabotage » du système postal n’aura donc pas lieu, même si le décompte final des votes risque de prendre plus de temps que prévu, des jours, et même des semaines après le 3 novembre. Chaque Etat dispose de règles spécifiques pour la vérification des signatures des bulletins de vote et pour le moment du décompte des voix, avant, pendant ou même après l’élection.
A supposer que l’écart des voix entre Trump et Biden soit infime dans certains des Etats décisifs, on peut s’attendre à d’interminables délais et à l’intervention des tribunaux pour mettre fin, prématurément, au comptage ou au recomptage des bulletins de vote, comme en Floride en 2000. Le chaos, à défaut d’un sabotage réussi du service des postes, est le dernier espoir d’un président aux impulsions fascisantes qui, ne pouvant envisager une défaite probable, blâme déjà ses adversaires pour « l’élection la plus frauduleuse dans l’histoire » du monde.
Denis Lacorne
Politiste