Dans les villes de Biélorussie, l’industrie se met en grève. Le combat s’étend aux secteurs de la chimie, des transports, de l’alimentation et d’autres. Parmi les entreprises touchées se trouvent certaines des plus grandes du pays, comme Grodno Azot (où travaillent 7 000 personnes et où deux ateliers sont en grève) et l’usine automobile de Minsk (MAZ, qui compte 16 000 salariés, tous n’étant pas en grève).
Pour Alexandre Loukachenko, les usines et l’industrie lourde ont toujours été des “places fortes”. Il avait coutume de s’y rendre accompagné des caméras de la télévision, devant lesquelles il louait le développement novateur de modèles de tracteurs et de bus déjà anciens, se vantait des chiffres de la productivité et discutait avec les simples ouvriers.
La Biélorussie se retrouve aujourd’hui dans une situation étrange. D’un côté, Loukachenko bloque Internet et condamne au chômage une partie des salariés du pays (par exemple dans le secteur des technologies de l’information). De l’autre, à cause des grèves, la production s’est arrêtée. La situation ressemble de plus en plus non à Maïdan [la révolution ukrainienne de 2013-2014], mais aux événements qui ont entraîné la fin de la Pologne communiste.
Il y a plus d’un quart de siècle, à la suite d’un mouvement de contestation ouvrier comparable, le syndicat Solidarnosc [“Solidarité”] est apparu. Sa création a été une révolution – à la fois grand mouvement social, révolte populaire, et malgré tout syndicat traditionnel. Il est possible, ce qui est unique dans l’histoire du monde, qu’il ait à son apogée rassemblé plus de 9,5 millions de membres issus de toutes les couches sociales, soit près d’un tiers de la population active du pays.
La naissance de Solidarnosc a constitué le dernier chapitre de la longue histoire de résistance de la société polonaise au système communiste, qui avait été imposé de force à la Pologne et à d’autres pays d’Europe centrale et orientale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
En 1980, le système soviétique tremblait
Il y a quarante ans, le 14 août 1980, les ouvriers des chantiers navals Lénine de Gdansk se sont mis en grève pour défendre une des leurs, coorganisatrice du Syndicat libre créé en 1977 (WZZ), licenciée et harcelée par les autorités.
Dans la nuit du 16 au 17 août, un comité de grève inter-usines a été créé, avec une liste de revendications, dont certaines politiques : la création d’un syndicat indépendant du parti, mais aussi la garantie du droit de grève, la liberté d’expression, la libération des prisonniers politiques. C’est à ce moment-là qu’un premier élément s’est détaché du bloc communiste. Le système, qui paraissait immuable, a commencé à trembler sur ses bases.
Les événements actuels en Biélorussie donnent l’impression que l’histoire se répète. Si les élites politiques du pays s’unissent aux élites ouvrières dans la contestation, comme en Pologne en 1980, on pourrait certes assister à la fin de Loukachenko, mais cela adresserait en outre un signal à ces Républiques post-soviétiques qui, comme la Biélorussie et l’Ukraine, ont loupé le coche et n’ont pas réussi à rejoindre l’Europe après la désintégration de l’Union soviétique.
Loukachenko, caricature du dictateur
En Biélorussie, Loukachenko y est pour beaucoup. Fort probablement conscient du danger que représente le voisin de l’Est, il a manœuvré et usé de faux-semblants pendant des années. Il a joué avec le Kremlin, ce qui lui a permis de préserver son territoire. Pendant vingt-cinq ans, il est parvenu à instaurer dans le centre de l’Europe une dictature sur le modèle soviétique, sauf que l’ensemble des pouvoirs n’appartient pas au parti communiste, mais au président et à la nomenklatura. Il n’a échoué que sur un point : il n’est pas parti à temps.
Aujourd’hui, son personnage de dictateur impitoyable du siècle précédent a tout d’une caricature. Le potentiel industriel du pays est obsolète et usé. Loukachenko lui-même est dépassé. C’est une chose qu’un dictateur soit implacable et effrayant, c’en est une autre qu’il soit passé de mode. Les jeunes générations ne supportent manifestement plus l’idée d’être représentées par un pareil dirigeant. Ce qui attise encore la révolte.
Les entreprises d’État ont rejoint le mouvement
Les Biélorusses ont toutes les chances de rééditer le succès de Solidarnosc. Car ils sont restés pris au piège d’une boucle temporelle. De nos jours, on ne trouve plus de classe ouvrière comparable à celle de la Pologne des années 1980 dans aucune des Républiques post-soviétiques. Nulle part, sauf en Biélorussie, où les entreprises d’État ont été en grande partie préservées. Elles aussi ont rejoint la contestation. Et elles n’ont qu’un seul et même ennemi : Loukachenko.
C’est cette réalité qui distingue le “Maïdan” biélorusse de ce qui s’est passé en Ukraine. Nous avons l’illusion, en trente ans, d’avoir élu six présidents différents, ce qui a engendré un régime aux visages multiples et qui fait que l’on ne sait pas vraiment contre qui on lutte. Or le deuxième président de l’Ukraine, Leonid Koutchma, l’avait dit en son temps : “ses gens” étaient partout, tant au pouvoir que dans l’opposition.
La Biélorussie offre aujourd’hui aux Ukrainiens (et pas seulement) une magnifique occasion de se livrer à une auto-analyse. Ils nous invitent à rattraper ces leçons de l’histoire que nous avons manquées.
Alla Doubrovyk-Rokhova
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