La reprise, lundi 7 septembre, des audiences en vue de l’extradition de Julian Assange vers les États-Unis débutera par une nouvelle arrestation du fondateur de WikiLeaks. Purement procédurale, celle-ci est obligatoire pour lui notifier la nouvelle demande d’extradition déposée, à la dernière minute, par la justice américaine. Ce que la défense conteste vivement.
Les nouveaux éléments ajoutés à l’acte d’accusation ont en effet été présentés à la fin du mois de juin dernier, mais n’ont été versés au dossier d’extradition que la veille de la dernière audience administrative qui se tenait, par visioconférence, le 14 août.
« Nous pensons que c’est stupéfiant et potentiellement abusif, un abus de conduite, d’ajouter » de nouveaux éléments « à la 11e heure en cherchant à étendre le dossier alors que nous avons passé un an à le préparer », a déclaré lors de l’audience Florence Iveson, une des avocates de Julian Assange, rapporte le site Computer Weekly.
Depuis son interpellation, le 11 avril 2019, c’est la seconde fois que la justice américaine modifie substantiellement l’acte d’accusation sur lequel se fonde la demande d’extradition que doit examiner la justice britannique. Lors de son arrestation, dans l’enceinte de l’ambassade équatorienne de Londres, les faits reprochés par la justice américaine à Julian Assange se limitaient à une « conspiration en vue de commettre une intrusion informatique », un crime mineur puni de cinq années de prison.
Malgré la relative légèreté de la peine encourue, cette première demande d’extradition dessinait déjà les contours de la stratégie américaine : nier la qualité de journaliste de Julian Assange en le présentant comme un hackeur ne pouvant donc pas bénéficier de la protection du premier amendement de la Constitution américaine sur la liberté d’expression. En l’espèce, le ministère public américain affirme que le rédacteur en chef de WikiLeaks ne s’est pas contenté de recueillir les documents fournis par Chelsea Manning, mais l’a sollicitée pour en obtenir de nouveaux et a tenté de l’aider.
Les faits allégués par l’acte d’accusation se situent entre les 2 et 10 mars 2010. À cette période, Chelsea Manning a déjà fourni à WikiLeaks des « centaines de milliers d’archives qu’elle avait téléchargées dans des départements et des agences des États-Unis ». Parmi ces documents figuraient ceux relatifs aux activités militaires américaines en Irak et en Afghanistan, qui feront la une des médias du monde entier pendant quelques mois.
Dans plusieurs discussions en ligne que les enquêteurs ont pu consulter, Julian Assange aurait incité la lanceuse d’alerte à aller plus loin. Il lui aurait tout d’abord proposé de l’aider à déchiffrer un mot de passe qui lui aurait permis de se connecter à un réseau sécurisé et d’accéder ainsi à de nouvelles informations. Selon l’acte d’accusation, Chelsea Manning a bien fourni le mot de passe mais Julian Assange a échoué à le déchiffrer.
Dans une autre discussion, le rédacteur en chef de WikiLeaks aurait répondu à Chelsea Manning, qui expliquait ne plus avoir de documents à transmettre : « Selon mon expérience, des yeux curieux ne sont jamais secs. »
Au mois de mai 2019, les États-Unis rendaient publique une nouvelle version de l’acte d’accusation comprenant dix-sept charges supplémentaires, dont des violations de l’Espionnage Act, pour lesquelles Julian Assange risque cette fois 170 années de prison. Les procureurs américains reprochent désormais à WikiLeaks d’avoir publié une partie des câbles diplomatiques fournis par Chelsea Manning sans censurer les noms de certaines personnes, dont des informateurs de l’armée américaine parmi la population irakienne. La publication des documents aurait fait peser « un risque grave et imminent » sur la vie de plusieurs personnes.
Le nouvel acte d’accusation présentait également WikiLeaks comme une organisation ayant violé les règles de déontologie journalistique. Elle aurait en effet « sollicité explicitement » des sources pour leur demander de lui transmettre des documents classifiés. Le ministère public reproche notamment à WikiLeaks la mise en ligne en 2009 sur son site d’une page intitulée « The Most Wanted Leaks of 2009 », « les leaks les plus recherchés de 2009 » en français, sur laquelle les internautes pouvaient suggérer de documents secrets dont ils souhaitaient la publication.
Les procureurs américains présentent cette liste comme un appel au piratage lancé par WikiLeaks. Ils reprochent également à Julian Assange, ainsi qu’à plusieurs autres membres de l’organisation, d’avoir, lors de conférences, incité les participants à leur transmettre des documents, en faisant explicitement référence à la page « The Most Wanted Leaks ».
Le troisième acte d’accusation, présenté fin juin et transmis le 13 août à la justice britannique, n’ajoute pas de nouvelle charge, mais développe l’idée selon laquelle WikiLeaks aurait « sollicité » des piratages. Il revient longuement sur la page des « Most Wanted Leaks », qui est citée pas moins quatorze fois dans le document.
