Le mouvement de Gezi
Pour les discréditer, le gouvernement dénonce les manifestations comme un soulèvement des « classes moyennes » et d’une « jeunesse élitiste ». En réalité, la force motrice des mobilisations est composée en majorité de travailleurs salariés et d’étudiants des classes populaires. Inspiré par le Printemps arabe, le mouvement d’occupation fait un large usage des médias sociaux et adopte la stratégie d’occupation des espaces publics qui sont des symboles de l’inégalité sociale et économique. Parallèlement, les manifestants et les manifestantes recourent aux modes de prise de décision participative et démocratique à travers des forums de quartiers où sont élaborées des stratégies pour la critique du gouvernement, la mise en place d’alliances avec les mouvements sociaux, la transformation de la vie quotidienne, et la formulation de solutions concernant les besoins des quartiers. Le noyau dirigeant de la mobilisation se fait connaître sous le nom de la Plate-forme de solidarité de Taksim (Taksim Dayanışma Platformu, TDP), un mouvement populaire lancé par des habitants du quartier. Au total, un réseau regroupant plus de 110 organisations et partis de gauche est constitué.
Istanbul dans l’épicentre de la transformation
L’un des principaux piliers du gouvernement dans la dernière décennie a été la réorganisation néolibérale de l’espace urbain à travers des investissements d’infrastructure, des projets de construction et la restructuration des paysages urbains. On construit également à grande vitesse un aéroport, un port maritime et des zones de loisirs, de même que des routes et des ponts. Projet-phare de cette vaste entreprise, un immense projet du gouvernement, le Canal Istanbul, implique la construction d’une voie d’eau de 45 kilomètres pour un coût de plus de 10 milliards de dollars. Parallèlement, la construction domiciliaire et des centres commerciaux s’accélère au service d’une bourgeoisie émergente, ce qui implique la délocalisation des couches populaires urbaines et l’éradication du tissu traditionnel du petit commerce. Fait à noter, les grandes sociétés immobilières (Emlak KONUT, Torunlar, Sinpaş) sont organiquement liées au gouvernement de l’AKP.
Cette transformation de l’espace urbain va de pair avec de grands projets d’ordre symbolique qui visent à transformer la mémoire historique locale. Le néo-ottomanisme s’efforce de remplacer l’héritage républicain par une réinterprétation nostalgique et traditionaliste de l’héritage ottoman. Le but est d’éroder la laïcité, le nationalisme civique et l’idée de progrès. Dans le même mouvement, la construction de nouvelles mosquées s’accroît au fur et à mesure que l’on ferme bars et cafés. L’idéal de l’AKP est à la fois d’« ottomaniser » et d’« islamiser », ce qui veut dire d’éradiquer les symboles de la République kémaliste [1], comme la place Taksim.
La critique sociale à travers les slogans et l’humour
Les slogans et les symboles les plus populaires du mouvement de Gezi se présentent comme une réponse populaire à cette transformation imposée par l’AKP. Partout dans le quartier fleurissent des bannières, des graffitis, des messages divers :
- « Ne touchez pas à mon quartier, ma place, mon arbre, mon eau, ma terre, ma maison, ma semence, ma forêt, mon village, ma ville, mon parc ! »
- « Les places sont à nous, nous ne les abandonnerons pas au capital. »
- « Le capitalisme détruit l’arbre dont l’ombre ne peut pas être vendue. »
- « Nous allons démolir le gouvernement et construire un centre commercial à la place ! »
- « Le gouvernement tue, la nature donne la vie ! »
- « Ne soyez pas un imbécile en bois, soyez un arbre. »
- « Notre histoire n’est pas à vendre. »
En plus de témoigner de leurs préoccupations urbaines, les manifestantEs dénoncent l’interventionnisme social de l’AKP, sa stigmatisation moralisante de l’alcool et sa limitation de l’accès aux cliniques d’avortement :
- « Vous avez interdit l’alcool et dégrisé la nation. »
- « Nous sommes tous des ivrognes. »
- « Nous ne voulons pas un premier ministre qui est fasciste le jour et la nuit. »
- « Êtes-vous sûr que vous voulez trois enfants comme nous ? »
La critique des manifestantEs vise également la violence policière :
- « Les manifestations pacifiques et l’humour sont les seules choses qu’ils ne savent pas comment gérer. »
- « Nous n’avons pas pris de bain depuis trois jours, s’il vous plaît envoyez un TOMA » (TOMA est le nom du véhicule antiémeute policier).
