En quatre ans, c’est devenu un classique. Empêtré dans une séquence politique défavorable (Russia Gate, accusations de viol, infidélité présumée avec une actrice porno, etc.), le président Donald Trump détourne l’attention en multipliant les déclarations chocs et les annonces politiques déroutantes [1]. Ses récentes attaques contre l’application chinoise de partage de vidéos « Tik Tok » [2] peuvent ainsi être lues comme un prolongement de cette stratégie. Décrié pour sa gestion calamiteuse de l’épidémie de covid-19, en perte de vitesse dans les sondages pour l’élection présidentielle de novembre prochain, Trump essayerait de regagner quelques points en jouant sa carte préférée : la défense des intérêts nationaux américains contre la menace extérieure ; dans ce cas-ci, le « péril jaune ». Au passage, il se paye également le scalp d’une application soupçonnée d’avoir joué un rôle dans l’humiliation subie par l’actuel chef de l’État lors de son premier meeting de campagne post-covid [3].
Sans nier la réalité de ces motivations, il faut toutefois éviter de s’y arrêter. L’attaque contre Tik Tok s’inscrit aussi et surtout dans le contexte international de la rivalité croissante qui oppose les États-Unis à la Chine. Une rivalité dont les nouvelles technologies numériques constituent l’un des fronts les plus sensibles [4]. En effet, depuis une quinzaine d’années, les Chinois rattrapent – et dans certains cas dépassent – les Nord-américains dans toute une série de domaines jugés critiques pour l’économie et la géopolitique de demain : intelligence artificielle, big data, 5G, informatique en nuage (cloud), etc [5]. Une situation qui inquiète les élites politiques, économiques et militaires américaines, républicaines comme démocrates. Derrière les accusations d’espionnage lancées contre Tik Tok – et avant elle Huawei –, ce qui inquiète réellement les États-Unis, c’est donc plutôt la menace géopolitique que constitue Pékin pour le maintien de leur suprématie mondiale.
DERRIÈRE L’ARBRE TIK TOK, LA FORÊT DU « CLEAN NETWORK PROGRAM »
L’attaque contre Tik Tok n’est d’ailleurs que la dernière en date d’une série de mesures destinées, dans le jargon diplomatique américain, à garantir un internet « libre » (entendez : dominé par les États-Unis) contre un internet « autoritaire » défendu par le Parti communiste chinois (PCC) [6]. Moins médiatisée que la saga Tik Tok, la sortie du secrétaire d’État Mike Pompeo, le 5 août dernier, aurait pourtant mérité plus d’attention. Ce dernier est en effet venu présenter officiellement le « Clean Network Program » devant la presse. S’il voyait le jour, ce programme constituerait, selon un média spécialisé : « la plus grosse scission de l’histoire d’internet » [7]. Faisant suite au « Clean 5G path initiative » annoncé quelques mois plus tôt pour bannir les entreprises chinoises du développement des réseaux 5G aux États-Unis (et ailleurs), ce nouveau programme va (beaucoup) plus loin : il s’agit cette fois d’exclure les intérêts chinois de cinq domaines supplémentaires : celui des opérateurs télécom (clean carrier) ; celui des « app stores » (clean stores) ; celui des applications elles-mêmes (clean apps) ; celui du cloud (clean cloud) ; et celui des câbles sous-marins (clean cables) [8].
En clair, comme le résume notamment le média en ligne « Net Policy News », cela impliquerait, entre autres : de « retirer les applications chinoises et autres applications « suspectes » des applications disponibles sur Android et iPhone » ; « d’interdire à China Mobile et China Telecom de se connecter aux services de télécommunication nationaux » ; « de bloquer Alibaba et les autres cloud chinois, même s’ils acceptent de stocker les informations sur le territoire national (…) » ; « d’empêcher que des applications en provenance du monde entier – pas uniquement des États-Unis – ne soient installées sur des téléphones Huawei, actuellement les plus vendus dans le monde » [9] …
UN COUP DE BLUFF ?
Pour l’heure, les détails exacts du programme restent toutefois flous, et d’aucuns y voient surtout un coup de bluff : « Il n’y a aucun détail technique sur la manière dont l’administration pourrait mettre en œuvre les objectifs qu’elle définit, et aucune référence aux outils législatifs qui seraient nécessaires pour réaliser ces changements » [10].
