Depuis le début de la pandémie, le Brésil s’est illustré dans le monde entier comme l’un des membres de ce que l’on appelle l’“alliance de l’autruche”, qui réunit les pays dont les dirigeants nient la gravité, sinon l’existence, du Covid-19.
Outre le président brésilien, les dictateurs du Nicaragua, de la Biélorussie et du Turkménistan sont la risée de la planète – quand ils ne minimisent pas le risque, ils recommandent de boire de la vodka, de fumer des herbes médicinales, de prendre un vermifuge ou d’ingérer toutes sortes de substances dont rien ne prouve scientifiquement la moindre efficacité contre la maladie.
S’il défend lui aussi des thèses abracadabrantes sur le coronavirus, le président américain Donald Trump n’a pas le radicalisme extravagant de l’alliance de l’autruche.
“Un pays à la dérive”
Alors que son refus d’un tel négationnisme a valu à l’ex-ministre brésilien de la santé Henrique Mandetta de sortir du gouvernement, Trump, lui, n’a pas osé “démissionner” Anthony Fauci, le directeur de l’Institut américain des maladies infectieuses et l’un des plus éminents spécialistes des épidémies au monde.
Depuis lors, les analyses pleuvent, dépeignant le Brésil comme un pays à la dérive, dirigé par un président imprévisible, instable et incapable d’articuler une réaction cohérente face à la pire crise sanitaire de ce siècle, qui a déjà tué plus de 100 000 Brésiliens [112 000 au 20 août].
“A country without a plan”, a titré le Financial Times lui-même : “un pays sans projet”, qui ne réfléchit ni à la façon de protéger sa population ni au monde d’après.
Tandis que les nations dirigées par des gouvernements efficaces sortiront de la crise plus unies et plus résilientes, fortes d’une société plus empathique et plus sûre de sa capacité à surmonter les défis les plus complexes, le Brésil s’annonce lui plus fragile encore, plus divisé, plus incertain.
Une stratégie tout à fait pensée
Cette défaite humiliante dans la bataille contre la pandémie est d’autant plus difficile à avaler pour nous que le Brésil a toujours été à la pointe de la santé publique, et que l’on se souvient de sa grande victoire diplomatique contre les laboratoires pharmaceutiques quand il y a vingt ans notre pays avait passé outre des brevets pour produire lui-même des médicaments génériques contre la pandémie de VIH.
Aujourd’hui, le Brésil sur la scène internationale est à l’image de ce que fut le député Bolsonaro durant les quelque trente ans de son mandat au Congrès : isolé, réputé pour ses délires, dépourvu de la moindre influence.
Pour autant, il y a une certaine méthode dans ce délire, et on aurait tort de juger l’action du président incohérente ou imprévisible. Contrairement à Trump, qui a toléré la présence de scientifiques dignes de ce nom dans son gouvernement et s’est même essayé à une rhétorique plus sérieuse sur la crise, Bolsonaro n’a jamais flanché dans son négationnisme sanitaire : il a mis en œuvre sa stratégie avec réflexion et discipline en résistant aux pressions nationales comme internationales, y compris lorsque le coût de son entêtement en vies humaines est devenu évident.
Éviter de payer les pots cassés
L’idée centrale de cette stratégie est la suivante : ne jamais endosser la responsabilité ni l’existence du problème lui-même, pour ne pas avoir à payer le coût politique de la crise économique à venir.
Jair Bolsonaro a compris d’emblée que la pandémie risquait de provoquer la plus grave crise économique de l’histoire de l’Amérique latine. Et cette tourmente pourrait créer une agitation sociale capable de faire passer pour une douce brise les manifestations qui ont ébranlé plusieurs pays latino-américains en 2019.
La région affichait déjà les pires résultats économiques de la planète avant la pandémie, et il lui faudra des années avant de retrouver son PIB d’avant. Or l’histoire récente a montré qu’en Amérique latine, les présidents ne parviennent à se faire réélire ou à faire élire le successeur de leur choix que lorsque l’économie est florissante.
