Un geste dédaigneux de la main ne suffira pas à la repousser. Nous avons eu de la chance ici aux États-Unis avec le SRAS, le virus Ebola et les virus de grippe aviaire et porcine, mais maintenant il ne suffira plus de se boucher les oreilles. Parce que ce n’est pas seulement une crise de santé publique, mais ce que Gramsci a appelé une crise organique : la confluence de crises dans presque tous les domaines.
Il a qualifié d’« organique » ce type d’enchaînement logique de crises dans la mesure où elles menacent les fondements mêmes de la stabilité capitaliste. Comme le dit Peter Thomas dans The Gramscian Moment (1), une crise organique n’est pas « un simple déséquilibre conjoncturel » à l’instar des récessions périodiques qui ébranlent les surcapacités. Au contraire, une crise peut être qualifiée d’« organique » lorsque des fissures commencent à apparaître dans l’édifice même du pouvoir bourgeois.
Pour Gramsci, le pouvoir capitaliste est assuré par ce qu’il appelle « l’hégémonie ». Les capitalistes en tant que classe ont réussi à convaincre tout le monde que leur propre intérêt de classe – maximiser le profit – est dans notre intérêt. Pensez à la façon dont nous parlons de l’économie : la confiance des entreprises est invoquée pour mesurer la santé économique, même si cela ne change rien au fait que les salaires stagnent depuis des décennies malgré les gains de productivité. Nous concevons des mesures abstraites comme la « croissance économique » ou le « PIB » comme correspondant en quelque sorte au bien commun – même si ces chiffres ne nous disent rien sur l’inégalité ou le bien-être de la classe ouvrière.
Une crise organique se produit lorsque cette prétention bourgeoise à l’universalité commence à s’effriter, et que des affirmations auparavant hégémoniques sont révélées pour ce qu’elles sont vraiment : des moyens d’assurer la stabilité capitaliste. Le consensus social, en d’autres termes, se détériore et les revendications capitalistes ne semblent plus correspondre au bien-être général. C’est alors que ces fameux « symptômes morbides » commencent à apparaître. Lloyd Blankfein de Goldman Sachs, le vice-gouverneur du Texas Dan Patrick et d’autres ennemis de classe appellent ouvertement les Américains âgés à se sacrifier sur l’autel de Mammon : la rentabilité devrait l’emporter sur la vie, proclament-ils ouvertement, et nous devrions rouvrir l’économie maintenant. Pendant ce temps, le Dow Jones connaît une incroyable flambée le jour même où un nombre sans précédent d’Américains s’inscrivent au chômage. Mike Pence appelle sans ambages à tester un vaccin contre le coronavirus non prouvé sur les habitants de Detroit, comme si nous ne savions pas tous ce que ça signifie de désigner précisément cette ville.
C’est le premier signe révélateur : la fête est finie et la politique semble moins que d’habitude en mesure de s’interposer. Ce n’est pas un hasard si les grèves commencent à proliférer au moment où l’économie s’effondre et où le chômage atteint des sommets, et tout cela se produit au moment où les systèmes de partis traditionnels commencent à s’effondrer dans le monde entier. C’est précisément le type de conjoncture que Gramsci avait à l’esprit. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’une crise organique n’est pas un hasard dans lequel toutes sortes de crises cosmiques s’aligneraient ; c’est plutôt ce qui arrive à l’hégémonie lorsque les capitalistes en tant que classe ne parviennent pas à la préserver.
Stuart Hall souligne que les crises organiques n’éclatent pas directement « dans le domaine politique et les domaines traditionnels de la vie industrielle et économique, [ni] simplement dans la lutte des classes au sens ancien du terme » (2). Il est certain qu’elles surgissent parfois sur ces terrains. Mais souvent, elles apparaissent ailleurs. Elles s’articulent, nous dit Hall, « dans une vaste série de polémiques, de débats sur des questions sexuelles, morales et intellectuelles fondamentales, dans une crise des rapports entre la représentation politique et les partis – sur toute une série de questions qui ne semblent pas nécessairement, dans un premier temps, s’articuler avec la politique, au sens étroit du terme ».
On voit actuellement comment la crise s’exprime de façons diverses et inattendues. Pas plus tard que cette semaine, des manifestants dans des villes du Sud et du Midwest ont pris leurs voitures pour une manifestation automobile socialement distante, demandant aux gouvernements des États de rouvrir les économies locales en mettant fin au confinement. Bien sûr, il s’agissait d’un mode d’engagement directement politique, ces manifestants utilisant le discours de Trump, la veille, sur le fait qu’il avait seul le pouvoir de forcer l’ouverture de ces économies. En même temps, puisque les gouverneurs démocrates se rangeaient publiquement du côté de la science, la science devenait quelque chose à laquelle il fallait s’opposer, un instinct populiste en lien avec une identité partisane.