Pourtant, comme le souligne l’association américaine de défense des libertés numériques Electronic Frontier Foundation (EFF), cette liste n’a pas été rédigée par l’équipe de WikiLeaks mais par les internautes qui pouvaient librement modifier la page selon un dispositif semblable à celui de Wikipedia. Il s’agissait donc plus d’une sorte de sondage qu’une commande comme tente de la présenter la justice américaine.
« Alors qu’aujourd’hui il est dans l’intérêt du gouvernement de dépeindre WikiLeaks comme une bande de voyous hackeurs dirigée par Assange, écrit l’EFF, la page des Most Wanted Leaks incarne l’une des caractéristiques les plus importantes de WikiLeaks : en tant qu’éditeur, ils servaient l’intérêt public. » « Avec la page des Most Wanted Leaks, poursuit l’association, il a donné aux membres du public une plateforme pour s’exprimer anonymement au sujet de documents dont ils croyaient qu’ils approfondiraient la compréhension du public ».
Le principal apport du nouvel acte d’accusation concerne les liens entretenus durant une certaine période entre WikiLeaks et certains hackeurs issus de la mouvance Anonymous et du collectif LulzSec. Sur ce point, une nouvelle fois, les procureurs américains n’apportent quasiment aucun élément nouveau, mais se contentent de reprendre des informations déjà publiques tirées d’autres procédures.
Ainsi, le document explique que le lien entre WikiLeaks et ces groupes s’est fait via une personne désignée simplement comme « l’adolescent », travaillant avec Julian Assange, en charge du chat de discussion de l’organisation. Celui-ci serait entré en contact avec « Laurelai », une hackeuse proche de la mouvance Anonymous. « L’adolescent » se serait présenté comme « chargé des recrutements ». « Je suis sous l’autorité de Julian Assange et je rends compte à lui et lui seul », aurait-il affirmé lors d’une discussion en ligne.
Ce mystérieux employé de WikiLeaks ne peut être que Sigurdur Thordarson, alias « Siggi ». Cet Islandais est entré comme bénévole dans l’organisation en 2010 à l’âge de 17 ans où il était chargé, comme le dit l’acte d’accusation, du chat de discussion. Mais ce que ne précise pas le document, c’est qu’à partir de 2011, il a été un informateur du FBI à la personnalité trouble.
Durant plusieurs mois, il a tenu régulièrement les enquêteurs au courant des activités de WikiLeaks, des services pour lesquels il a été rémunéré 5 000 dollars. Il a été renvoyé de l’organisation en novembre 2011 pour avoir utilisé à son seul bénéfice le nom de WikiLeaks en mettant en place un site de vente de tee-shirts. Il est également soupçonné d’avoir usurpé l’identité de Julian Assange lors de discussions en ligne. Il fut par la suite condamné à plusieurs reprises, notamment pour avoir eu des relations sexuelles avec des mineurs, et décrit lors d’un de ses procès par un psychiatre comme un « sociopathe ».
Le piratage de Stratfor et les « Sabu Files »
L’acte d’accusation revient longuement sur les liens entre WikiLeaks et le collectif de hackeurs LulzSec, auteur de plusieurs piratages à partir l’année 2011. Julian Assange est accusé d’avoir joué un rôle actif dans la diffusion des documents récupérés par LulzSec lors du piratage des mails de la société de renseignement privée Stratfor. Il aurait soutenu les hackeurs dans leur opération et leur aurait fourni un logiciel permettant d’effectuer des recherches au sein des mails piratés. Il les aurait également incités à mener d’autres opérations.
Toutes ces informations étaient, encore une fois, en grande partie publiques. Dès le mois août 2011, un des cofondateurs de LulzSec, connu sous le pseudo de Sabu, avait accepté de collaborer avec le FBI et, dans les années suivantes, plusieurs autres membres du groupe avaient été interpellés. L’auteur du piratage de Stratfor, Jeremy Hammond, a été arrêté le 5 mars 2012 et condamné à dix années de prison le 15 novembre 2013. L’implication de WikiLeaks, qui avait diffusé les documents sous le nom de « The Global Intelligence Files », avait été détaillée par la presse ayant eu accès aux pièces de l’enquête. Celles-ci avaient même été partiellement publiées sous le nom de « Sabu Files ».
Ces éléments ne signifient pas que Julian Assange ait été directement impliqué dans le piratage de Stratfor, comme le souligne le site Gizmodo qui pointe plusieurs incohérences dans le scénario déroulé par le ministère public. Mais ils restent pourtant inquiétants pour le fondateur de WikiLeaks. En janvier 2015, la justice avait déjà refusé d’accorder le bénéfice du premier amendement au journaliste Barrett Brown, poursuivi pour avoir contribué à la diffusion des mails de Stratfor. Il avait été condamné à 63 mois de prison ainsi qu’à verser 900 000 dollars à la société.