Les mesures semblent notamment difficilement compatibles avec différents engagements des États-Unis au sein de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), même si le blocage par ces mêmes États-Unis du mécanisme d’appel de l’organisation rend peu probable qu’ils puissent y être sanctionnés pour ces violations [11] … Elles signifieraient en outre la fin des discussions en cours au sein de l’institution, sur le « commerce électronique ». Du moins dans leur configuration actuelle. Sur le fond, parce qu’elles contreviennent directement aux principes de libéralisation numérique qui constituent l’objet premier de ces négociations, notamment sous l’impulsion des géants numériques états-uniens [12]. Sur la forme, parce qu’on voit mal un accord se dégager dans ces conditions tant que la Chine continue de vouloir y participer.
Tout ceci sans compter les innombrables problèmes potentiellement insolubles que le « Clean Network Program » pourraient créer pour les nombreux consommateurs et (surtout) entreprises nord-américaines qui dépendent de technologies ou d’entreprises chinoises…
LES VÉRITABLES ENJEUX
Mais les véritables enjeux se laissent deviner dans les discours de l’administration Trump. En particulier, les justifications avancées pour s’en prendre aux intérêts numériques chinois. Celles-ci ont notamment été résumées par une porte-parole de Donald Trump lors d’un point presse, le 4 août dernier :
« Le Président reste très vigilant sur TikTok et sur la protection des données privées de millions de personnes dans ce pays. Les lois de la République populaire de Chine (RPC), exigent des entreprises chinoises qu’elles coopèrent avec les services de sécurité et de renseignement de la RPC, ce qui permet au PCC d’accéder aux données des utilisateurs étrangers. Cela signifie que ces entités dépendent en fin de compte du PCC, qui sape activement les intérêts américains et est hostile aux valeurs américaines et aux droits des individus. Le président s’opposera fermement à la Chine sur ce point. » [13]
Pour qui connait l’histoire et l’état actuel des pratiques états-uniennes en matière de numérique, ces accusations prêtent à sourire. Difficile en effet, de ne pas se dire qu’elles pourraient tout aussi bien s’appliquer aux États-Unis. Adopté en 2018, Le CLOUD Act (« Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act »), par exemple, offre aux autorités de Washington la possibilité de réclamer l’accès à des données stockées par des entreprises nord-américaines, y compris à l’étranger. Une situation qui a notamment poussé l’Allemagne et la France à s’inquiéter pour leur « souveraineté numérique » et à réfléchir aux possibilités de créer un « cloud européen » [14]. Plus récemment, la Cour de justice de l’Union européenne (UE) a de son côté invalidé un accord de transfert de données conclu en 2016 entre les États-Unis et l’UE (intitulé « Privacy Shield ») au motif, notamment, que « la législation américaine n’est pas compatible avec les droits fondamentaux de l’UE et n’assure pas une protection des données personnelles adéquate à celle de l’UE » [15].
Enfin, il est désormais de notoriété publique que les États-Unis ont une longue histoire d’espionnage de leur propres alliés, y compris à travers des voies d’accès secrètes installées dans du matériel informatique vendu à ces derniers par des entreprises nord-américaines. C’est donc moins l’espionnage chinois (espionnage qui demande d’ailleurs toujours à être prouvé) qui pose problème que la pérennité de leur propre espionnage via des entreprises et matériels nord-américains s’en trouve ainsi compromise [16].
FRAGMENTATION CROISSANTE DU « VILLAGE GLOBAL »
Dans ce contexte, si le « Clean Network Program » voyait malgré tout le jour, d’autres pays ou régions pourraient adopter des mesures similaires de « protectionnisme » ou de « souverainisme numérique »… avec cette fois les entreprises numériques nord-américaines en ligne de mire. Légitimes, ces mesures accentueraient toutefois une fragmentation « westphalienne » d’internet à rebours de l’idéologie du « village global » qui a longtemps guidé son développement [17].
A l’heure actuelle, c’est néanmoins un scénario de guerre froide qui s’impose, avec des pays sommés de choisir leur camp entre deux écosystèmes numériques qui pourraient devenir de plus en plus hermétiques. De quoi donner du crédit à la nécessité de (ré)inventer un « non-alignement numérique » qui pourrait, lui aussi, compter sur une tradition historique bien établie [18]. Plus largement, entre les instrumentalisations étatiques et les monopoles privés, il est plus que temps de réfléchir aux contours d’une « justice numérique » qui tienne également compte des contraintes environnementales croissantes, tout comme des inégalités Nord-Sud qui s’aggravent ou se renouvellent sous le coup des transformations numériques actuelles [19].
Cédric Leterme
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