Dans ce processus, toutes sortes de positions prennent la forme politique décrite par Hall – « toute une série de questions qui ne semblent pas nécessairement, dans un premier temps, s’articuler avec la politique, au sens étroit du terme ». La science, la liberté de la presse, la santé publique, la sexualité, l’éducation : tout cela et bien plus encore, à travers une longue chaîne de médiations, s’articule autour d’une lutte fondamentale entre les partis. Dans le même temps, cette concurrence entre partis est de moins en moins articulée avec la lutte entre les classes. Les travailleurs mécontents de décennies de tergiversations des Démocrates se sont tournés vers Trump, pour assister encore aux vagues de redistribution au profit des plus riches.
Lorsque les travailleurs ne font plus confiance à leurs représentants politiques, ils commencent à se tourner ailleurs. Et étant donné la mollesse de la plupart des directions syndicales, les grèves sauvages deviennent de plus en plus la norme à mesure que les travailleurs se débarrassent de ces chaînes de médiation et se confrontent directement à leurs patrons. Nous avons commencé à le constater avec les grèves des enseignants qui ont balayé le pays, et comme le montre David McNally dans le premier numéro de Spectre, ces grèves de masse sont en augmentation dans le monde entier. Si la politique prend souvent des formes peu orthodoxes lors des crises organiques, ces périodes sont également marquées par une recrudescence du militantisme de la classe ouvrière, les dirigeants élus de toutes tendances se révélant être des rois nus.
Bien que les différentes crises composent la crise organique plus large de façon inextricable, j’ai essayé de schématiser un certain nombre de crises que je vois se développer dans notre conjoncture. Comme vous le verrez, il est presque impossible d’en évoquer une sans parler de toutes, mais c’est ce que j’ai essayé de faire ici : fournir une feuille de route pour la crise organique qui ne fait que commencer.
• Crise économique. Ne les croyez pas lorsqu’ils vous disent que la récession émergente est un hasard, que nous n’aurions pas pu prévoir le nouveau coronavirus ou que l’effondrement de l’économie est simplement une conséquence de la pandémie. Craignant une pénurie imminente de liquidités, c’est plusieurs mois avant le premier décès sur le sol américain que la Fed a commencé à refinancer des actifs financiers négociables (dits prêts repo ou « Sale and Repurchase Agreement »). Et en janvier, nous avons appris que la production industrielle était en baisse de près d’un point par rapport à l’année précédente. Sans parler des inquiétudes de longue date concernant une courbe de rendement inversée et une énorme bulle boursière. L’incapacité de la rentabilité à se redresser après la dernière récession est à l’origine du ralentissement actuel.
• Crise politique. Jamais les signes d’une crise de la représentation n’ont été aussi évidents. Partout dans le monde, les partis de centre-gauche et de centre-droit constatent une hémorragie de leurs militants et de leur influence et la participation électorale continue de baisser. Les partis de gauche n’étant qu’occasionnellement en mesure de se poser vraiment en alternative – en Grèce, en Espagne, en France et au Brésil, par exemple – les droites autoritaires ont eu tendance à combler le vide. Après des décennies durant lesquelles les partis agisssant au nom de la classe ouvrière ont clairement représenté le capital plus efficacement que le travail, les travailleurs du monde entier se sont tournés vers les populistes nationalistes. Malgré toutes leurs tendances proto-fascistes, ces dirigeants sont au moins capables de faire référence avec succès aux intérêts de la classe ouvrière, ne serait-ce que dans la rhétorique. Au moins, les électeurs prolétariens ont ainsi l’impression d’être reconnus. Les rares populistes de gauche qui tentent de faire la même chose – Sanders, Corbyn – sont, comme on pouvait s’y attendre, marginalisés par un appareil de parti qui mène une politique de l’autruche. Les gens peuvent se méfier de Trump, mais son taux de popularité continue de grimper lorsque la farce tragique de Biden (3) apparaît comme l’unique alternative.
