« Vos pratiques d’intervention en entreprise méconnaissent de manière délibérée, grave et répétée, les instructions de l’autorité centrale de l’Inspection du travail, et attestent d’un manque de discernement patent dans la période actuelle de crise sanitaire. » Anthony Smith, inspecteur du travail à Châlons-en-Champagne (Marne), a reçu le 14 avril cette missive de sa hiérarchie, annonçant l’ouverture d’une procédure disciplinaire accompagnée d’une mise à pied immédiate. Tollé immédiat dans le landerneau, les syndicats locaux, dans une rare unanimité, dénonçant un scandale dans la pandémie : « Depuis le début de la crise sanitaire, le ministère du Travail joue à contre-emploi. Au lieu de protéger les salariés et d’aider les inspecteurs du travail, il multiplie les obstacles. »
Anthony Smith n’est pas un inconnu. Aux dernières municipales à Chalons, il était en troisième position sur une liste menée par LFI, le PCF et la GDS. A défaut de lui en vouloir politiquement, sa hiérarchie lui reproche de se comporter en électron libre. Le fond du litige concerne une structure d’aide à domicile des personnes âgées, Aradopa. Quoique de statut associatif, c’est quand même une boîte de 300 salariés avec 2 000 clients. Alerté en interne par une représentante FO du comité d’entreprise sur le manque de masques de protection, Anthony Smith prend le dossier à cœur. Trop ?
Le président (divers droite) du conseil général de la Marne, Christian Bruyen, montera très vite au créneau sur l’antenne régionale de France 3 : « Cette association est exemplaire et indispensable, nous avons toute confiance en elle. » En concédant toutefois ce petit bémol : « Elle fait tout ce qu’elle peut sans forcément disposer des moyens qu’il faudrait. » Un ancien colistier dénonce une « collusion » entre l’employeur (des prestataires à domicile), le conseil général (compétent en matière sociale) et la direction régionale du travail (Direccte, employeur d’Anthony Smith).
Remise au pas
Le drame s’est noué en plein week-end pascal, avec de curieux échanges de mails dans l’après-midi du samedi 11 avril, dont Libération a obtenu copie :
– A 16 h 08, Anthony Smith envoie ceci à David Lemaire (directeur général d’Aradopa) : « J’attire votre attention sur la gravité majeure de la situation, compte tenu des risques auxquels les salariés sont exposés, et vous propose un nouveau rendez-vous mardi matin. »
– A 16 h 50, David Lemaire écrit ceci à Zdenka Avril (numéro 2 de la direction régionale du travail, supérieure hiérarchique de l’inspecteur) : « Je considère être harcelé par ce monsieur qui envisage d’engager un référé judiciaire. Où en êtes-vous quant à la procédure le concernant ?"
– Dès 17 h 15, la directrice régionale adjointe lui répond : « Je regrette profondément l’acharnement de l’inspecteur qui poursuit votre association sans échange préalable avec moi. Je vous invite à mettre ses correspondances de côté sans accusé de réception. » Dans la foulée, elle datera du même samedi 11 avril (horodaté à 20 h 51) un courrier à Anthony Smith ouvrant la voie à une procédure disciplinaire, pour « manquements en matière de pratiques professionnelles », et « interventions hors du cadre collectif ».
Cette remise au pas des inspecteurs du travail n’est pas une spécificité marnaise. Le 30 mars, le Directeur général du travail (DGT, équivalent du DGS à la Santé) rédigeait une circulaire à vocation nationale. Il y est d’abord question, sous couvert de protéger les inspecteurs, de limiter les interventions sur place. Mais aussi pour d’autres motifs, comme « mieux calibrer les interventions par le partage des pratiques professionnelles ». En gros, d’en référer à la hiérarchie avant de prendre la moindre initiative, via des « échanges préalables pour apprécier la stratégie la plus pertinente ».
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« Opposition à l’indépendance des inspecteurs »
Les inspecteurs du travail sont pourtant censés jouir d’une liberté d’action et d’appréciation, garantie par une convention de l’Organisation internationale du travail (OIT). Sur ce point, le ministère du Travail prend soin de souligner que « ces échanges ne sauraient entraver la liberté de décision des agents, mais [permettraient] de mieux la calibrer »… Sollicitée par nos confrères de Politis, qui ont déjà évoqué cette directive ministérielle, la DGT rétorque que « ce rappel à la loi n’est pas une menace ». Acceptons-en l’augure, quoiqu’un communiqué des syndicats nationaux du secteur semble n’y croire qu’à moitié : « La ministre du Travail dissuade les agents d’effectuer des contrôles, en opposition à l’indépendance des inspecteurs et au prétexte de l’urgence sanitaire. »
Retour dans la Marne. Dans la missive ouvrant la procédure disciplinaire d’Anthony Smith, il est écrit que « l’évaluation des risques et des mesures de prévention relèvent de la responsabilité de l’employeur », pas de la vigilance d’un « banal » inspecteur du travail. Dans un récent courrier à sa tutelle de la DGT, l’intéressé dénonce « les agissements répétés de ma hiérarchie [locale, ndlr] dont j’estime qu’ils portent directement atteinte aux conditions d’exercice de ma mission ». Le ministère a répondu par un communiqué pointant des « agissements qui nuisent à l’efficacité et à l’esprit qui doit animer l’Inspection du travail en cette période de crise. » Mais une pétition en sa faveur, sur Change.org, a déjà dépassé le cap des 80 000 signatures.
Renaud Lecadre