Les manifestants devant les grilles du tribunal de Belmarsh lors d’une audience en février 2020. © JH
Si ce nouvel acte d’accusation n’ajoute aucune nouvelle charge, il apporte une « somme considérable » de détails venant enrichir « le contexte narratif » du dossier de l’accusation, a dénoncé l’avocate de Julian Assange durant l’audience du 14 août. « Notre position est que ces nouveaux éléments auraient pu et auraient dû être fournis bien plus tôt et que le seul moyen d’avancer est de les exclure », a affirmé Florence Iveson. Elle a également souligné le fait que la plupart des nouveaux éléments étaient déjà connus. « Il est difficile de voir en quoi cela pourrait être le fruit d’une enquête en cours », a-t-elle plaidé.
De son côté, l’avocate des autorités américaines, Clair Dobbin, a assuré qu’il était habituel pour les procureurs américains de poursuivre les investigations, même lorsque le suspect a déjà été inculpé. « Ils ont continué à enquêter sur le comportement criminel de M. Assange, dont des comportements qui n’étaient pas à l’origine allégués. » Ces nouveaux éléments étendent « le groupe de personnes – au-delà de Mme Manning – avec lequel M. Assange est supposé avoir conspiré ». « Cela va bien plus loin qu’un simple contexte narratif de la demande d’extradition », a estimé Clair Dobbin.
La juge Vanessa Barrister a refusé de trancher la question et d’écarter d’emblée les nouvelles accusations. « Décider si les nouvelles preuves sont un simple contexte narratif ne peut être fait sans voir le comportement dans son ensemble et comment il se rapporte aux infractions équivalentes. » « La cour n’a aucune juridiction pour rejeter la requête », a-t-elle jugé.
« Mme Iveson soutient qu’elle a été présentée devant la cour de mauvaise foi et constitue un abus de procédure judiciaire », a poursuivi la magistrate. « Un certain nombre de problèmes relatifs aux abus de procédure ont été soulevés par la défense et toute suggestion selon laquelle cela constitue également un abus devra être traitée lorsque toutes les autres questions d’abus seront traitées », a conclu Vanessa Barrister.
La juge a également évoqué la possibilité pour la défense de demander un report de l’audience du 7 septembre, mais en précisant que « les conséquences du report sont extrêmement désagréables ». L’état de santé de Julian Assange, incarcéré depuis 17 mois dans la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres, semble en effet de plus en plus préoccupant. Le lundi 1er juin, des médecins avaient interdit au fondateur de WikiLeaks d’assister à une audience par visioconférence en raison de « problèmes respiratoires ».
Lors de l’audience du 14 août, la juge Barrister a fait état d’un rapport psychiatrique montrant une dégradation de la santé mentale du Julian Assange ces dernières semaines.
Les avocats du fondateur de WikiLeaks dénoncent depuis de nombreux mois les conditions de détention de leur client. Placé à l’isolement, celui-ci ne dispose de quasiment aucun document et n’a pas pu s’entretenir avec son équipe juridique depuis plusieurs mois.
Les audiences en vue de l’extradition de Julian Assange reprendront le lundi 7 septembre dans des conditions qui s’annoncent par ailleurs difficiles et décriées par les observateurs. Les précédentes audiences se déroulaient dans l’enceinte de la prison de haute sécurité de Belmarsh, aux salles beaucoup trop petites pour accueillir la presse. Cette fois, les débats se dérouleront à la Old Bailey, une cour criminelle de Londres. Mais, en raison de l’épidémie de Covid-19, les audiences ne devraient être diffusées qu’en vidéo, via un système qui, jusqu’à présent, laisse à désirer.
Les journalistes et observateurs ayant suivi les dernières audiences se sont en effet plaints de conditions désastreuses d’écoute laissant craindre un procès de facto à huis clos. « RSF a tenté de suivre à distance chaque audience administrative dans le dossier d’Assange depuis que le confinement a débuté », a ainsi témoigné sur Twitter Rebecca Vincent, directrice des campagnes internationales à Reporters sans frontières. « Pas une seule fois, nous n’avons obtenu un accès suffisant pour suivre les procédures de manière adéquate. Même lorsque la ligne est connectée avec la cour, l’audio est terrible. »
Trois jours après l’audience, le père de Julian Assange, John Shipton, soutenu par l’association Robin des lois, a déposé au ministère de la justice une lettre interpellant le garde de Sceaux Éric Dupond-Moretti et lui demandant d’agir pour que « l’État français prenne l’initiative de proposer à Julian Assange l’asile politique ». « Les conditions politiques et juridiques sont semble-t-il réunies pour qu’un tel statut puisse bénéficier au prisonnier politique le plus connu au monde actuellement », estiment les signataires.
Cette interpellation du ministre de la justice, alors que seul le président de la République pourrait accorder cet asile, n’est pas innocente. En début d’année 2020, Éric Dupond-Moretti avait en effet rejoint l’équipe de défense de Julian Assange. Lors d’une conférence de presse organisée à Paris le 20 février, le futur ministre affirmait avoir réclamé un entretien avec Emmanuel Macron pour lui demander d’accueillir le fondateur de WikiLeaks.
« Les cent soixante-quinze ans de prison qu’on lui promet aux États-Unis sont une peine indigne, insupportable, contraire à l’idée que l’on peut tous se faire des droits de l’homme », estimait alors Éric Dupond-Moretti.
Jérôme Hourdeaux