• Crise de la reproduction sociale. Des millions de travailleurs considérés comme « essentiels » dans ce pays ne reçoivent pas de primes de risque ni même d’équipements de protection individuelle de base. Dans le domaine de la reproduction sociale, les enseignants, les travailleurs des transports en commun, les infirmières et les concierges sont testés positifs au Covid-19 à un taux alarmant, mais toutes et tous ces travailleurs restent scandaleusement sous-payés et dans des secteurs qui ont été systématiquement vidés de leur substance au cours des quatre dernières décennies. Les infrastructures de soins dont nous avons besoin pour survivre à cette crise ont été les premières à être mises sur le billot, le système de santé américain ayant été réduit à son principal but de faire des profits. Les lits de soins intensifs ont systématiquement disparu depuis la révolution des groupes d’assurance médicale des années 1990, dite health maintenance organisation ou HMO, (« la gestion des soins » en effet !), et on voit sans cesse des rapports sur le personnel technique des urgences qui même eux ne peuvent pas se payer des soins de santé. Il y a deux mois à peine, on nous a dit que l’assurance maladie pour tous c’était impossible, trop cher, mais maintenant, elle est soudainement possible – mais seulement pour l’instant, seulement pour cette maladie. Le cancer et les maladies cardiaques ne mettent pas un frein à la rentabilité, mais le coronavirus oui. Le patient s’avère ne pas être l’un des nôtres, seulement un facteur de l’économie. Dès qu’il sera rétabli, nous devrions tous nous sentir libres de mourir.
• Crise raciale. En Louisiane, des résidents noirs forment 70 % des décès dus au Covid-19, soit plus du double de leur pourcentage dans la population de cet État. À Chicago les chiffres sont à peu près comparables, et dans le Michigan les décès de Noirs représentent près du triple de leur pourcentage dans la population. À Saint-Louis, chaque décès enregistré au moment où j’écris concerne un résident noir. L’idée que le coronavirus soit un « grand égalisateur » est ridicule dans une société où les Noirs sont systématiquement exclus de l’accès aux soins de santé et relégués dans des emplois précaires. Bien sûr, c’est aussi la situation difficile d’une grande partie de la classe ouvrière, mais aux États-Unis, les Noirs, les Latino-Américains, les Amérindiens et les originaires de l’Asie du Sud-Est sont beaucoup plus exposés que leurs homologues blancs. En d’autres termes, ces disparités ne sont pas dues au virus, mais elles ont été exacerbées par celui-ci. (Ce serait une nouvelle pour le chef des services de santé de l’armée américaine, qui a déclaré que les disparités raciales étaient dues aux comportements : « Évitez l’alcool, le tabac et les drogues », a-t-il dit aux Noirs américains depuis la tribune de la Maison Blanche). Le coronavirus est réfracté par un système déjà raciste dans lequel les résidents de couleur sont plus susceptibles de vivre dans des logements surpeuplés et moins susceptibles de pouvoir télétravailler à domicile. Il en va de même à l’échelle mondiale. Alors que le virus fait son chemin dans les villes du Sud, les populations racialisées vivant dans des logements précaires et n’ayant pas la possibilité de s’isoler sont certainement les plus susceptibles d’être infectées et, oui, de mourir. Cela donne certainement un nouveau lustre à la définition du racisme de Ruthie Gilmore, largement citée : « Le racisme consiste dans la production et l’exploitation de la vulnérabilité à une mort prématurée de groupes différents, qu’elles soient tolérées par l’État ou illégales. » (4)
• Crise écologique. Si c’est ainsi qu’ils réagissent face à une nouvelle alerte virale, imaginez à quoi ressemblera le changement climatique. Alors que Sanders proposait un Green New Deal, Joe Biden a été le plus mal noté par Greenpeace sur l’environnement. Grâce à un programme climatique remanié, il a obtenu une meilleure note, mais le commerce du carbone ne fera plus l’affaire. Alors que l’Antarctique connaît de rares jours d’été et que les ouragans continuent de décimer les îles des Caraïbes, des incendies ravagent l’Amazonie et l’arrière-pays australien. Nous pouvons déplorer un hiver sans neige ou un air glacial ici aux États-Unis, mais le terme « réfugié climatique » fait désormais partie du vocabulaire standard de la plupart des pays du monde, et il arrivera bientôt dans une ville proche de chez vous.
• Crise idéologique. 2008 devait être le dernier clou dans le cercueil du néolibéralisme, mais il nous aurait fallu un meilleur marteau. La réduction des coûts est toujours le mantra du jour, avec Biden qui a fait pression pour privatiser la sécurité sociale pas plus tard que l’année dernière, et Andrew Cuomo (5) qui a réduit de 400 millions de dollars le financement public des hôpitaux en plein milieu de la crise du coronavirus. Trump célèbre chaque suppression de « règlements », comme s’il lisait un manuel d’instructions hayekien, et les libres-échangistes continuent de dominer les tribunes des journaux. Même les symboliques dissidents keynésiens, comme Paul Krugman, prônent une foi aveugle dans la Fed et s’opposent avec rage aux plans de dépenses sociales. Nous avons tous le sentiment intuitif que le néolibéralisme est en déclin, mais qu’est-ce qui le remplacera ?
