Les enquêtes d’opinion sur le système politique préféré des Espagnols se font rares. Depuis avril 2015, le Centre de recherches sociologiques (CIS) [qui dépend du gouvernement] n’interroge plus les citoyens sur la monarchie dans ses baromètres réguliers, pas plus que sur leurs préférences en matière d’organisation politique du pays.
Par ailleurs, au-delà de quelques initiatives citoyennes – le plus souvent locales et réalisées avec des moyens limités –, aucune consultation ni référendum n’a été mené qui permette d’évaluer la proportion d’Espagnols attachés à la monarchie actuelle ou favorable à un autre système. Pas plus que le niveau de polémique et de débat dont la question fait l’objet dans la société.
Une érosion du “régime de 1978”
Malgré cette absence d’évaluations, une partie du gouvernement, à commencer par son président, le socialiste Pedro Sánchez, assure de façon catégorique que “le pacte constitutionnel reste intégralement en vigueur”. Tandis qu’une autre partie, menée par Pablo Iglesias, deuxième vice-président du gouvernement – et leader de la gauche dite radicale de Podemos, fait le constat d’une érosion du “régime de 1978” et d’un débat sur sa perpétuation [en 1978, trois ans après la mort du dictateur Franco, l’Espagne se dote d’une Constitution démocratique]. Il affirme sans détour que “tôt ou tard, les jeunes instaureront une république en Espagne”.
Le départ d’Espagne de Juan Carlos, mis au pied du mur par les révélations et les enquêtes sur des irrégularités présumées dans la gestion de son patrimoine personnel, a donc porté le débat sur la monarchie jusqu’au cœur de la coalition au pouvoir, où les deux camps reconnaissent d’importants désaccords.
Soucieux de mettre la Couronne à l’abri des dégâts que pourrait lui causer le roi émérite, Pedro Sánchez a défendu l’idée qu’au-delà des scandales présumés qui touchent la maison royale, il fallait distinguer l’institution monarchique de la personne de Juan Carlos. “On ne juge pas des institutions, on juge des individus”, a insisté le président du gouvernement, qui dresse un parallèle avec les affaires de corruption qui peuvent toucher les partis et d’autres corps politiques comme les syndicats.
Le dirigeant socialiste a aussi tenu à rappeler le rôle joué dans l’histoire de l’Espagne par la monarchie, “clé de voûte de la Constitution”, et affirmé que l’époque actuelle avait besoin de “stabilité” et d’“institutions robustes”. Pour autant, pour Pablo Iglesias et les membres du gouvernement de Podemos :
“Il y a bien en Espagne un débat sur l’utilité de la monarchie. Un mouvement historique est à l’œuvre qui marche vers la république, il est bon que ce débat ait lieu, et nous devons le respecter.”
Pabo Iglesias est allé jusqu’à évoquer une réforme du système, tout en ajoutant qu’il n’était pas “naïf” et au contraire bien conscient de “l’arithmétique” parlementaire qui empêche en l’état le vote d’un changement d’une telle ampleur.
Devant l’absence de données sur les préférences de l’opinion entre république et monarchie, il reste à savoir comment conduire ce débat auquel appellent les membres du gouvernement issus de Podemos, et quel est le niveau de résistance au changement existant dans le système actuel.
Une “procédure extraordinaire”
D’un point de vue formel, expliquent des constitutionnalistes, l’abolition de la monarchie passe nécessairement par ce que l’on appelle une “révision de la Constitution par procédure extraordinaire”, autrement dit un profond bouleversement de la situation politique en vigueur.
Ce type de révision, qui concerne les premiers titres de la Constitution (la monarchie est inscrite au titre II), nécessite une approbation à une majorité des deux tiers, aussi bien au Congrès qu’au Sénat, puis une dissolution immédiate des deux chambres et la convocation d’élections législatives. Au terme du processus électoral, les nouvelles chambres devront à leur tour ratifier, toujours à la majorité des deux tiers, les réformes proposées, dont l’adoption définitive est pour terminer soumise à un référendum.
Mais la suppression de la monarchie pourrait aller au-delà d’un simple amendement du texte constitutionnel.
Joaquín Urías, professeur de droit constitutionnel à l’université de Séville, explique que la charte [approuvée par référendum en 1978 par 88 % des votants] “possède des parties qui ne peuvent être supprimées sans entamer l’intégrité du texte constitutionnel. Ainsi, si l’Espagne veut cesser d’être une monarchie pour devenir une république, la Constitution de 1978 perd toute pertinence.” Il poursuit :
“La Constitution est construite autour de la figure du roi, car il est le pilier de la continuité entre le franquisme et le système actuel. Il a été décidé en 1978 qu’il n’y aurait pas de rupture afin d’éviter un conflit civil : il y avait un souhait de continuité entre les deux régimes, et le roi a incarné cette continuité.”
De ce fait, “le problème n’est pas un problème de forme. Si la figure du roi disparaît, il faut rédiger une nouvelle Constitution qui établira un nouveau régime. Il s’agit de passer par une constituante : ce n’est pas une révision mais une réforme qui touche tout le système, de fond en comble.”
Ana Valero, professeure de droit constitutionnel à l’université de Castille-La Manche, estime, elle, que la suppression de la monarchie passe par une révision de la Constitution : “Le texte lui-même prévoit un mécanisme d’amendement du titre II, qui porte sur la Couronne.” C’est une réforme “très délicate”, reconnaît la constitutionnaliste, mais il n’est pas indispensable de rédiger une nouvelle Constitution, juge-t-elle :
“Il est vrai que la monarchie a été imposée pour sauver la nouvelle Constitution, car le régime précédent avait verrouillé le sujet. Mais le roi ne décide pas, il ne fait qu’exécuter la volonté citoyenne sous réserve de l’approbation d’une autre autorité, en l’occurrence celle du président du gouvernement.”
Sur l’existence d’un débat sur le système politique et la pleine actualité du “pacte constitutionnel en vigueur” selon Pedro Sánchez, les constitutionnalistes s’accordent à dire qu’il y a bien une réflexion en cours dans l’opinion, et une aspiration au changement.
Ne pas se “voiler la face”
“L’Espagne a un grave problème. La Constitution de 1978 a été une réussite, mais ce pacte constitutionnel ne s’est pas renouvelé. À aucun moment la jeunesse n’a eu l’occasion ne serait-ce que d’imaginer une éventuelle révision”, déplore Joaquín Urías.
Ana Valero renchérit :
“Le débat existe, et le nier c’est se voiler la face. L’institution monarchique connaît une érosion sans précédent, et le gouvernement ne doit pas se voiler la face. Certes, la pandémie n’est peut-être pas le meilleur moment pour ouvrir un débat sur le système politique, mais il y aura un avant et un après à ce que nous venons de vivre [l’exil de l’ex-monarque], et ce débat doit avoir lieu.”
Alexis Romero
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