Ceux qui ont le malheur de gouverner en temps de vaches maigres perdent généralement l’élection suivante, quand ils réussissent à terminer leur mandat. Ce n’est pas un hasard si les présidents brésiliens sur la période 2001-2010 combinaient cote de popularité élevée et faible risque de destitution : la croissance du PIB était alors en moyenne de 3,7 % par an.
Une saison d’instabilité politique à venir
Le panorama 2011-2020 est tout autre, et le fait que le PIB ne progresse plus que de 0,04 % par an doit éclairer notre compréhension de la chute de [la présidente brésilienne en 2016] Dilma Rousseff mais aussi celle de ses voisins [[en 2012, le Paraguayen] Fernando Lugo, [en 2019, le Bolivien] Evo Morales et [en 2018, le Péruvien] Pedro Kuczynski, qui tous durent quitter leurs fonctions avant la fin de leur mandat dans un contexte économique tendu.
On ne prend guère de risques aujourd’hui en prédisant à l’Amérique latine de l’après-pandémie une grande vague d’instabilité politique, et donc aux dirigeants en poste peu de chances d’aller au terme de leur mandat.
Face à ce tableau désolant, le choix qu’a fait Bolsonaro de minimiser le problème, de critiquer la distanciation et de promouvoir des remèdes sans preuves scientifiques est loin d’être incompréhensible.
Logique tordue mais rusée
C’est même un pari rusé et roué, quoique moralement indéfendable. Si le bilan des victimes était resté autour de 800, comme lui-même l’avait prédit fin mars, Bolsonaro aurait pu accuser les experts de s’être montrés alarmistes. Et aujourd’hui que la pandémie a fait plus de 100 000 morts et que la courbe ne donne aucun signe d’inversion, le président peut encore dénoncer la prétendue futilité des mesures de distanciation, selon une logique tordue qui veut que puisque “tout monde finira par avoir” la maladie, il vaudrait mieux tout laisser ouvert au Brésil et ainsi, dit-il, éviter une crise économique.
Le raisonnement bolsonariste sur la pire crise de notre génération ? La faute aux gouverneurs, aux maires, aux spécialistes en santé publique et, bien sûr, à la Chine. Ce sont donc eux, et pas le président, qui doivent en payer le prix politique.
Bolsonaro peut encore perdre son pari, mais il faut reconnaître que sa stratégie a bien mieux fonctionné que beaucoup ne le pensaient au début de la pandémie. Les condamnations sont devenues un peu formelles.
Alors qu’en temps normal son entêtement à vanter la chloroquine ferait scandale, la chose est devenue banale. La militarisation du ministère de la Santé, l’absence même de ministre de la Santé, l’incapacité du président à reconnaître la douleur de dizaines de milliers de familles dans son pays, son refus obstiné de porter le masque en public – pris isolément, chacun de ces faits est scandaleux.
Un comportement absurde qui devient banal
Or le flux continu des absurdités semble atténuer la gravité de chacune. Contrairement à Trump, qui voit la campagne pour sa réélection compliquée par sa gestion calamiteuse de la crise sanitaire, la cote du gouvernement Bolsonaro vient de grimper à 45 %. “On va aujourd’hui vers un scénario de réélection de Jair Bolsonaro”, affirmait dernièrement Thomas Trauman, fin observateur de la politique [et ancien ministre de Dilma].
Les concerts de casseroles anti-Bolsonaro organisés en mars-avril n’ont pas duré longtemps. Pour preuve de la banalisation générale de la tragédie, pour la première fois depuis des mois, le Jornal Nacional, le grand JT du soir de la chaîne Globo, n’a fait aucune allusion au coronavirus dans ses titres d’ouverture le jeudi 5 août. Le Brésil semble anesthésié. La pandémie ne fait que commencer, mais il n’est pas impossible que Jair Bolsonaro soit au final l’un des grands vainqueurs politiques de cette tragédie.
Oliver Stuenkel
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