Nous avons tous entendu parler des sondages : apparemment les moins de 35 ans aiment le socialisme, tout comme les Texans. La guerre froide est quelque part dans un musée et le socialisme est de nouveau à l’ordre du jour. Les travailleurs menacent de faire grève dans les entrepôts d’Amazon de plusieurs pays et dans les écoles publiques de plusieurs États. Les grèves sauvages ébranlent les entreprises, depuis l’université de Californie jusqu’à Fiat-Chrysler – et c’est ici même, aux États-Unis. En Italie, les syndicats parlent d’une grève générale, pour clore les lieux de travail face au Covid-19 si le gouvernement et le capital refusent de le faire. Des évolutions similaires se dessinent en France et à Hong Kong, et il faut espérer qu’elles feront le tour du monde dans le sillage du virus. Les travailleurs ont pris les devants face à l’échec lamentable des États capitalistes à protéger leur population. Ici, la politique socialiste n’est pas un programme abstrait ou un ensemble logique d’idées ; elle est le véritable mouvement de la classe ouvrière face à l’abandon du capitalisme.
Une politique adaptée à ce moment de crise organique est désespérément nécessaire, sinon nous allons anxieusement cracher sur nos chapelets révolutionnaires, ou projeter tous nos espoirs sur un leader plutôt que sur une classe. Nous avons besoin de toute urgence d’un lieu pour discuter, débattre et reconstruire une voie à suivre dans ce moment étrangement contradictoire – un moment où l’obscurité est une constante, mais où les rayons de lumière semblent plus fréquents que ce à quoi nous sommes habitués. Nous ne voulons pas retomber dans des modèles qui ont échoué, et nous devons certainement laisser les morts enterrer leurs propres morts. Mais nous devons également rester sceptiques face à la résurgence du réformisme à l’ancienne, reconditionné comme une nouveauté mais qui a le goût des expériences déjà vues.
Nous vivons un moment politique bizarre. Les attaques racistes se multiplient, tout comme les frontières fortifiées, les atteintes à l’autonomie de reproduction et d’innombrables autres formes d’oppression. Ici, à Spectre, nous refusons de les considérer comme des « questions marginales ». Ce sont précisément les problèmes qui affligent la classe ouvrière mondiale. En tant que fans de Marx, nous savons très bien que les modes abstraits de domination ne peuvent jamais être expérimentés concrètement, ce qui signifie que tous les travailleurs ne vont pas vivre la crise organique de la même manière. Mais plutôt que d’essayer de dissimuler ces divisions avec une solution universelle que nous appelons « socialisme », nous prenons ces différences comme point de départ. Si le capital divise la classe ouvrière, comme nous le savons bien, qu’est-ce que cela signifie en pratique ? Comment peut-on saisir cela dans toute sa complexité sans tomber dans le piège d’une simple redéfinition de ce qui existe ? Et surtout, quels types d’interventions politiques pourraient nous aider à considérer les luttes particulières et générales comme les deux faces d’une même médaille ? Si contester le racisme, l’hétéropatriarcat, etc., est impossible sans contester le capitalisme, cela ne signifie-t-il pas que l’anticapitalisme ne devrait pas être présenté comme une alternative à l’antiracisme, mais plutôt comme sa condition sine qua non ?
C’est ça une crise organique : il est difficile de savoir par où commencer pour intervenir. Avec autant de crises entremêlées, toutes politisées, c’est une scène écrasante, un jeu de taupe communiste dans lequel, pour chaque avancée, deux autres crises surgissent. Mais nous ne devons pas reculer dans la frustration, en insistant sur le fait que l’universel est le seul terrain sur lequel des progrès peuvent être réalisés. Le capitalisme est peut-être « fini », mais il n’existe que dans la mesure où nous le vivons. C’est pourquoi nous devons élaborer des stratégies dans le domaine de la vie quotidienne. Si nous voulons vraiment construire un mouvement de masse, nous ne pouvons le faire que dans la mesure où les populations se sentent investis dans cette lutte. Et pour ce faire, nous devons comprendre la dynamique de la crise organique, en traçant la manière dont les principales préoccupations des gens se politisent et, en fin de compte, se lient entre elles.
Zachary Levenson, 20 avril 2020
Notes
1. Peter D. Thomas, The Gramscian Moment, Philosophy, Hegemony and Marxism, Haymarket Books, Chicago 2011.
2. Stuart Hall, The Hard Road to Renewal, Thatcherism and the Crisis of the Left, Verso, London-New York 1988.
3. Joe Biden, vice-président des États-Unis de 2009 à 2017, est le candidat présumé du Parti démocrate pour l’élection présidentielle de 2020, après le retrait de Bernie Sanders des primaires.
4. Ruthie Wilson Gilmore, Golden Gulag – Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Globalizing California, University of California Press, Oakland 2007.
5. Andrew Cuomo, membre du Parti démocrate, est le gouverneur de l’État de New York depuis 2011.