- « Trop de policiers, trop peu de justice. »
- « Même Tampax aurait pu arrêter l’effusion de sang mieux que vous. »
- « Bienvenue au premier Festival de gaz traditionnel. »
En outre, la lutte symbolique des manifestants et des manifestantes s’appuie sur des références aux œuvres artistiques, notamment à des textes, chansons, poèmes et séries de télévision, hérités de poètes de gauche, comme le regretté Nazım Hikmet.
Idéologie et hégémonie
Quelles leçons tirer de l’expérience du parc Gezi ? La réponse passe peut-être par un détour par l’œuvre de Guy Debord, disciple du penseur marxiste Henri Lefebvre. Selon Debord, le capitalisme assure son contrôle hégémonique sur les masses à travers la régulation de la vie quotidienne et des nouvelles politiques urbaines concomitantes qui imposent un mode de vie centré sur la consommation, fragmenté et aliéné :
Le capitalisme invente de nouvelles formes de lutte – dirigisme du marché, d’accroissement du secteur de la distribution, des gouvernements fascistes ; s’appuie sur les dégénérescences des directions ouvrières ; maquille, au moyen des diverses tactiques réformistes, les oppositions de classes [2].
Dans la sphère politique et culturelle, les mécanismes de régulation capitaliste reposent sur la logique de la société du spectacle dans laquelle les gens « prennent une conscience falsifiée de certains aspects d’ensemble de la vie sociale » [3]. Par la médiatisation de la culture et de l’idéologie de la marchandise, la société du spectacle génère une « fausse conscience du temps », modifiant la perception de l’histoire et de la mémoire du milieu urbain [4].
Dans le cas de la Turquie, la restructuration néolibérale du milieu urbain pour assurer l’accumulation du capital ne repose pas seulement sur des politiques économiques. Les projets urbains du gouvernement et la construction de centres commerciaux et de mosquées sont ajustés à une société marchande structurée autour de codes culturels spécifiques qui s’efforcent d’effacer les oppositions de classes. Au-delà de la mobilisation fragmentée et centralisée sur des questions particulières, l’expérience de la Turquie démontre que l’émancipation sociale passe par une appréciation critique et holistique des origines politiques, économiques et culturelles de la société marchande. D’où l’importance d’une critique de masse, à la fois de l’autoritarisme, du capitalisme et du néolibéralisme, de l’islamisme, de l’oppression sexuelle et de l’injustice environnementale.
De même, l’expérience de la Turquie confirme que les luttes populaires démocratiques ne se produisent pas en l’absence de tout leadership, sous la forme de la spontanéité pure. Au contraire, les luttes se construisent en s’appuyant sur la base d’une myriade de formes de leadership, qui tissent des alliances entre médias alternatifs, intellectuels progressistes et groupes d’amateurs de football, sans oublier la contribution majeure des partis et des organisations de masse de gauche expérimentés, ingénieux et disciplinés.
Selon Debord, la mobilisation pour la transformation commence au niveau microscopique à travers l’utilisation des formes artistiques et littéraires. D’où l’idée du « détournement », une méthode de lutte qui consiste à subvertir consciemment la forme et le sens d’éléments esthétiques à partir d’une nouvelle conception de l’espace mettant en question la société du « spectacle » [5]. L’intelligence de Taksim a ridiculisé et par suite délégitimé l’attitude de l’État, la violence policière, les médias. Elle a établi également la supériorité morale et psychologique de la mobilisation sur le gouvernement tout en s’appropriant des rues à travers l’utilisation efficace des slogans et des médias alternatifs.
Demain
La conséquence la plus immédiate de la révolte du parc Gezi a été l’effondrement du « mur de la peur » construit à travers les politiques oppressives du gouvernement. Ces politiques incluent la répression de la presse, ainsi que des procès judiciaires transformés en chasses aux sorcières contre les journalistes, les intellectuels, les républicains, les gauchistes, et de manière générale, les hommes politiques et d’affaires qui s’opposent au gouvernement. Une grande majorité des manifestantEs qui étaient au premier plan provenaient des couches qui revendiquent les valeurs républicaines, laïques et modernistes, contre l’islamisme. Au-delà des débats abstraits sur les soi-disant « multitudes », la question demeure de savoir si cette critique émancipatrice aboutira, dans le long terme, à des formes de mobilisation plus cohérentes et déterminées contre le néolibéralisme islamique. Il y a place à l’optimisme. En tout cas, en Turquie, l’« esprit » de Gezi est déjà devenu partie intégrante de la vie quotidienne des gens.
Efe Can Gürcan
Efe Peker
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